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REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS,
EDITIO:* ADGMENTEB
DES PRINCIPAUX ARTICLES
DE LA REVUE DU XIX' SIÈCLE.
TOME PREMIER.
JANVIER 1840.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
AD. WAHLEW ET COMPAGNIE.
1840
L'ARCHIPRETRE
DES CEVENNES.
XiV (1).
TOINOS lA PSYCHÉ.
Pendant que rinsurreclioii religieuse soulève la population
cévenole, nous allons conduire le lecteur à une modeste hôtel-
lerie d'Alais , ville située à dix lieues environ du théâtre des
scènes que nous venons de retracer.
Cette auberge, dont la pieuse enseigne représentait une croix
pastorale, était tenue par Thomas Rayne, bon catholique.
Sans doute des voyageurs de distinction venaient d'arriver,
car on voyait à la porte de l'hôtel une chaise de poste dételée,
des chevaux écumant de sueur, un postillon comptant l'argent
qu'il venait de recevoir, et un laquais vêtu en courrier qui aidait
une suivante accorle et égrillarde, véritable Mar'on de comé-
die, à déballer quelques cartons.
Un jeune homme très-petit , très-gros , à figure commune ,
suffisante, vêtu d'un habit de voyage ridiculement chargé de
broderies, surveillait celte opération.
(I) Voyez tom. Xli , paç. 21 1839.
1 1
6 REVUE DE PAKIS.
Craignant qu'une des caisses placées sur l'impériale ne fût
pas enlevée avec assez de précaution, le gros jeune homme
monta résolument sur une des roues de la chaise, en disant au
laquais : — Tête-bleue ! prends donc garde, Mascarille, c'est la
caisse aux senteurs de Martial... et...
— J'ai déjà prié monsieur de ne pas me tutoyer , dit le grand
laquais, en interrompant son maître, d'un air à la fois respec-
tueux et insolent. Je n'ai quitté la maison de monseigneur le
duc de Nevers et je ne suis entré chez monsieur qu'à cette con-
dition.
— Allons, allons, il suffit, Mascarille; faites seulement bien
attention à cette caisse, dit le jeune homme en rougissant.
— Vous ne savez donc pas, monsieur Taboureau, reprit la
brune suivante en riant d'un air malin, en montrant deux ran-
gées de dents du plus bel émail, vous ne savez donc pas que
M. de Mascarille ne permet à ses maîtres de le tutoyer que lors-
qu'ils sont ducs... et encore je ne sais pas même s'il accorde ce
privilége-là aux ducs à brevet.
— Taisez-vous , Zerbinette , dit M. Taboureau d'un air cour-
roucé.
A ce moment une voix d'un timbre charmant fit entendre ces
mots accentués avec une impatience croissante :
— Monsieur Taboureau ! monsieur Taboureau ! monsieur
Taboureau !
Au premier appel, l'heureux possesseur de ce beau nom de
Taboureau avait vivement levé la tête vers la fenêtre d'où sem-
blait sortir la voix ; au second appel, ils'était écrié : Me voici,
belle Psyché... el il avait perdu l'équilibre ; au troisième appel,
il avait lourdement sauté de la roue, en entraînant malheureu-
sement la caisse de parfums qu'il soutenait, et qui se brisa avec
un sourd fracas ; enlîn, au quatrième appel, il s'était précipité
dans l'hôlellerie en répondant : Me voici ! me voici ! me voici !
Car la jolie voix appelait toujours Taboureau, et commençait à
se raontur sur un diapazon assez voisin de la colère.
Lorsque M. Taboureau entra dans la plus belle chambre de
l'auberge, Toinon la Psyché, car c'était elle, s'irritait déjà
très-fort de la lenteur de son gros chevalier.
Toinon avait vingt ans au plus ; sa taille petite et mignonne
était d'une grâce juvénile, d'une perfection tellement idéale, que
REVUE DE PARIS. 7
!e roi Louis XIV , devant qui Toinon avait représenté Psyché
dans l'intermède de Molière qui porte ce nom, n'avait pu s'em-
pêcher de dire en voyant danser cette adorable créature :
— Foilà assurément Psyché.
Depuis ce jour, les gens de la cour et du bel air n'appelèrent
plus Toinon que la Psyché, et bientôt elle éclipsa les fameuses
danseuses Pécourt et Desmâtins , jusque-là sans rivales dans
la danse des sylphides de la Statue d'Or, ballet du temps (1).
Il était impossible de voir quelque chose de plus charmant et
à la fois de plus naïf et de plus éveillé, que la fraîche et jolie
mine de Toinon. Ses cheveux châtains clairs à reflets dorés
entouraient son front de neige. Au-dessous de deux minces
sourcils bruns, étincelaient ou mouraient, à travers leurs fran-
ges de longs cils noirs, deux grands yeux gris-bleu qui pou-
vaient, selon le caprice de Toinon, pétiller de malice, ou se noyer
de langueur. Un petit nez relevé, mutin, moqueur, insolent,
dont le bout rosé s'agitait imperceptiblement à la moindre émo-
tion , relevait de son piquant attrait cette délicieuse physiono-
mie, ronde, blanche, purpurine, dont les lèvres humides, ver-
meilles et rebondies, respiraient la malice et la sensualité.
Toinon ne connaissait ni son père ni sa mère. Son roman était
simple. Enfant trouvée de Paris, ramassée dans une rue du
IMarais par des bateleurs, elle avait suivi leur troupe jusqu'à
l'âge de quatorze ans. Un jour Feuillet, célèbre choréographe
et maître des ballets de l'hôtel de Bourgogne (2), vit danser
Toinon sur la place Royale : frappé de sa grâce et de sa gen-
tillesse, il proposa aux saltimbanques de la lui abandonner.
En peu de temps, grâce aux soins de ce maître habile, Toinon
fit de rapides progrès, parut dans tous les intermèdes, et fut
enfin remarquée par le roi, qui d'un mot fit la fortune de la
petite fille en l'appelant Psyché.
De ce mot, de ce jour, la Toinon fut à la mode.
Moralement, la Psyché était fort de l'école de Marion Delorrae
et de M"e de l'Enclos; si, comme ces belles émules, elle ne se
piquait pas généralement de fidélité, comme elles Toinon avait
(1) Livret d'opéra de Le Roi, 1699.
(2) Voir la Chorcographie de Feuillet; Paris, 1701.
8 REVUF, DE PARIS.
toujours cherché ou choisi ses préférences parmi les gens de la
meilleure compagnie. Son dernier amour, ou plutôt la seule et
la première passion qu'elle eût ressentie de sa vie avait été pour
le marquis Taiiciède de Florac, que nous avons vu à la tête des
dragons de Saint-Sernin, servant d'escorte à l'archiprêtre. Le
marquis Tancrède était de tous points capable d'inspirer un tel
allachement. Nul n'était plus renommé pour l'ampleur ébou-
riffée de ses perruques blondes, pour l'audace cavalière de son
débraillé à la gourgandine, pour la magnificence de ses équi-
pages, de ses habits et de ses dentelles : « Il était malines de-
puis le col jusqu'aux chaussons, et pouvait faire armes sédui-
santes de ses tabatières, montres et poivrières, tant elles étaient
d'un furieux bon goilt (1). Toujours barbouillé de tabac d'Es-
pagne, toujours ivre, grand brelandier, habile académiste, des
pins redoutables à la paume, jouant du luth comme un archange,
et dansant une courante ou un pas de caractère comme L'É-
tang (2) lui-même, le marquis Tancrède, moqueur, brillant,
îiardi, avait eu des galanteries sans nombre, mais seulement
parmi la fine fleur des femmes de la cour, fuyant comme peste
les femmes de robe, les bourgeoises et les comédiennes.
Toinon a\ait bien des fois en soupirant lorgné le beau Tan-
crède, lorsqu'il venait étaler ses canons, ses rubans et sa perru-
que sur les banquettes de la scène, d'où il interrompait effronté-
ment les acteurs. Mais le marquis était resté de marbre aux
coquettes agaceries de la Psyché.
Une si dédaigneuse insouciance devait exaspérer une tête
ardente et folle comme celle de Toinon. Elle se piqua au jeu,
tant et si bien, que le beau Tancrède fut heureux à peu près
malgré lui. Le bonheur ne changea rien aux airs méprisants
dont il continua d'accabler la pauvre créature. Soit dépit, soit
esprit de contradiction, soit véritable amour, malgré les .inso-
lences, malgré les duretés du marquis, celte fille qui n'avait
(1) Voyez poui- ce portrait des merveilleux du temps la Thèse des
Dames, acte lei-, scène iv. .GheraUli, théâtre de Thôtel de Bour-
gogne, 1701. Ce répertoire est un trésor de documents précieux sur
les mœurs et usages de l'époque.
(2) Fameu\ danseur du temps.
REVUE DE PARIS. 9
jamais eu d'autre loi que ses cliaiigeantes fantaisies, éprouva
pour ce gentilhomme un sentiment profond, jaloux, mais hum-
ble et résigné. Elle ressentit enfin tous les violents symptômes
d'une première passion. Les gens de cour qui formaient sa
société habituelle furent peu à peu éloignés. Assez riche pour
quitter le théâtre, Toinon vécut dans la retraite, heureuse,
éperdument heureuse , lorsque Tancrède daignait lui donner
une heure sans la railler trop cruellement sur ses goûts de Ma'
deleine repentante.
Cette liaison insouciante et presque brutale du côté de Tan-
crède, timide et dévouée du côté de Toinon, dura trois mois.
Au bout de ce temps, le marquis fut obligé d'aller rejoindre son
régiment dans les Cévennes.
Le désespoir de la Psyché fut d'autant plus amer, que le mar-
quis Tancrède riait comme un fou, lorsque la pauvre fille par-
lait du chagrin affreux (ju'elle éprouvait à le quitter.
Un jour elle avait même poussé l'impertinence jusqu'à pleurer,
mais le marquis lui avait formellement déclaré : Prima, que
les plus beaux yeux du monde devenaient hideux lorsqu'ils
étaient rouges; secxmdà , que ces airs d'Ariane éplorée que la
danseuse se permettait à son endroit , le compromettaient d'une
étrange sorte. Depuis ce jour , Toinon lâchait toujours de pa-
raître souriante quand Tancrède arrivait.
Le marquis parti , Toinon souffrit d'affreuses douleurs ; son
amour s'exalta tellement , qu'au risque de se faire impitoyable-
ment chasser, elle résolut d'aller rejoindre Tancrède. Ce qu'elle
fit.
Voici à quelle propos elle avait pris pour chevalier Claude
Taboureau.
Ce dernier , fils d'un fermier des aides et gabelles , avait hé-
rité d'une fortune énorme, Voulant trancher du grand seigneur,
le Taboureau, d'abord éperdument amoureux de Toinon, avait
commencé par lui offrir tout un Potose; aussi Toinon l'a-
. vail-elle fait mettre à la porte comme un petit bourgeois qu'il
était.
Pourtant, au moment de partir pour les Cévennes, trouvant
la route dangereuse pour deux femmes seules , car elle emme-
nait sa suivante Zerbinette, la Psyché avait fait venir Tabou-
reau, et lui avait dit :
ÎO REVUE DE PARIS.
— Monsieur Taboiireau , vous m'aimez , dites-vous ?
— Plus que mon âme , belle Psyché i Aussi vrai qu'il n'y a
que vous au monde pour faire le pas de Sissone et le pas Tor-
tillé (1) , je vous suis dévoué corps el âme.
— Prouvez-le moi : je vais en Languedoc retrouver M. le mar-
quis de Florac; seule dans ma chaise avecZerbinette , j'ai peur ;
accompagnez-moi,
— Cruelle tigresse ! que me proposez-vous là ?
— C'est oui ou c'est non , monsieur Taboureau : je vous parle
avec franchise, décidez-vous.
Après les réflexions les plus mortifiantes pour son amour-
propre , Taboureau avait fini par accepter la proposition de
Toinon , pensant que rien ne serait de meilleur air que de pou-
voir dire à ses amis , en se promenant aux Tuileries dans l'allée
du Contrôle (2) : Je pars demain avec la Psyché !
II consentit donc à servir de sigisbé à Toinon, et se mit en
route avec elle , emmenant son grand laquais Mascarille qui
courait devant la chaise . et qu'il avait à prix d'or débauché de
la maison de M. le duc de Nevers.
Pendant tout le chemin ce ne furent de la part de Toinon et
de sa suivante que moqueries et que plaintes sur l'embonpoint
monstrueux de Claude Taboureau, qui se faisait pourtant pelil ,
petit dans un coin de la chaise pour ne point étouffef Zerbiiiutle,
qui était placée entre lui et la Psyché.
Enfin les trois voyageurs arrivèrent à Alais oii Toinon comp-
tait avoir les renseignements nécessaires pour retrouver le mar-
quis , car elle avait appris à Montpellier que les dragons s'é-
taient déjà dirigés vers les montagnes des Cévennes.
(1) Pas du temps. Voir la choréographie de Feuillet, déjà citée.
(2) Maintenant l'allée du bord de l'eau.
Cl Arlequin. — L'une est Tallée de la Fronde ou du Contrôle.
Pierrot. — Ces allées où sont ces bancs?
Arleqiiin, — Oui , c'est là qu'on s'assied pour médire à son aise ,
Que l'on parle du beau , du mauvais et du bon ;
Enfin c'est là où tout se pèse ,
Et qu'à chaque passant on taille son lardon, »
( Les Promenades de Paris.)
REVUE DE PARIS. 11
Telle était Toinon la Psyché qui venait d'appeler si impaliem-
meiit Taboureau.
Le sigisbé entra précipitammeht dans la chambre de l'auberge
et trouva Toinon plus jolie, plus séduisante que jamais , avec
sa longue robe de voyage de taffetas gris perle, et ses coiffes de
même étoffe et de même couleur.
XV.
Là NOUVELLE.
— Mais, monsieur Taboureau, VOUS êtes insupportable; voilà
plus de dix fois que je vous appelle , dit Toinon en frappant du
bout de son pelit pied avec colère.
— Tigresse ! répondit le sigisbé tout essoufflé. A moins d'être
un oiseau , un sylphe , il est impossible d'être plus prorapt.
— Oh ! certainement vous èles leste et preste comme un
sylphe, je n'en doute pas... Quelle heure est-il?
Claude tirade sa veste une montre, ou horloge de poche,
comme on disait alors , épaisse de deux pouces environ, et ré-
pondit: Trois heures un quart de relevée.
— Nous allons demander notre route, et à quatre heures nous
repartons , dit Toinon d'un air décidé.
— Repartir! à quatre heures ! s'écria Taboureau ; mais , ti-
gresse, vous n'y songez pas. Nous n'avons pas déjeuné, nous
n'avons pas dîné , vous ne voulez donc pas même que nous sou-
pions ?
— Eh! mon Dieu, mangez , déjeunez , dînez, soupez , tant
que bon vous semblera. Mais soyez prêt à partir à quatre heures,
voilà tout ce que je vous demande.
— U me serait d'abord , je crois , très-difficile , belle tigresse,
de trouver de quoi faire trois repas dans celte misérable au-
berge ; c'est tout au plus s'il y aura moyen d'en faire un ; mais
toutes vos caisses sont déballées, et...
— Eh bien ! vous les ferez emballer de nouveau. Cela suffit.
— Mais , mademoiselle! s'écria Taboureau avec impatience.
— Qu'est-ce que cela signifie, monsieur ? dit Psyché d'un air
12 REVUE DE PARIS.
majeslueusomeiU courroucé; vous hésitez à m'obéir? Pourquoi
restez-vous? Qui vous retient auprès de moi? Si ma façon de
voyager vous semble incommode , allez-vous-en ; mais si vous
restez , ne me contrariez pas.
— Mais , depuis notre départ de Paris , songez donc que vous
ne vous êtes arrêtée qu'à Lyon , une nuit; vous devez être hor-
riblement fatiguée ; prenez au moins ici quelques heures de
repos.
— Je ne suis pas fatiguée. Le désir d'arriver près de M. de
Florac me donne une inquiétude brûlante , c'est vrai ; mais celte
inquiétude, je l'aurai jusqu'au moment où je pourrai le voir,
jusqu'au moment où je saurai s'il me permet de rester près de
lui. Il faut donc que j'arrive le plus tôt possible.
— Vous n'avez pas l'ombre de pitié , s'écria le malheureux
Taboureau ; vous ne songez pas , cruelle femme que vous êtes ,
à fout ce que vous me faites souffrir en me parlant ainsi.
— Et pourquoi donc vous parlerais-je autrement? Vous ai-je
caché le but de mon voyage? vous ai-je caché mon amour , le
seul amour que j'aie éprouvé et que j'éprouverai de ma vie ? dit
tristement la Psyché. Je me suis adressée à vous comme à un
ami , comme à un frère. Vous vous êtes montré jusqu'ici géné-
reux et bon , si le rôle vous ennuie , allez-vous-en.
— AUez-vous-cn ! allez-vous-en ! vous savez bien que je ne
puis pas m'en aller. Un charme diabolique m'attache à vos pas.
J'ai beau me répéter que vous ne m'aimez pas, que vous ne
m'aimerez jamais, que vous êtes ensorcelée par un autre; eh
bien! rien ne fait ; je suis auprès de vous , cela me ravit , et
j'oublie tout le reste.
— Allons , allons , mon bon monsieur Taboureau , dit la si-
rène en prenant sa voix douce et donnant sa main blanche et
délicate à baiser à Claude , ne vous abusez pas : vous restez près
de moi parce que vous savez bien que je vous aime comme le
meilleur de mes amis, et qu'à défaut d'un sentiment plus tendre
<et[e amitié-là a bien son prix.
— Mais vous l'aimez donc bien? dit le pauvre Taboureau
avec un accent désespéré.
— Si je l'aime î si je l'aime ! Mais non , non ; vous me repro-
cheriez encore d'être cruelle. Tenez , ne parlons pas de cela ,
mon ami.
REVUE DE PARIS. 13
— Vous avez raison , ligresse , car c'est affreux ! Je me sens
dévoré de jalousie et d'envie, et mal heureusement le chagrin
ne me fait pas même maigrir. Je crois , tête bleue! que j'en-
graisse de male-rage. Mais écoutez mes conseils , je vous les
donne dans votre intérêt. Sans doute vous êtes toujours
charmante, sans doule vous êtes toujours l'adorable Psyché,
mais il faut arriver près de lui parée de tous vos avantages; eh
bien ! la fatigue d'une longue route, voire agitation, vos inquié-
tudes, tout cela a bien pu altérer un peu votre fraîcheur, tandis
qu'un jour ou deux de repos vous la rendraient.
— Un miroir , un miroir , s'écria Toinon avec inquiétude.
Ce fut en vain que Taboureau chercha une glace dans cette
chambre d'auberge nue et déserte. Il allait descendre pour
prendre dans la chaise le nécessaire de voyage de Toinon , lors-
qu'une rumeur assez prolongée se fit entendre sur la place. Ta-
boureau se mil à la fenêtre , écouta un moment ets'écria : Belle
tigresse , voici qui nous intéresse, écoutez.
Toinon courut à la fenêlre.
Un assez grand nombre de paysans et de bourgeois étaient
rassemblés sur la place d'Alais, et paraissaient dans une grande
agitation. Presque tous appartenaient à la religion catholique,
et l'on entendait sourdement bourdonner ces mots : Au diable
les chanteurs de psaumes ! — Encore la guerre civile ! — Que
n'écrase-t-on une bonne fois ces fanatiques maudits.
Quelques religionnaires , remarquables par leurs vêtements
noirs ou bruns , écoulaient sans se troubler ces manifestations
hostiles , et parcouraient les groupes d'un air calme et grave.
Tout à coup les bourgeois crièrent avec acclamation : Vivent
les dragons de Saint-Sernin !
— Le régiment de Tancrède ! dit Toinon , et elle écouta avec
la plus vive attention.
A ce moment on vit arriver par une des rues qui donnaient
sur la place un cavalier suivi d'un trompette ; tous deux por-
taient l'uniforme des dragons de Saint-Sernin. Ils pouvaient à
peine frayer un chemin à leurs montures au milieu de la foule
qui les entourait en les accablant de questions.
— Monsieur le dragon , est-il vrai que les montagnards se
sont révoltés dans l'Ouest? disait l'un.
— Brave trompette, reprenait l'autre, on dit qu'il y a eu
1 2
14 RtVUE DE PARIS.
d'effrayants miracles sur la monlagne d'Ayyoal? En savez-vous
quelque chose ?
— Digne brigadier, est-il vrai que les réformés de la plaine
de l'Hort-Diou aient brûlé les églises catholiques du bas pays?
demandait celui-ci.
— Allez au grand diable d'enfer ! s'écria le brigadier Larose
pour toute réponse , et il éperonna sa monture pour la décider
à ruer ou à se cabrer , afin de se faire faire place.
Voyant l'inutilité de ses efforts , car la foule augmentait de
moment en moment , et paraissait résolue à user de sa force d'i-
nertie pour contraindre le brigadier à donner des nouvelles de
l'insurrection , Larose dit à son irompelte de sonner quelques
ai)pels afin de commander l'attention des habitants.
— Le dragon va parler ; silence , silence , dirent ceux qui
enlouraient le cavalier.
— Ah ! ah ! réponditla foule avec un murmure de satisfaction
croissante ; quelques cris de : Vivent les dragons de Saint-Ser-
nin ! se firent entendre de nouveau.
Larose, se dressant sur ses étriers , fit un geste impératif, et
dit d'une voix forte : Bourgeois et manants, je vous somme de
me livrer passage, au nom du roi et de mon capitaine , M. le
marquis de Florac , qui m'envoient en toute hâte à ftlontpelHer
auprès de monseigneur l'intendant.
— Mon cher Taboureau , dit Toinon , descendez vite prier ce
soldat de monter ici. Tenez , vous lui donnerez ce louis. Bon-
heur du ciel ! je vais avoir des nouvelles de Tancrède.
Taboureau descendit en soupirant , et s'aventura dans la foule
pour s'approcher du dragon , qui continuait à réclamer en vain
le passage.
— Il faut que le dragon nous dise ce qui est ariivé dans l'Ouest
et dans les montagnes , s'écriaient les plus opiniâtres en se pres-
sant autour du cavalier , qui s'escrimait du bout de ses bottes
forles et de ses talons éperonnés pour repousser les curieux.
N'y pouvant parvenir , et souverainement impatienté , il or-
donna à son trompette de sonner un nouvel appel.
— Il va parler ! il va parler ! s'écria la foule avec un frémis-
sement de curiosité satisfaite.
— Bourgeois et manants, dit Larose en découvrant ses fontes
et en prenant un pistolet à son arçon , puisque vous vous obstinez
REVUE DE PARIS. 15
h TOUS presser autour de moi comme nii troupeau de moutons
égarés, quoique je vous aie sommés, au nom du roi el de mon
capitaine, de me laisser passer , je vais essayer d'envoyer de-
vant moi la balle de mon pistolet en manière de sentinelle per-
due , pour voir si elle me fera faire place.
Et le brigadier arma son arme , après avoir ordonné à son
trompette d'en faire autant.
L'effet de celte menace fut soudain et prodigieux , le flot du
peuple reflua violemment du centre vers la circonférence, car
les voisins du brigadier craignirent d'être les premiers at-
teints ; les deux dragons ainsi dégagés traveisèrent facilement
la place.
Lorsqu'ils furent arrivés devant la porte de l'auberge. Tabou-
reau s'approcha de Larose , lui mit un louis dans la main , et
lui dit : Mon brave dragon , il y a là-luiut une jolie dame qui
veut vous parler au sujet de votre ca|)itaiue, et qui espère que
vous et votre trompette accepterez quebiues rafraîchissements,
dont vous devez avoir besoin.
— Mon trompette n'éprouve jias d'autre besoin que celui de
garder mon cheval, dit Larose en jetant ses rênes à son compa-
gnon de route, et en descendant de sa monture. Ainsi, con-
duisez-moi vite h cette jolie dame , mon brave monsieur , car
il faut que je sois à Montpellier cette nuit même.
Et Larose se redressa galamment dans son uniforme, épousse-
ta son justaucorps du bout de sou gant de buftïe , secoua la
poussière de ses bottes fortes , passa sa longue moustache
blonde entre le pouce et l'index de sa main gauche , et suivit
Taboureau.
Lorsque le dragon entra dans la chambre , il vit , non sans un
certain émoi sensuel , sur une petite table fort bien servie , un
pâté à crolite dorée , un pain blanc comme la neige , et une
poudreuse bouteille de vin de Bourgogne , que Zerbinette , la
brune suivante , essuyait de ses blanches mains.
Ces provisions avaient été empruntées , par l'ordre de Psyché,
à la cantine dont Taboureau garnissait toujours prudemment
un des coffres de la chaise.
Le sigisbé fit une moue épouvantable en voyant l'unique es-
poir de son souper exposé à la voracité du soldat.
— Mais, figresse, dit-il à voix basse en s'approchanl de
16 REVUE DE PARIS.
Toinon , il ne nous reste absolument que ce pâté de bec-figues
au romarin , et un pareil drôle est incapable d'en soupçonner la
délicatesse; j'ai moi-même une faim de loup, et....
Mais , sans lui ré|)ondre, Toinon dit, en montrant une chaise
au brigadier : Bon soldat , asseyez-vous là ; et toi , Zerbinette ,
sers-lui à boire.
Zerbinette fît coquettement sauter le bouchon en lui donnant
une chiquenaude du bout de ses jolis doigts, et versa un glo-
rieux rouge-bord au dragon; celui-ci. toujours debout, prit le
verre de sa main droite, fit un salut de la gauche, et après
avoir bu d'un trait , dit galamment à Zerbinette en manière
d'impromptu :
Je bois ceci à vos beaux yeux ,
Mais, sacrebleu , je voudrais mieux !
Puis , examinant une gouttelette couleur de rubis qui restait au
fond de son verre, le brigadier ajouta d'un air connaisseur en
faisant claquer sa langue contre son palais : Eh bien ! voilà un
petit vin de pays qui ferait boire un enragé.
— Le sauvage! dit Taboureau, du véritable nectar du clos
de Vougeot ! de la cave de Villandry... du 1684! 11 appelle ça
du vin de pays!... Mais c'est du vin de Cahors qu'il te faudrait
pour gratter ton gosier pavé, misérable! car tu as du goût
comme un entonnoir.
— Sers-le , Zerbinette , dit Toinon ; après une longue route
dans les montagnes , il doit avoir une faim ! pauvre soldat !
— Pauvre soldat ! reprit Taboureau avec dépit; et il ajouta :
Je puis vous assurer, belle Psyché , qu'un voyage en chaise de
l)Oste, quand on n'a ni déjeuné ni dîné,' vaut au moins une
route dans les montagnes pour donner de l'appétit.
Et Je sigisbé regardait avec douleur Zerbinette découper le
pâté , et en servir une large tranche au soldat.
— Ne vous gênez pas , mon digne monsieur, dit Larose en
faisant signe au sigisbé de se |)lacer en face de lui. Si le cœur
vous en dit , mettez-vous là; il en restera toujours, allez!
Mais Claude, croyant la compagnie d'un soldat au-dessous de
lui, remercia sèchement Larose en se disant à demi-voix : Peste
REVUE DE PARIS. 17
soit du maroufle qui me fait les honneurs de mon pâté , encore !
Puis, il ajouta en voyant avec quelle activité Larose dépêchait
les morceaux : Ce glouton vorace ne fait pas pourtant plus at-
tention à ce qu'il mange là que s'il engloutissait le plus vulgaire
des hochepots.
Toinon, espérant que sa gracieuse et substantielle hospitalité
rendrait Larose expansif , lui adressa bientôt , presque coup sur
coup , les questions suivantes :
— Dites-moi , monsieur le dragon . quand avez-vous quitté
M. le marquis de Florac? Oii est-il maintenant? Se porte-t-i!
J)ien? Ne court-il aucun danger?
Larose répondit , la bouche pleine , il est vrai , mais très-ca-
tégoriquement à ces questions précipitées : J'ai quitté M. le mar-
quis cette nuit à trois heures du matin; il est au Pont-de-Mont-
vert avec sa compagnie ; il se porte comme un charme, ne court
aucun danger , à moins que les braillards à grands chapeaux
no tentent quelque mauvais coup sur l'abbaye.
— Que dites-vous , juste ciel ! s'écria Toinon effrayée ; quel
coup de main.., expliquez-vous...
Après avoir hésité un moment, Larose dit à voix basse à
Toinon en lui montrant Taboureau : Écoulez, ma jolie dame, il
y a ici quelqu'uh de (rop ; c'est ce gros juslaucorps mordoré,
qui suit de l'œil chacune de mes bouchées , comme un chien qui
regarde manger son maître ; envoyez-le tenir compagnie à mon
trompette et mon cheval ; ça les amusera tous les trois , et quand
nous serons seuls avec mademoiselle (il montra Zerbinette) , je
vous dirai tout.
— Taboureau , mon ami , dit la Psyché , voyez donc si l'on
a pensé à donner quelque chose à ce pauvre trompette?
— Eh , tête-bleue , madame! ce pauvre trompette n'a besoin
de rien, cel aalre pauvre homme son compagnon vient de
manger i)Our eux deux ! s'écria Taboureau hors des gonds. Au
diable les pauvres soldats !
— J'ai à parler seule à ce soldat, dit Toinon ; allez, Je vous
en prie, allez...
— Mais , morbleu !
— Soit; ce sera donc moi qui irai dans une autre chambre,
dit Toinon avec impatience en se levant à demi.
Zerbinelle ouvrit la porte , et Taboureau sortit courroucé.
18 REVUE DE PARIS.
Le brigadier regarda sortir Claude en fronçanl le sourcil , et
dit à Toiiion :
— Si je n'avais pas eu encore quelque cliose A dire à ce pâté,
à celte jjouteille et à vous, ina jolie dame, j'aurais à l'instant
proposé un coup de rapière à cette grosse panse , pour lui ap-
prendre à refuser de boire un verre de vin avec un dragon de
Saint-Sernin.
— Ne faites pas attention à ces misères , dit Toinon ; mais
répondez-moi • quel danger peut courir !M, de Florac?
— Eh bien ! donc , ma jolie dame, quoique mon capitaine
m'ait défendu de dire ce qui se passe dans l'Ouest , avant mon
arrivée à Montpellier, je vois que ces rustauts sont à peu près
instruits de tout, et (pie demain ce ne sera plus un secret j ainsi
quelques heures de plus ou de moins ne font rien , et d'ailleurs
ce que je vais vous dire , vous ne le répéterez à personne?
Toinon fit un signe négatif.
— Saciiez donc, continua Larose, que les chanteurs de
psaumes se sont soulevés , tous les Cévenols sont en armes , c'est-
à-dire sont en bâtons , en fléaux et en fourches , car les révoltés
n'ont pas , dit-on, cent mousquets à eux. Mais c'est égal, ces
rustres-là sont si sauvages , qu'ils viennent sur vous tète bais-
sée , avec une faux emmanchée au bout d'un bâton, et qu'ils
vous l'enfoncent bêtement à travers le corps, avec autant de
satisfaction que si c'était une véritable arme de guerre , comme
qui dirait une hassegaye ou une pertuisane ! c'est-à-dire , voyez-
vous , ma petite dame , que ça fait rire , ajouta le brigadier en
haussant les épaules avec un geste de mépris.
— Sainte Vierge ! c'est à donner la chair de poule , dit Zerbi-
nette en frisonnant.
— Mais M. de Florac court donc risque d'être attaqué par ces
misérables? sécria Toinon avec une inquiétude croissante.
— Mon capitaine ne court pas de risques pour ça , ma jolie
dame ; mais il peut être d'un moment à l'autre invité à écharper
ces lourdauts , vu qu'il est au Pont-de-Montvert avec l'archi-
prêtre des Cévennes et une kirielle de prisonniers huguenots
dans les ceps. Or, en comptant ces vermines de miquelets, il
n'y a pas cinq cents hommes de troupes dans ra!)baye ; et on
dit que ces fanatiques sont déjà plus de deux mille révoltés , et
qu'ils ont l'idée de venir mettre le feu à l'abbaye, délivrer
REVUE DE PARIS. I<)
leurs camarades , massacrer l'arcliiprêtre et en faire aillant h
mon capitaine et au vieux Poul qu'ils prennent pour le diable
en personne. A part ça , il n'y a pas ce qu'on appelle de danger ;
mais , par prudence , mon capitaine m'a envoyé à Montpellier,
auprès de M. de Bâville et de 31. de Broglie , pour demander dii
renfort
— L'abbaye du Pont-de-Montvert est-elle trèséloignée d'ici ?
dit Toinon d'un air absorbé.
— Elle est à douze lieues, ma jolie dame; mais quels che-
mins ! absolument comme pour aller chez le diable.
— Est-ce que les révoltés occupent le pays qui conduit à l'ab-
baye? demanda Toinon en réfléchissant.
— Pas aujourd'hui du moins , ma jolie dame ; ils n'osent pas
encore descendre dans le plat pays, car on assure que leurs
prophètes j comme ils appellent ça , leur ont défendu de mettre
les pieds hors du diocèse de Mendes.
— Quels prophètes, monsieur le soldat ? demanda Zerbinelte
pendant que sa maîtresse semblail absorbée dans ses réflexions.
— Quant aux prophètes , répondit Larose d'un air mysté-
rieux , c'est du louche, c'est du magique. Moi, je n'en ai jamais
vu ; mais un maître de la deuxième compagnie de Saint-Sernin.
le vieux Lalanlerne , en a vu un il y a huit jours , perché suc
le faîte d'un rocher. Il paraît , voyez-vous , que les prophètes .
c'est des espèces de galopins possédés de Satan, qui soufflent
du feu par le nez et par la bouche avec une vapeur extrême-
ment infecte , ce qui fait que ces sauvages de huguenots les
chérissent et les respectent à cause de ça. Il parait que , depuis
quelques jours , le diable a déchaîné un chapelet de ces possédés
au milieu de tout le tremblement de l'enfer.
Zerbinelte joignit les mains avec effroi en disant :
— Mais , seigneur soldai . ce sont peul-èlre des lutins?
— Ça doit être quelque chose comme cela, car le vieux La-
lanterne , qui s'est battu en Hollande contre les Anglais , dit que
les prophètes sont de la même espèce que ces héréliques Bre-
tons, et qu'avant de tirer sur un prophète ou sur un Anglais,
il faut toujours faire une croix avec son pouce sur la crosse de
son mousquet. Quant aux chefs de huguenots révoltés, il y a
parmi eux un drôle que M. le marquis connaît bien, un certain
Jean Cavalier , qui élait boulanger A Anduze et que mon caj)!-
•20 REVUE DE PARIS.
taine a manqué de faire fusiller il y a trois ans. Celui-là com-
mande la jeunesse du plat pays et des bourg ; l'autre chef de ces
brigands , qui commande les montagnards , est un vieux fores-
tier surnommé l'ours d'Aygoal.
— Où pourrai-je trouver un guide qui puisse me conduire à
l'abbaye du Pont-de-Montvert ' demanda tout à coup Toinon
qui n'avait pas écouté ce que disait Larose.
— Aller au Pont-de-JMontvert ! vous, ma jolie dame ! s'écria-
t-il, vous n'y pensez certainement pas.
— Où pourrai-je trouver un guide , encore une fois ?
— Aller au Pont-de-Montvert î répéta Larose : mais songez
donc , ma jolie dame , que c'est presque un miracle qu'en ve-
nant de l'abbaye ici , moi et mon trompette , nous n'ayons pas
élé attaqués et massacrés. Cette révolte prend et s'étend comme
de l'amadou , on n'y conçoit rien ; les rebelles poussent de tous
côtés en une nuit comme des champignons : peut-être demain
les chemins ne seront-ils plus praticables sans escorte, surtout
en remontant vers l'ouest; mais en descendant du côté de
Montpellier , je crois que tout est encore tranquille , tandis que
par là , ajouta le dragon en montrant le côté où le soleil com-
mençait à s'abaisser , que le diable me brûle si j'y reviens sans
un détachement bien armé , avec une vedette à l'avant-gardeet
une vedette à l'arrière-garde.
— Alors c'est ce soir , c'est à l'instant qu'il faut que je parte,
dit Toinon , puisque les communications sont encore libres.
Zerbinette regardait sa maîtresse d'un air à la fois incrédule
et effrayé.
— Mais vous ne savez pas ce que c'est que ces brigands-là , ma
jolie dame , dit Larose stupéfait de la résolution de Toinon ;
vous ne savez pas....
Toinon l'interrompant prit une nouvelle pièce d'or , la lui
donna et lui dit :
— Merci , bon soldat , je ne veux pas vous retenir plus long-
temps et augmenter ainsi vos dangers; adieu. — Puis se ravi-
sant, elle ajouta : — Puisque vous dites la route peu sûre, il
serait possible que je ne revisse plus M. de Fiorac; mais vous,
assurément , vous le revenez : eh bien ! alors , dit-elle en tirant
une petite boîte de sa |)0che , vous lui rcmetirez ceci ; vous lui
direz (jue vous m'avez vue au momeni où j'allais partir pour
REVTE DE FARIS. 21
tâcher de le rejoindre. Vous lui direz bien, surtout, que si je
n'ai pu y parvenir (elle essuya une larme qui roula dans ses
grands yeux ) , ça n'a été ni la volonté , ni le courage , qui m'ont
manqué.
Larose, ému malgré lui , prit la boite des mains de Toinon ,
et regardant la jeune femme avec une compassion mêlée de res-
pect , il lui dit gravement : — Madame, il faudra , voyez-vous
que Larose soit cul-de-jatte et manchot tout ensemble pour ne
pas obéir aux ordres que vous lui donnez pour son capitaine.
Après avoir fait un salut militaire , le brigadier sortit telle-
ment troublé , qu'il n'adressa pas même à Zerbinette un galant
distique en manière d'adieu.
Montant aussitôt à cheval , et voulant regagner le temps qu'il
venait de perdre , il prit au galop la route de Montpellier, suivi
de son trompette.
XVI.
LE GlIDE.
Le brigadier sorti , Zerbinette dit à sa maîtresse ; Vous ne
pensez pas , j'espère , madame , à faire véritablement cette
folle?
— Quelle folie, mademoiselle?
— Mais , madame , la folie d'aller à cette abbaye , pour y re-
trouver monsieur le manjuis. Vous exposer à tant de dangers,
c'est vouloir tenter Dieu ; et si nous tombions entre les mains
des hérétiques !... Mascarille me racontait tout à l'heure des
choses à faire frémir !
La Psyché haussa les épaules , et répondit très-sèchement à sa
suivante :
— Dites à l'hôte de monter sur-le-champ.
Zerbinette descendit d'assez mauvaise grâce , et fit part des
ordres de sa maîtresse à l'hôte de la Croix Pastorale , au digne
Thomas Rayne , alors occupé à recevoir les instructions com-
pliquées de Taboureau pour le souper.
— Un moment, dit le sigisbé en examinant un superbe pois-
son; puisqu'un heureux hasard a fait tomber du ciel celle truite
22 KEVUE DE PAP.IS.
dans voire garde-manger, n'oubliez pas de la faire traifer
comme elle le mérite et de la faire cuire dans un court bouillon
de vin blanc bien assaisonné ; ajoiilez-y quelques oignons blancs
piqués de clous de girofle , c'est indispensable. Vous servti'ez
ensuite sur une trancbe de pain grillée les cailles rôties , bien
entortillées de feuilles de vigne , et entin pour entremets ce que
vous ajjpelez un farol aux prunes sauvages , quoique je me défie
extrêmement de celte lourde pâte provinciale, ajouta Taboureau
en montrant d'un air inquiet le gâteau prêt à être enfourné , c'a
m'a l'air trés-peu feuilleté.
— Monseigneur peut se fier à moi pour le farol; c'est un mets
digne des dieux et de monseigneur , dit Tbôte en saluant res-
pectueusement Taboureau , dont le splendide habit lui imposait
beaucoup.
— Servez donc le plus tôt possible , notre hôte , car je meurs
de faim. Je vais en attendant faire un tour dans la ville pour
prendre patience, dit Claude en sortant de l'hôtellerie; et il
ajouta : J'espère au moins que cette fois il n'y aura pas ûe pau-
vre soldat pour manger mon souper.
Thomas Rayne monta aussitôt chez la Psyché.
— Je voudrais avoir un guide qui pût me conduire au Pont-
de-Montverl , et partir à l'instant, dit Toinon.
— Aller au Pont-de-Montvert , madame ! mais vous ne savez
donc pas que les héréliques de l'Ouest...
— Je sais tout ce qu'on dit , mais il n'importe ; je veux partir
à l'heure même pour le Pont-de-Montvert, et trouver un guide.
En connaissez-vous un?
Thomas Rayne tourna son bonnet dans tous les sens, se
gratta l'oreille et finit par dire :
— On a tellement peur des fanatiques, madame, depuis
qu'ils se sont rassemblés en armes , que , ni pour or, ni pour
argent , vous ne trouverez persoinie qui veuille mettre le pied
hors de la ville.
— Mais le postillon qui m'a amenée.., ne peut-il pas me con-
duire au Pont-de-Montvert?
— Le postillon ! sortir d'ici ! et voilà la nuit qui vient ! Ah !
madame, on voit bien quti vous êtes étrangère. On couvrirait
leurs selles de pièces d'or qu'ils ne bougeraient pas , les pos-
tillons ! Et les hérétiques ! vous ne savez donc pas que la vue
REVUE DE PAKIS. 23
d'une voilure les attire comme le miel attire les mouches !
— Quelle lâcheté ! s'écria Toinon en frappant du pied avec
colère ; ne pas trouver un homme de cœur et de résolution !
— Si madame voulait attendre à après-demain , il doit arriver
de Nîmes un convoi de muletiers qui s'en vont dans le Rouergue;
ils doivent passer tout près du Ponl-de-Montvert. S'ils osent
toutefois malgré les bruits s'aventurer dans l'Ouest , alors vous
pourrez les suivre.
— Mais une heure , mais une minute de letard , sont pour
moi d'une conséquence fatale ! Je donnerai , vous dis-je , vingt,
trente louis, s'il le faut... mais trouvez-moi un guide, pour
l'amour du ciel , un guide !
Après avoir réfléchi quelque temps , l'hôtelier se frappa le
front et s'écria : Peut-être que la pauvre jeune femme noire ,
qui se dit aussi bien pressée d'arriver dans l'Ouest , consentira
à vous accompagner, madame.
— Quelle est cette femme?
— Une pauvre fille vêtue de deuil , qui voyage à pied. Elle
est arrivée il y a tantôt une heure ; elle se repose maintenant ,
mais elle veut se remettre en route au coucher du soleil, malgré
tout ce qu'on a pu lui dire. Par saint Thomas, mon patron !
elle a l'air de ne craindre ni Dieu , ni diable , ni fanatique , ni
prophète... Quelle fille , Jésus-Dieu ! un corselet d'acier lui irait
mieux qu'une goigerette !
— Et où va-t-elle ?
— ASaint-Andéol-de-Clerguemot ; c'est àdeuxlieues duPont-
de-Montvert. Vous voyez, madame , que si elle veut vous con-
duire où vous avez affaire , cela ne la dérangera pas beaucoup.
— Et où est celte jeune fille? ^uis-je la voir? Envoyez-la
moi , dit vivement Toinon ; je la payerai ce qu'elle voudra , si
elle consent à me servir de guide.
Thomas Rayne secoua la tète.
— Celte pauvre jeune fille semble plus fière que la femme
d'un comte, madame. Voyant qu'elle voyageait à pied , et la
croyant indigente , lorsqu'elle a voulu me payer le morceau de
pain , le verre d'eau et les aubergines grillées qu'elle a mangées
bien modestement , je lui ai dit : Gardez votre argent, ma bonne
fille, Thomas Rayne n'a pas pris pour rien l'enseigne de la
Croix pastorale. Faites une prière pour moi , et je serai bien
24 REVUE DE Î'ARIS.
payé de mon iiumùne. Mais, Dieu du ciel ! à ce uio{ de prière
et d'aumône, la jeune fille m'a jeté avec sa pièce d'argent un
regard si courroucé , qu'à l'avenir je demanderai plutôt double
écot à mes hôtes , que de leur faire seulement la générosité
d'un verre d'eau !
— Menez-moi près de cette jeune fille, dit Toinon en se le-
vant et en ajustant ses coiffes. Elle est fière , tant mieux; elle
me comprendra peut être.
— Elle est dans la petite chambre près du pressoir, dit Thomas
Rayne. Le chemin est obscur ; si madame veut me suivre , je
vais la guider.
Toinon suivit l'hôtelier. Après avoir traversé une cour, elle
arriva dans un assez long corridor.
Ne se souciant pas sans doute de se trouver avec la jeune
fille qu'il avait involontairement offensée, Thomas s'arrêta et
dit à voix basse à la Psyché, en lui montrant une porte
entr'ouverte :
— Voici sa chambre , madame.
Et il disparut.
XVII.
LA CEVENOLE.
Toinon, trop préoccupée de sa résolution pour se sentir in-
timidée , poussa doucement la porte et entra.
Sans doute accablée par les fatigues de la route , la jeune
fille dormait.
Elle était si belle, malgré la pauvreté de ses vêtements , sa
beauté avait un caractère si énergique et si grand , que Toinon
resta un moment stupéfaite d'admiration.
Celte chambre , petite, obscure, était éclairée par un œil -(ie-
bœuf, placé assez haut, qui filtrait un jour vif et rare sur le
grabat où la jeune fille reposait , vêtue d'une longue robe de bure
noire ; un mantelet à capuchon de même étoffe nommé «/«M/^e dans
le bas Languedoc, était posé près d'elle sur une chaise , avec
son bâton ferré, un bissac de cuir et ses sandales poudreuses.
Le noble profil de la jeune fille se détachait en lumière de»
REVUE DE PARIS. 23
ombres de l'alcôve : on eùl dit le modèle d'une des ardentes et
brunes figures de Murillo ou de Zuibaran.
Elle avait le front large, le nez droit et un peu long, les
lèvres relevées et charnues, le menton saillant; l'arcade de
l'orbite pres(|ue aussi droit que le sourcil d'ébène qui le des-
sinait. Ses cheveux d'un noir bleu à reflets Justrés, un peu dé-
frisés par l'humidité de l'eau dans laquelle la jeune fille av;!it
sans doute baigné son visage , tombaient en boucles naturelles
autour d'un cou d'une pureté antique. Le frais duvet de la Jeu-
nesse veloutait son teint doré par le soleil du midi. Quoiqu'elle
fût pâle , le brun animé de sa peau annonçait la force et la
santé. Elle était de haute stature, et ses larges épaules, ainsi
que ses robustes hanches , faisaient encore valoir sa taille fine
et svelle.
Les manches de sa robe , relevées pendant son sommeil ,
laissaient voir ses bras nus, ronds et nerveux : l'un pendait
presque jusqu'à terre , l'autre soutenait sa tête.
Ses mains et ses beaux pieds , quoique un peu hâlés , té-
moignaient par l'élégance de leurs formes qu'elle ne se livrait
habituellement ni à de longues fatigues , ni à de durs travaux.
Toinon examinait en silence , avec une curiosité mêlée de
crainte , cette beauté sauvage ; tout à coup la jeune fille fit iu\
mouvement, et sa figure , au lieu de rester de profil , se trouva
de face.
Sous ce nouvel aspect , l'expression de sa physionomie parut
à la Psyché sombre, violente , presque menaçante.
La jeune fille rêvait, un sourire amer et douloureux agitait
ses lèvres. Elle plissait ses noirs sourcils , deux ou trois*fois
elle secoua la tête sur son oreiller; puis, toujours songeant ,
elle dit à voix basse et entrecoupée ces mots sans suite : Jean...
non je ne suis pas coupable... Cavalier, je te le jure... mon
père... mort... le marquis de Florac... infâme... oh! in-
fâme... infâme!
Elle prononça ces dernières paroles avec une énergie si crois-
sante , avec tant d'exaltation , que lorsqu'elle dit le mot infâme
pour la troisième fois , elle s'éveilla en sursaut.
Jamais Toinon n'avait vu cette jeune fille, mais en entendant
ces mots le marquis de Florac infâme ! la Psyché fut con-
vaincue par une révélation occulte, véritable prodige de l'amour,
1 3
26 REVUE DE PARIS.
qu'entre cette femme et Tancrède il y avait quelque secret
fatal.
Toinon avait écouté le récit de Larose avec une attention ,
avec une anxiété dévorantes 5 les moindres circonstances de
celte narration s'étaient gravées dans son esprit, et le nom de
Cavalier, l'un des chefs rebelles , lui était surtout resté présent
à la mémoire comme le nom d'un des ennemis les plus dan-
gereux de M. de Florac.
Or cette jeune fille avait aussi prononcé ces mots pendant
son sommeil : Cavalier, je te jure... Quel lien mystérieux
l)ouvait donc exister entre ces trois personnages, la jeune fille,
Cavalier et Tancrède?
La Psyché ne pénétrait pas encore ce secret. Mats au coup
douloureux qui venait de retentir dans son cœur, mais à l'ar-
deur de sa haine , de sa jalousie , de sa curiosité poignante ,
mais à sa terreur instinctive , elle sentit de ce moment qu'Isa-
bpau (car c'était elle) devait être la plus mortelle ennemie de
Tancrède.
En présence de ces craintes , Toinon devait tout tenter pour
décider Isaheau à lui servir de guide , espérant l'épier pendant
la route, et pouvoir détourner de Tancrède les malheurs qu'elle
redoutait pour lui.
Isabeau , voyant à son réveil une étrangère près de son lit ,
se leva brusquement. Elle parut à Toinon plus grande encore
debout que couchée.
— Que voulez-vous? lui dit durement Isabeau en fronçant ses
sourcils d'ébène et en attachant sur la Psyché un regard noir et
l)i ofond comme la nuit.
— Vous parler, répondit résolument Toinon dont les grands
yeux gris clairs et brillants ne se baissèrent pas devant le
sombre coup d'oeil d'Isabeau.
Ces deux femmes de naturels si différents s'examinèrent en si-
lence, l'une fière, grande et forte, l'autre petite, souple et ner-
veuse. On eût dit une lionne prête à rugir contre une couleuvre.
Après ce premier moment involontairement donné à l'expres-
sion d'une haine sourde et mal contenue, Toinon réfléchit qu'il
s'agissait de lutter de ruse et non de violence avec cette femme,
et que ce n'était pas en la bravant qu'elle la déciderait à lui
servir de guide.
REVUE DE PARIS. 27
La Psyché appela donc à son aide toutes les ressources, toutes
les liypocrisies de son artj comédienne exercée, elle baissa
timidement ses beaux yeux , qui éteignirent bien vite leur étin-
celle de courroux passager dans une larme d'une angélique
tristesse; sa bouche enfantine modela le sourire le plus tou-
chant, le plus ingénu , ses deux petites mains s'élevèrent sup-
pliantes , elle plia ses genoux à demi et dit d'une voix douce et
tremblante d'émotion :
— Pardon, mademoiselle, mais, hélas! je viens vous de-
mander un grand service.
— Je suis seule , je suis pauvre , je ne puis rendre service à
personne , répondit sèchement Isabeau.
— Si vous daigniez y consentir, vous pourriez pourtant tout
pour moi , mademoiselle , dit la Psyché en tombant à ge-
noux.
— Je suis protestante , dit Isabeau en se reculant d'un pas ,
et croyant par celle déclaration couper court à l'entretien.
— Et moi aussi ! dit Toinon à voix basse , en faisant un signe
mystérieux.
La Psyché avait risqué ce mensonge , sans trop en prévoir
les conséquences , mais elle ne songeait qu'au moment présent,
et son esprit exalté par la difBcullé de sa position lui suggérait
à l'instant une fable assez vraisemblable.
— Vous êtes de la religion réformée ? reprit Isabeau d'une
voix moins rude, en attachant sur Toinon un regard péné-
trant.
— Hélas oui , ma mère et mes sœurs sont prisonnières au
Pont-de-Monfvert. J'arrive de Paris pour les rejoindre , mais le
postillon qui m'a amenée refuse de marcher, dans la crainte
des révoltés , comme ils disent. Personne ne veut me servir de
guide. L'hôtelier m'a dit que vous alliez du côlé du Pont-de-
Montvert. Par pitié, laissez-moi vous accompagner. Si vous
avez une mère, des sœurs , un père, mademoiselle, vous com-
prendrez tout ce que je souffre, tout ce que je désire ! — Et la
Psyché embrassait en pleurant les genoux d'isabeau.
— Relevez vous , relevez-vous , dit celle-ci d'un air attendri ;
puis elle ajouta : Je n'ai pas de sœur, je n'ai plus de mère , je
n'ai plus de père ; mais vous êles de notre religion , et je dois
faire pour vous tout ce que je ferais pour ma sœur. — Puis ,
28 REVUE DE PARIS.
après un moment de silence, elle dit à Toinon : On voit à votre
."iccent que vous n'êtes pas de ce pays.
Psyclié, avec la présence d'esprit que donnent quelquefois les
circonstances dangereuses, reprit vivement : Non, nous sommes
de l'Artois. Ma mère et mes sœurs voulaient fuir à Genève, elles
ont été arrêtées en Languedoc et conduites prisonnières au
Pont-de-Montverl. Apprenant ce malheur, je suis partie de Paris
où je demeurais chez une de mes tantes, avec mon frère,- une
suivante et un laquais m'ont accompagnée, et je viens partager
le sort de ma mère et de ma sœur, être prisonnière avec elles ,
ou libre avec elles.
— Pauvre petite ! dit Isabeau en la contemplant avec émo-
tion ; et prenant les deux mains blanches de Toinon dans ses
mains brunes et nerveuses , elle ajouta avec un douloureux
sourire : Vous êtes jeune , vous êtes belle , vous êtes riche, sans
doute, et déjà malheureuse! déjà!... Puis, comme si elle eût
chassé un souvenir pénible , Isabeau reprit : Mais vous n'aurez
jieut-êlre ni la force , ni le courage de m'accompagner?
— Que voulez-vous dire?
— 11 ne faut pas songer à voyager en voiture, vous ne trou-
verez ni un cheval , ni un postillon pour vous conduire. La
route que je vais prendre s'enfonce dans les montagnes, dans
des sollitudes affreuses , mais cède roule abrège beaucoup le
chemin , elle est déserte , et nous sommes presque sûres de n'y
rencontrer personne.
— Et quand arriverez-vous au Pont-de-Monlvert?
— Demain au coucher du soleil.
— Et vous partirez ce soir ?
— A l'heure même , dit Isabeau,
— Je pars avec vous. Demain j'embrasserai ma mère , reprit
résolument la Psyché.
— Votre mère a une noble fille , dit gravement Isabeau.
— Je pourrai emmener mes deux domestiques et mon frère ,
n'est-ce pas? demanda Toinon, craignant de se trouver seule
avec Isabeau pendant la route.
— Il vaudrait mieux n'emmener que votre frère; mais faites
comme bon vous semblera. Votre fière est intrépide , capable
de vous défendre en cas de danger, sans doute ?
Ce j)rélendu frère était Taboureau ; Toinon n'osa risquer un
REVUE DE PARIS. 29
mensonge si facile à découvrir, et répondit : Sa profession est
une profession de paix et de mansuétude , et..,
— Serait-il ministre de notre sainte religion? demanda Isa-
beau avec élonnement.
La Psyché allait changer Claude Taboureau en médecin ou
en procureur j elle crut faire merveille en ne déraenlanl pas
Isabeau , et réjtondit : Oui , mademoiselle...
— II est ministre ! s'écria Isabeau avec une respectueuse
admiration; comment, ce serait un de nos saints pasteurs si
dévoués à leurs troupeaux , et que les lois proscrivent sous
peine de mort! il ose paraître au moment où nos frères se sou-
lèvent? Il ose braver ainsi le bûcher ou la roue? 0 courageux
martyrs de notre foi , votre sang a été fécond ! s'écria la jeune
fille en levant les mains et les yeux au ciel par un mouvement
plein d'enthousiasme.
Toinon frémit de son imprudence, mais il était trop tard ;
voulant néanmoins atténuer un peu son étourderie, elle dit à
voix basse à Isabeau : Silence! silence! si on vous entendait!
mon frère a élé obligé de prendre un costume mondain , et de
cacher ainsi qu'il était ministre de la religion réformée, afin
de pouvoir voyager en sûrelé.
— Il va donc rejoindre nos frères dans les montagnes," pen-
dant que vous irez retrouver votre mère et vos sœurs ? dit
Isabeau à voix plus basse et en faisant un signe d'intelligence
à la Psyché.
— Oui, oui, mais silence.
— Alors partons..., parlons, reprit Isabeau; c'est main-
tenant un double devoir pour moi , de vous conduire , car les
noires, depuis bien longtemps, sont privés dt- pasleurs , ils
recevront la sainte parole de voire trère , comme la terre ar-
dente et brûlée attend et reçoit la rosée célesle.
Toinon , ajustant ses coitfes à la liàte. dit à Isabeau .
— Attendez-moi ici , je ne puis me mettre en roule sous ce
costume, je vais demandera l'Iiôle de me procurer des habits
de paysans pour moi et pour mon frère.
— Mais ce déguisement éveillera peul-êlre les soupçons de
l'hôte? dit Isabeau.
— Il nous croit catholiques; à la nuit, nous partons; d'ail-
leurs , s'il le faut, j'achèterai son silence à prix d'or.
5.
30 REVUE DE PARIS.
Isabeau réfléchit iin moment, et dit : A la nuit donc, vous
viendrez me prendre ici.
— Ici , dit Toinon; et puisse un jour le ciel vous rendre ce
que vous faites pour moi !
— J'ai bien à expier envers le ciel , avant que mes bonnes
actions me soient comptées , dit Isabeau avec une tristesse
solennelle.
La Psyché disparut enveloppée dans sa mante.
XVIII.
LE DEPABT.
Lorsque la Psyché rentra dans sa chambre , elle y trouva
Taboureau qui présidait aux préparatifs du souper.
— Croiriez -vous , double ligresse, dit le sigisbé , vous qui me
refusez la nourriture du cœur et celle du corps , que je n'ai pas
trouvé ici d'autre luminaire que cette fumeuse et abominable
lampe? Mais enfin telle qu'elle est, elle éclairera un souper
passable que je vais vous faire servir. J'espère au moins manger
ma part de cekii-là , et j'en ai besoin , car léle-bleue! je meurs
de fatigue et de faim , ajouta Claude en s'élendant complaisam-
ment dans un fauteuil. Et puis après souper, quelle excellente
nuit je vais passer dans cette auberge... ah ! je dors... je crois...
rien qu'en y songeant.
11 y avait dans la physionomie , dans l'accent de Taboureau,
tant de calme , tant d'abandon, tant de sécurité , il lui semblait
si impossible qu'on pût porter la moindre atteinte à son repas et
à son repos, que Toinon prévit de grandes difficultés à vaincre,
pour décider son sigisbé k le suivre à l'heure même, et à entre-
prendre à pied une longue route à travers les montagnes.
La Psyché hésita entre deux exordes. Devait-elle brusquement
faire à Taboureau l'étourdissante proposition qu'on sait? Devait-
elle au contraire l'y préparer peu à peu? Les moments pres-
saient , les tempéraments n'étaient pas dans son caractère ;
elle se décida pour le premier parti.
La sirène prit son plus mélancolique sourire , voila ses beaux
REVUE DE PARIS. 31
yeux de tristesse, et s'approchant du fauteuil an fond duquel
était plongé Taboureau , elle s'accouda sur le dossier de ce
meuble avec une grâce infinie ; dominant ainsi le malheureux
sigisbé. elle lui jeta un adorable regard de tendresse câline et
suppliante , en lui disant de sa plus douce voix : Écoutez, mon
cher Claude, il faut que vous soyez assez bon, assez aimable
pour me faire un grand sacrifice.
Taboureau, épouvanté , se sentit défaillir; il connaissait si
bien la Psyché, qu'en entendant ces paroles caressantes , il
soupçonna quelque nouvelle et horrible trame contre sa faim ,
ou contre sa tranquillité.
Il eut des vertiges et un moment d'hallucination ; il lui sembla
voir mille fantômes de dragons qui ouvraient des bouches
énormes en guignant son souper d'un œil vorace; sortant de
sa première surprise, il s'écria en se redressant : Ah! çà , j'es-
père bien , morbleu! qu'il ne s'agit pas de donner encore une
part de noire souper à qudiiue pativre soldat?
— Non , noi! , mon cher Claude , vous allez souper bien com-
modément assis dans ce fauteuil , et je vous servirai même, si
vous le voulez, comme Zerbinette a servi le dragon.
Taboureau celle fois se leva debout , et dit à Toinon : Ceci
n'est pas naturel , il y a quelque chose là-dessous. Psyché, ré-
pondez.... soyez franche, vous avez , j'en suis sûr, à me de-
mander quelque«énormité?
— Eh bien , oui , je l'avoue , mais c'était une folie ; n'y pen-
sons plus.
— Et vous avez cent fois raison de ne plus y penser si c'est
quelque chose qui puisse le moins du monde troubler ma quié-
tude d'ici à demain matin dix ou onze heures, car je compte
faire une matinée de chanoine, je vous en préviens. Ecoutez
donc aussi , belle Psyché , je vous aime de tout mon cœur,
vous le savez bien ; parmi tous vos gens de cour ou du bel air,
parmi tous vos petits messieurs à grandes perruques , parmi
tous vos fulminants plumets , aucun , malgré vos beaux yeux ,
n'aurait voulu être comme moi voire cavalier-servant et désin-
téressé; remarquez bien ceci... dési?itéressé. Je ne vous re-
proche pas ce que j'ai fait pour vous , j'ai agi ainsi parce que
cela m'a plu, j'aurais à recommencer que ce serait tout de
même. Mais , tête-bleue ! le dévouement a ses bornes. .le ne suis
32 P,EVUE DE PARIS.
pas un sylphe , moi ; j'ai les appétits grossiers de l'humanité ,
je l'avoue, je m'en fais même gloire ; aussi je vous déclare po-
sitivement que ni le roi ni vous ne me ferez bouger de ce fau-
teuil (et Claude, s'y re|)longeant avec fureur, s'y cramponna)
<iue pour gagner la table on mon lit.
— Vous avez raison, mon ami, dit doucement la Psyché*
oh ! vous vous êtes conduit pour moi noblement , généreuse-
ment ! Vous avez fait ce que personne n'aurait fait ; et quel
autre que vous , mon Dieu ! aurait consenti à être seulement
l'ami... et elle reprit avec amertume : l'ami... de Toinon la
Psyché ? Quel autre que vous aurait pris en pitié ma folle pas-
.'lion? Quel autre aurait compris que si quelque chose peut
racheter ma conduite passée, c'est ce fatal amour qui me dé-
vore , et dont je tâche d'être digne à force de sacrifices ? Encore
une fois , quel autre que vous aurait compris tout cela? Per-
sonne ! personne! pas même celui qui la cause , cette passion
invincible !
Et une larme brûlante tomba sur le front de Taboureau, car
Toinon était restée accoudée au fauteuil.
Quoique ridicule et sot, Claude avait un excellent cœur.
L'accent touchant et résigné de la Psyché le remua profondé-
ment. Sans savoir ce que Toinon pouvait avoir à lui demander,
il sentit déjà sa résolulion faiblir. Voulant lutter courageuse-
ment, il lâcha de cacher l'émolion de sa voix en toussant à
plusieurs reprises, et répondit durement ii la Psyché : Ma foi ,
ma chère amie , ce n'est , parbleu ! pas moi qui vous plaindrai,
j'espère , si vous avez mal placé voire amour.
— Je ne demande point qu'on me plaigne , reprit tristement
la Psyché , j'aime ! j'aime ! et s'il y a , voyez-vous , dans ce seul
mot des abîmes de douleur, il y a aussi des trésors de félicité.
C'est à la fois la vie et la moit de mon cœur. J'aime : aussi
tout ce qui est résignation , dévouement , me transporte et
m'exalte. Concevez mon ivresse... je suis assez heureuse pour
rivoir un devoir, un noble devoir à remplir envers Tancrède !...
Moi... moi... pauvre créature perdue et méprisée... je puis dans
celle occasion me montrer aussi vaillamment aimîinte qu'une
femme qu'on honore et qu'on respecte ! je puis faire pour Tan-
crède ce que ferait sa sœur, sa femme ou sa mère ! Voyez si je
puis hésiter !.. Un moment , je l'avoue , j'ai eu l'égoïste pensée
REVUE DE PARIS. 33
(It; vous demander encore votre appui. Pardonnez-moi celte
pensée... Mon ami , n'avez-vous pas déjà trop fait pour moi...
Aussi., adieu... bien tendrement adieu. — Et elle prit les grosses
mains de Taboureau dans ses mains délicates. — Si ma recon-
naissance , si mon inaltérable amitié peuvent vous payer de
toutes vos bontés , elle vous est acquise oh ! à tout jamais
acquise Adieu.
La Psyché, qui avait commencé cet entretien en comédienne,
finit par s'attendrir véritablement. Elle n'était pas assezdépravée
pour demeurer insensible à la délicatesse du dévouement de
Claude ; et puis elle aimait, elle aimait profondément, et ainsi
que le feu épure tout, son ardent amourTavait presque purifié
de ses fautes passées.
Aussi lorsque Taboureau sentit ses mains serrées dans les
mains de la Psyché , lorsqu'il vit les grands yeux de Toinon hu-
mides de pleurs , il ne put vaincre sa faiblesse, il s'écria en se-
couant la tète et en fronçant ses gros sourcils pour cacher une
larme : Et voilà justement ce que je redoutais î Je suis pire qu'un
oison... qu'une grue... j'ai maintenant le cœur tout retourné,
plus l'ombre d'appétit , et vous me ferez , je crois , remonter ce
.soir en voiture. Maudite ensorceleuse que vous êtes !
Et le digne sigisbé arpentait la chambre avec emportement.
— Non , non , mon ami , reprit Toinon en essuyant ses yeux j
voici seulement ce que j'attends de votre amitié : vous resterez
ici pendant huit jours avec Zerbinette et votre valet Mascarille ;
si je ne suis pas revenue à cette époque... vous remettrez un
papier que je vais écrire au bonhomme Feuillet , mon premier
maître de l'hôtel de Bourgogne. C'est un don du peu que je
possède ; je lui dois tout ; il n'est pas heureux ; je n'ai pas de
famille , il est juste que je pense à lui. Quant à vous , mon ami ,
je vous destine ce petit cabinet en marqueterie dont je me ser-
vais habituellement à Paris. Ce sera un souvenir de la pauvre
Psyché.
— Ah çà , vous avez juré de me rendre fou! s'écria Tabou-
reau. Mais quel diable de projet avez-vous donc en tête, que
vous songez à faire votre testament ?
— Je pars à l'instant , à pied , avec une jeune fille du pays
qui consent à me servir de guide jusqu'à l'abbaye du Pont-de-
Montvert ofi je compte retrouver M. de Florac.
Si REVUE DE PARIS.
— Mais vous avez perdu la tête ! Pourquoi ne pas au moins
partir en voiture?
— Aucun postillon ne voudra sortir de la ville ; on craint les
hérétiques.
— Et vous ne les craignez pas , vous , avec une mendiante
pour escorte?
— Je n'ai pas le choix de voyager autrement, Zei'binette a
peur et refuse de m'accompagner ; d'ailleurs cettejeune fille est
courageuse , elle connaît le pays; nous devons arriver demain
soir à l'abbaye. Ce n'est qu'une nuit à passer; et d'ailleurs quel
mal voulez-vous qu'on fasse à deux femmes ?
— Et vous allez courir les champs en mules de velours , en
mante de taffetas, sans doute?
— Je vais faire venir l'hôte , et lui acheter des habits de ser-
vante.
— Allons, un déguisement! rien n'y manque, l'équipée est
complète ! Ah çà , et vous croyez que moi , votre ami , Je con-
sentirai à celte folie; que je vous laisserai partir ainsi? Mais ,
malheureuse femme que vous êtes , songez donc que vous ne
savez pas seulement si votre Tancrède voudra vous recevoir !
Vous penseriez à faire cette énormité pour l'amant le plus épris,
le plus tendre , le plus passionné qui vous attendrait à deux ge-
noux et les mains jointes , comme on attend son bon ange,
pour moi , par exemple , que je vous dirais encore : ne partez
pas ! à plus forte raison , je vous dis ; je vous répète , je vous
crie : ne partez pas , morbleu ! ne partez pas ! quand il s'agit
d'aller trouver un homme, qu'est-ce que je dis un homme?
un tigre qui vous repoussera peut-être , s'écria Taboureau fu-
rieux,
— Au moins je lui aurai prouvé combien je l'aime! et un
jour , quand il comparera mon amour au froid et pâle amour
des femmes qu'il me préfère, il me regrettera peut-être, dit la
Psyché avec un regard , avec un accent d'exaltation impossible
à rendre.
— Et vous serez bien. avancée d'être regrettée, folle opi-
niâtre , tête perdue que vous êtes ! s'écria Taboureau en se pro-
menant dans la chambre à pas précipités.
Après quelques minutes de rétlexions , Claude vit bien que
rien au monde ne pourrait retenir Toinon ; il se livra un combat
REVUE DE PARIS. 35
acharné entre la poltronnerie naturelle du sigisbé et l'intérêt
profond que lui inspirait la Psyché par la sincérité du sentiment
irrésistible qui la dominait.
Enfin la Psyché l'emporta et Taboureau lui dit avec un reste
de mauvaise humeur :
— Que je devienne chèvre à l'instant , si , quand j'ai quitté
Paris , je m'attendais à prendre le costume d'un paysan langue-
docien.
— Que dites-vous? s'écria Toinon.
— Eh! léle-bleue! dit-il en jetant un regard sur son habit
doré, croyez-vous que je vais vous accompagner accommodé
de la sorte , aussi brillant qu'un ver luisant ?
— Vous m'accompagneriez ?
— Vous m'accompagneriez ! fit Claude en contrefaisant la
Psyché ; et puis-je , s'il vous plaît , faire autrement que de vous
accompagner? Puis-je vous laisser à la garde d'une mendiante,
dans un pays de loups , de sauvages ?
— Ah ! Claude , Claude ! que ne puis-je vous aimer ! s'écria
Toinon en jetant ses bras autour du cou de Taboureau en ap-
puyant deux baisers retentissants sur lesjoues rebondies du bon
sigisbé.
— Au diable ! s'écria celui-ci en la repoussant doucement ,
tout à l'heure elle me glaçait d'effroi , et voilà maintenant
qu'elle va me mettre en flamme , avec ses infernales caresses.
— Dam... je n'savais pas... Excusez-nous, m'sieu Claude,
dit la malicieuse fille en faisant une petite révérence à la pay-
sanne, bien gauche et bien naïve , mais remplie de grâce.
— Ah ! serpent maudit ! démon incarné ! reprit Claude en la
menaçant du poing , je te reconnais ; c'est ainsi que lu m'es ap-
parue dans l'intermède du Médecin malgré lui. Je m'en sou-
viendrai toujours ! tu portais un corset de velours incarnadin ,
avec des bouffettes oranges , et lu dansais un pas ùk jeune vil-
lageoise {\) , petite peste doucereuse, ainsi que disait le li-
vret !
Neuf heures sonnèrent à l'horloge de l'église.
— Neuf heures! Déjà neuf heures ! dit Toinon. Mon ami , si
(1) Voir le Médecin malyré /«i(riutermède.)
36 REVUE DE PARIS.
VOUS m'accompagnez, il faut partir. Mais votre souper?
— Eh ! tête-bleue ! croyez-vous que j'aie restomac aussi com-
plaisant que celui d'une autruche ? J'avais faim , tout cela m'a
bouleversé et je serais à la table de Souvré ou de Vivonne que
je n'avalerais pas un morceau. Enfin il était écrit que je ne sou-
perais pas ce soir. Je vais toujours faire mettre les cailles et le
gâteau dans un panier, et demain, avec l'aurore, au grand
air, peut-être me rattraperai-je de celte après-dînée déjeune.
Allons , il faut maintenant s'occuper des costumes , ni plus ni
moins qu'à une représentation de l'hôtel de Bourgogne î Et c'est
étonnant comme j'ai le cœur à la comédie.
Une demi-heure après , Toinon , grâce aux vêtements d'une
desservantes, élait complètement travestie en paysanne langue-
docienne : corset rouge , jupe de bure brune, béguin de velours
noir, chapeau de feutre et drôlet (sorte de mante) à capuchon
de pagne. Taboureau portait les habits du digne Thomas Rayne :
veste de serge , guêtres de cuir, casaque de peau de chèvre,
grand chapeau , bâton ferré , et large bissac contenant le pré-
cieux souper.
Mascarille et Zerbinette devaient attendre les ordres de leurs
maîtres, et dans le cas où ils auraient à les rejoindre au Pont-
de-Montvcrt , ils ne partiraient pas sans une escorte.
A dix heures Isabcau, Toinon et Taboureau sortirent silen-
cieusement d'Alais par une belle nuit étoilée , et se dirigèrent
vers l'Ouest.
Eugène Sue.
{La suite à un prochain numéro. )
LE CHATEAU
DE
LA BROSSE-SAINT-OUEN.
« En conséquence, le soir, lorsqu'il fut admis dans le salon de
musique , il avait eu soin de ne pas diner, afin de conserver
une pâleur inléressaiile, sur laquelle il comptait beaucoup au-
près de la duchesse. Celle-ci en éprouva tant de compassion,
qu'elle ne pût s'empêcher de murmurer tout bas , en le voyant
entrer :
— Pauvre jeune homme !
Cette compassion alla si loin dans le courant de cette pre-
mière répétition , que lorsque l'acteur se retira , la duchesse
crut devoir lui donner sa main à baiser. Une main baisée ! c'est
bien peu de chose , et, en conscience , M™e de M... ne pouvait
faire moins pour un amant qu'elle désespérait.
Le lendemain , la main fut tendue non-seulement au départ ,
mais même à l'arrivée, ni plus ni moins que si Philidor eût été
gentilhomme. Et d'ailleurs , qui dit qu'il ne l'était pas ! Un ren,
(1) Voyez tom. XII, pag. 302 , 1839.
1 4
58 REVUE DE PARIS.
versement de fortune , des malheurs domestiques, pouvaient
l'avoir poussé dans une carrière pour laquelle il n'était, à coup
sûr, pas né. C'était peut-être un cadet de famille qui ne s'était
senti aucun goût pour rÉglise; peut-être aussi était-il, bâtard de
quelque grand seigneur. 11 y avait trop de noblesse dans toutes
ses manières pour que l'une de ces suppositions ne fût pds fon-
dée , et la duchesse grillait d'envie d'en être instruite; mais
Pliilidor était si réservé , et puis elle craignait tant , en l'interro-
geant à ce sujet, de rouvrir quelque plaie encore saignante.
Aussi , dès ce jour, elle eut pour lui des regards sinon tendres,
au moins plus que miséricordieux.
Le surlendemain , ce fut bien mieux encore. On répétait,
celle fois , sur le théâtre , et il vous souvient que le sujet de la
pièce était justement la contre-partie de ce qui se jiassait réel-
lement entre nos deux personnages. C'était un jeune seigneur
qui descendait juscju';"! une villageoise. Le jeune seigneur était
Philidor; la villageoise était M"<= la duchesse de M... Vous
comprenez sans peine à combien d'allusions mentales une pa-
reille donnée fournissait matière à chaque instant de la part
de la duchesse. Quant à Philidor, l'hypocrite qu'il était , il
demandait incessamment pardon à la jeune femme des ten-
dres regards et des douces paroles que son rôle le forçait de lui
adresser, et il poussait ensuite des soupirs à attendrir un ro-
cher. Puis c'était la musique , celle traîtresse musique , qui
amollit si bien le cœur , et que je ne sais plus quel législateur
de l'antiquité avait si bien fait d'exclure de sa république , dans
l'inlérêt des maris.
A propos de mari , vous me demanderez peut-être ce que de-
venait pendant ce temps-là 31. le duc de M... Ce pauvre duc
avait été tellement honteux de sa mésaventure , qu'il élait de-
meuré trois jours entiers renfermé dans le fond de son hôtel à
Paris , sans se laisser voir à personne , et se demandant com-
ment il oseiail jamais afTronler les regards ironiques de la du-
chesse. Pendant ces trois jours-là, il eut tout le loisir de repas-
ser dans sa tête tout ce qui avait eu lieu depuis son mariage, et
de mesurer l'étendue de ses fautes. Par une réaction assez fré-
quente en pareille occurrence, il en vint à se dire qu'il n'avait
que trop mérité son sort, et à s'estimer heureux de n'être pas
doubletnent puni, comme cela aurait pu arriver.
— Oui , s'écriait-il en froissant son jabot , qui n'en pouvait
mais , et en bouleversant la symétrique ol-donnance de sa coif-
fure, citée jadis comme modèle à TOEil-de-bœuf ; oui , j'ai été
aussi sot que coupable ; j'ai rejeté l'or pur que j'avais sous la
main pour courir après je ne sais quel clinquant et quelles pail-
lettes indignes de moi; j'ai préféré à l'innocence et à la beauté
assises à mon foyer et me tendant les bras , les caresses men-
teuses d'une fille d'Opéra. Comment ai-je pu mettre un inslant
en balance le minois trompeur de cette Raymon avec les attraits
si purs et si louchants de la duchesse? Mais j'étais donc aveugle
alors !
Et il s'en allait dans la chambre de sa femme contempler un
portrait fort ressemblant que le célèbre Carie Vauloo avait fait
d'elle, et dans son désespoir il s'agenouillait devant le portrait
en lui demandant pardon. — On a dit qu'en amour il faut tou-
jours un tyran et une victime; mais il n'est pas si rare qu'on le
pense de voir le tyran devenir victime, et réciproquement.
Le quatrième jour, un ami du duc, le jeune vicomte de Saint-
Aignan , força la consigne qu'il avait donnée au suisse de son
hôtel, et pénétra jusqu'à lui.
— Mon cher duc, lui dit-il en l'embrassant , enfin je te tiens !
Ouf! ce n'est pas sans peine. Reçois mon compliment : tu es un
homme sublime ! Mon gouverneur m'a parlé dans mon enfance
de je ne sais quel général ancien qui n'avait qu'à frapper la terre
du pied pour en faire sortir des soldats. Ce général-là, vois-tu,
n'était rien auprès de toi , qui en fais sortir des femmes, et des
premières chanteuses encore, quand l'Opéra est aux abois par
suite du départ de la Raymon.
Le duc regarda son interlocuteur d'un air ébahi :
— Quel galimatias viens-tu me conter? lui dit-il, je ne te
comprends pas.
— Tu ne me comprends pas ? Au fait, regarde-moi bien, mon
cher duc. Pardieu ! ce visage décomposé, cette chevelure en
désordre, cette barbe longue ! Es-tu malade ?
— Trêve de sornettes , vicomte ; que veux-tu de moi ?
— Pas grand'chose : que lu m'apprennes seulement, sous le
sceau du secret, bien entendu, le nom de l'incomparable beauté
qui doit remplacer la Raymon à la fête que tu nous donnes dans
ton château de La Brosse-Saint-Ouen.
40 REVUE DE PARIS.
— Ah çà ! vicomte , es-tu malade loi-même , ou bien n'as- tu
pas reçu de contre-ordre ?
— En aucune façon.
— Alors , c'est un oubli-
— Que parles-lu d'oubli , cher duc? Si tu n'es pas malade ,
au moins je commence à croire que tu n'es pas bien éveillé.
Apprends , mon cher, que ni moi , ni âme qui vive de la cour,
n'avons reçu de contre-ordre à ton invitalion , et que je viens
de voir de mes propres yeux , chez le costumier de l'Opéra , les
habits de ta divine Colette , confectionnés en moins de douze
heures par ordre de ton intendant. Est-ce clair , cela? Elle doit
avoir une charmante taille, cette Colette, à en juger parle
corsage.
Ici le duc passa la main sur son front, comme un homme qui
ne sait s'il dort ou s'il veille ; et s'éfant amplement convaincu ,
à ce qu'il paraît, ((u'il était on ne peut mieux éveillé, il ordonna
de préparer à l'instant même son équipage de route. »
— Je voudrais bien savoir , demanda à mi-voix notre inter-
rupteur ordinaire , si Dieu vint en aide au premier baron chré-
tien dans cette circonstance mémorable, et s'il arriva à temps
dans son château ?
M"'" V , à laquelle cette interrogation n'avait pas échappé,
reprit , après avoir poussé un profond soupir :
— « Au moment où le duc allait monter en carrosse, survint
un gentilhomme de la chambre, qui lui était envoyé par le roi
pour le prévenir que Sa Majesté désirait l'entretenir sur-le-
champ pour aifaire urgente. Le duc partit en maugréant pour
Versailles.
Retournons maintenant , s'il vous plait , au château de M™" de
M...., qui s'était crue de la nature des salamandres, et qui avait
voulu jouer comme elles avec le feu , était hors d'état de soute-
nir une pareille épreuve. Elle était victime aussi, elle, et avec
ses airs doucereux et désolés, Philidor la tenait déjà pante-
lante et prête à demander merci. C'est qu'on va vite en besogne
à la campagne, où une certaine liberté de mœurs et la facilité,
la multiplicité des entrevues ont de tout temps, au xviiie siè-
cle comme au xix", donné tant de moyens de succès.
Le quatrième jour, la duchesse, qui se sentait définitivement
faiblir, et qui voyait qu'il était temps de s'arrêter dans le .sen-
REVUE DE PARIS. ' 41
lier glissant où elle s'était engagée , se prosterna devant son
prie-dieu pour dire ses prières avant de se mettre au lit (car les
ducliesses priaient encore en ce temps-là soir et matin ), et elle
prononça avec une ferveur toute particulière une oraison que
je n'ai vu dans aucun rituel :
« Mon Dieu , je vous demande pardon d'avoir oublié vos saints
préceptes et d'avoir cherché le péril; je n'y ai ;'oint encore suc-
combé, faites-moi la yràce de persister, soutenez-moi. Mon
Dieu , j'ose vous demander plus encore , car votre bonté et votre
miséricorde sont infinies ; faites que M. le duc de M.... ait reçu
la lettre que je lui ai adressée ce matin et qu'il vienne à mon se-
cours. Mon Dieu, je vous promets maintenant d'être soumise
aux moindres volontés de mon mari. »
Plus tranquille après avoir accompli ce pieux devoir, la jeune
femme se coucha et ne tarda pas à s'endormir. C'était la pre-
mière nuit où elle recommençait à goïlter, comme par le passé
lus bienfaisantes douceurs du sommeil j car elle avait passé les
nuits précédentes dans un état d'agitation trop violent pour que
ses sens fussent accessibles au repos. Aussi, comme la nature se
dédommage toujours d'une privation momentanée de sommeil
elle ne s'éveilla le lendemain que fort lard dans la matinée. Sa
première parole fut pour son mari.
— M. le duc est-il arrivé ? demanda-t-elle à ses femmes.
Il fut répondu négativement.
— N'y a-t-il pas au moins une lettre de lui ?
Même réponse.
Une morne résignation apparut dans les traits de la duchesse.
Sm- ces entrefaites , M"« Julie entra.
— M. Philidor s'est présenté déjà deux fois, dit-elle, pour
voir il""» la duchesse.
— Dites-lui s'écria vivement la jeune femme , que je ne puis
maintenant, que je ne puis aujourd'hui , que je suis indisposée.
La camérisle sortit; un moment après, elle revint : — M. Phi-
lidor osait prendre la liberté d'insister, parce que l'avant-der-
nière répétition générale devait avoir lieu dans deux heures ,
qu'il y avait un duo fort important à repasser, que M™» la du-
chesse elle-même avait daigné lui donner rendez-vous pour cela,
4.
42 REVUE DE PARIS.
et qu'à moins qu'elle ne fût gravement indisposée, elle juge-
rait peut-être convenable de se rendre à l'appel qui lui était
fait.
— 0 mon Dieu , mon Dieu ! murmura tout bas la duchesse ,
ayez pitié de moi !
Et elle fit dire qu'elle allait se rendre au salon de musique.
Cette fois-lù , elle se montra d'une grande froideur pour Phi-
lidor et ne hii donna même pas sa maiu à baiser. Le chanteur
sentit bien qu'il avait à faire à forte partie. 11 n'avait plus guère
que deux jours devant lui : le lendemain la répétition générale,
le surlendemain la représentation ; il devait partir ensuite im-
médiatement. On le rappelait à Paris où la ville et la cour se
plaignaient de son absence. Jamais il ne chanta avec plus d'âme;
jamais les moduUilions de sa voix ne trahirent plus de tendresse
et d'amour. La duchesse s'était lûen promis de ne pas même le
regarder; elle viola, involontairement sans doute cette pro-
messe , en portant ses regards dans une grande glace devant
laquelle elle se trouvait debout avec Philidor, dont elle était sé-
parée seulement par l'accompagnateur, u.'i vieux maître de cha-
pelle myope. Le visage de l'acteur, ce visage du plus beau type
grec et animé par tout le feu de la passion, ces grands yeux
bleus si pleins de molle langueur, portèrent dans son âme un
Inmble dont elle n'eût peut-être pas élé longtemps maîtresse ,
si un incident inattendu n'était venu y mettre un terme. Le
fouet d'un postillon et le bruit d'un carrosse retentirent dans
l'inlérieur des cours.
— C'est M. le duc ! s'écria la jeune femme en levant les yeux
au ciel avec une expression de reconnaissance.
Presque au même instant , la porte du salon s'ouvrit, et une
voix aigre et un peu cassée fît entendre comme le répons d'un
verset dans une litanie funèbre :
— C'est moi , ma nièce,
M"»* de M.... devint pâle et s'avança en tremblant au-devant
de la marquise douairière, qui s'écria en attachant tour à tour
sur la jeune duchesse et sur le beau chanteur un regard mali-
gnement scrutateur :
— Pardonpez-moi, ma nièce, je vous dérange peut-être;
mais je n'ai pu résistera mon impatience, Savez-vous que voilà
près de huit jours que nous ne nous sommes vues ? Je gagerais
REVUE DE PARIS. 43
volontiers que , pendant ces huit jouis , le temps ne vous a pas
duré comme à moi. Mais embrassez-moi donc encore.
Ces paroles suffirent pour rappeler le rouge aux joues de la
jeune duchesse , qui , répondan!, seulement à la première des
interrogations de sa tante , repartit non sans un peu de confu-
sion :
— Je vous assure , ma tante , que vous ne me dérangez nul-
lement ; j'avais fini avec monsieur.
Ici, Philidor s'inclina et sortit ; l'accompagnateur s'était déjà
esquivé. Dès que la porte fut refermée , la douairière eut un de
ces sourires qui résument d'avance une conversation , et s'écria
en hochant la tête :
— Allons ! je vois qu'on ne nous avait paj trompés. Ah ,
ma nièce, ma nièce ! Au surplus, j'en suis pour ce que j'eji ai dit.
— Quoi donc , ma tante ? reprit la jeune femme toute décon-
tenancée. Sauriez-vous déjù la surprise que je prépare à M. le
duc?
— Ouais ! quelle surprise? Ah ! j'entends ! vous voulez par-
ler , vous , du goût subit qui vous a pris pour chanter l'opéra ?
Eh! chère petite, si vous avez voulu eu faire mystère, il fal-
lait mieux prendre vos mesures. Apprenez que ce secret-là est
le secret de Polichinelle tout comme l'autre au surplus.
— L'autre ! ma tante ; que voulez-vous dire ? je n'ai pas d'au-
tre secret.
— Ah ! ma nièce , ce n'est pas à moi qui ai vu naître toute
cette intrigue qu'il faut prétendre cacher une chose qui, à
cette heure , est l'objet des conversations de toute la cour. 11
ne fut question que de cela hier soir, m'a-t-on dit, au cercle
de M™e la dauphine. Vous voilà classée , recevez mon compli-
ment.
— Ma tante, veuillez de grâce vous expliquer j vous me met-
tez au supplice.
— Eh bien ! oui , puisque vous m'y forcez. Il s'agit de votre
liaison avec Philidor.
La jeune femme demeura quelques instants les yeux fixes , la
bouche béante j puis elle bulbutia d'une voix étouffée :
— Ma.... liaison avec... M. Philidor ! Mais cela n'est pas, je
vous jure !... cela n'est pas!
— Ne jurez point! pourquoi vous ea défendre? Il est fort
44 REVUE DE PARIS.
bien, ce chanteur, des manières on ne peut plus distinguées :
c'est quelque fils de qualité dont les parents se sont ruinés.
Hein ! est-ce ainsi , vous l'a-t-il dit?
La duchesse ne répondit pas , les larmes l'étouffaient. La
douairière elle-même fut effrayée de la voir en cet état; mais
incapable , dans Tordre d'idées où elle avait toujours vécu ,
d'en pénétrer le motif, elle s'écria, avec un air d'inquiétude
souverainement digne :
— Or çà , ma nièce , est-ce qu'il se permettrait de vous don-
ner des sujets de chagrin ?
La duchesse releva la tète et , souriant mélancoliquement à
travers ses larmes :
— Ma tante, dit-elle, excusez-moi de ne vous avoir pas
comprise tout d'abord. Je sens que je n'étais pas digne de vi-
vre dans le monde où toutes deux notre naissance nous a pla-
cées.
Puis, changeant brusquement de conversation :
— Madame Dubarry est-elle toujours en pied? La dauphine
aime-t-elle toujours autant à jouer la comédie ? Quel est le
dernier rôle qu'elle a choisi? Est-ce du Sedaine ou du Favart?
— Ma foi , ma nièce , répondit la douairière quelque peu
stupéfaite de ce feu roulant de questions , voici quinze grands
jours que je n'ai mis le pied à Versailles; mais vous pourrez de-
mander tout cela à M. le duc de M qui est parfaitement à
même de vous donner des nouvelles fraîches, car il se trouve
en ce moment à la cour. ^
— Le duc ! mon mari ! ah ! parlez-moi de lui , ma tante.
Quand l'avez-vous vu? a-t-il été vous faire visite?
— Il ne m'a pas fait cet honneur.
— Je lui ai écrit ; pourquoi ne me répond-il pas?
— Ah , vous m'y faites songer ; j'oubliais que j'ai une let-
tre de lui pour vous. J'avais cru devoir, avant de partir , lui
faire demander ses commissions. Il vous baise les mains , ma
nièce.
— Une lettre de lui ! oh ! -donnez , donnez vite !
Et, avec cette avidité convulsive du naufragé qui cherche
à se sauver encore en s'accrochant au dernier débris du na-
vire (jui le i)orlait,la jeune femme arracha des mains de sa
tante le message qu'elle venait de tirer de son ridicule. Voici ,
REVUE DE PARIS. 45
h peu de chose près , le style et le contenu de ce message :
a Madame la duchesse ,
» J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'é-
crire, pour m'inforraer du projet que vous avez formé déjouer
le rôle de Colette dans l'opéra qui doit être représenté au châ-
teau , à l'occasion de votre fête. Je ne doute point d'avance de
votre succès amiuel je serai heureux d'aller applaudir. J'arrive-
rai à Saint-Ouen dimanche , assez à temps pour recevoir les
hôtes conviés à cette solennité. «
Suivait une formule de salutation des plus respectueuses.
Et c'était là la réponse de JI. le duc de M... à une lettre de
trois pages , à une lettre où on lui demandait si ingénument
pardon d'avoir eu la migraine , où on lui promettait de chasser
à lout jamais ce vilain mal, où , en lui faisant part dun projet
qui d(?vait le contrarier peut-être, on lui annonçait, d'une fa-
çon si soumise , qu'on était disposée ù y renoncer , pour peu que
cela lui déplût; où on le suppliait de revenir bien vile au châ-
teau dans lequel il était impatiemment attendu par la plus ten-
dre et la plus fidèle épouse ! Ah ! monsieur le duc . (|uelle froi-
deur ! Avez-vous donc retrouvé !\I"e Rayraon, ou l'auriez-vous
déjà remplacée ?
Ce fut le dernier coup pour la duchesse ; mais ce fut aussi le
plus cruel . car elle avait fondé de grandes espérances sur celte
lettre écrite avec toute l'éloquence et toute la naïveté de son
cœur. Que vous dirai-je de plus? Je ne veux point allonger ou-
tre mesure le journal fidèle de l'agonie de cette pauvre jeune
femme , succombant sous la triple intïuence de son époque si
bien personnifiée dans la douairière, de l'indifférence coupable
de son mari et de la séduction la plus patiente et la plus raffi-
née exercée par un roué decoulisses; et pourtant, si les poêles
ont dit qu'il n'y avait pas de plus sublime spectacle que celui
de l'homme de bien aux prises avec le malheur, peut-être pen-
sez-vous , comme moi, qu'il n'en est pas de plus curieux et de
plus instructif à la fois pour le sexe féminin que celui de la pu-
deur et de la vertu luttant , en quelque sorte, corps à corps avec
le vice.
Toutefois, il faut bien le dire , si les apparences témoignaient
46 REVUE DE PARIS,
hautement contre M. le duc de M , ce seigneur était encore
plus à plaindre qu'à blâmer. Nous l'avons laissé parlant pour
Versailles où le roi Louis XV lui faisait l'honneur de le mander
pour affaire urgente. Or vous ne devinerez jamais , je gajje ,
ce que Louis XV vouIailàM. leduc de M Je vous le donneen
cent, je vous le donneen mille; mais jera'aperçois qu'il se fait tard,
et , comme je ne veux pas abuser de votre patience à m'écouter,
j'aime mieux vous rapporter tout simplement l'alloculion que
Sa Majesté adressa , sans autre préparation , à son fidèle sujet :
— Mon cher duc, je vous ai de tout temps porté une vive af-
fection , vous le savez , et Je veux aujourd'hui vous en donner
une preuve. Le cabinet noir , qui ne vaut absolument rien pour
la découverte des complots, je vous le garanlis , est quelquefois
bon pour celle des intrigues amoureuses. Feu le grand roi mou
prédécesseur en faisait grand usage, et moi-même, dans mes
moments perdus , il m'arrive de m'en amuser avec «l^e Du.
barry. Or, hier soir , j'ai trouvé , dans une lettre d'un jpiftain
Philidor , chanteur de l'opéra qui est actuellement à votre châ-
teau de la Brosse-Saint-Ouen, lettre adressée à l'un de ses cama-
rades , une fanfaroiuiade qui mérite une punition sévère. Ce
prestolet ne s'avise-t-il pas d'en conter à M"'' votre femme ?
Je suis persuadé d'avance que la duchesse le traitera comme
il le mérite ; mais , afin de vous délivrer à cet égard de touie
inquiétude , voici , mon cher duc , une lettre de cachet dont
je vous autorise à faire usage immédiatement, afin d'apprendre
à ce chanteur ce qu'il en coûte d'adresser ses hommages à la
femme d un duc et pair du royaume , mon amé et féal.
M. de M sentit une sueur froide inonder son front; tou-
tefois , repoussant doucement le papier que lui tendait le roi , il
eut la force de répondre :
— Sire, je rends grâces à Votre Majesté de son avertisse-
ment et de son ofîre ; mais j'aimerais mieux être trompé vingt
fois que de voir mon honneur sain et sauf par un pareil moyen.
Que dirait-on de moi ?
— Nul n'en saura rien , monsieur le duc , reprit le roi
— Mais sire, repartit vivement M. de M avec cette no-
blesse de sentiments caractéristique dans sa famille, je le sau-
rai, moi.
Quelques instant* après , il sortit du cabinet du roi et re-
REVUE IlE PAKIS. 47
touma à Paris. Renlré à son hôtel , il y Irouva la lettre de la
duchesse , et alors les propos énigmatiques de son ami M. le
vicomte de Saint-Aignan achevèrent de s'éclairer pour lui d'une
funeste lueur. Dans cette lettre dictée parla vertu chancelante ,
il est vrai , mais qui cherchait à s'affeimir , il ne voulut voir
que l'aveu anticipé d'une faiblesse , et une excuse préparée pour
le cas où il viendrait à apprendre son déshonneur, les gens qui
ont beaucoup vécu, comme M. le duc de M..., c'esl-à-dire qui
ont mené une vie déréglée , sont toujours portés à mettre les
choses au pire en pareille matière. Pourtant celte cruelle révé-
lation ne détermina chez lui aucun accès de fureur, comme
cela se voit communément au théâtre et dans les romans , mais
elle lui inspira une douleur et une tristesse profondes. Depuis
quelque tem|)S, il s'était accoutumé, à l'exemple de certains
avares, à voir dans sa femme un trésor de pureté et d'inno-
cence (|u'aucune main profane n'avait touché et que lui-même
laissait précieusement enfermé dans une sorte de sanctuaire
doiit il se réservait tôt ou tard de franchir le seuil ; et le sanc-
tuaire avait été violé, et le trésor avait été ravi ! Oh ! comme
il dut maudire le sentiment de mauvaise honte qui l'avait em-
l)èché, au moment même où il avait appris la fuite d'une in-
digne maîtresse, de partir pour Saint-Ouén . d'aller se jeter aux
pieds de sa femme, de lui tout avouer et d'implorer son par-
don. Alors . sans doute, il était temps encore, mais mainte-
nant , oh ! maintenant , il ne lui restait plus qu'à subir son sort
sans se plaindre, car ne s'était-il pas privé lui-même par
avance du droit d'accuser? Du moinS; il ne voulait point se
montrer après coup un argus incommode : un tel rôle était
indigne de lui , et c'est pour cela qu'il avait envoyé à la du-
chesse la réponse que je vous ai déjà fait connaître. Ainsi , il
était écrit que l'orgueil , ce grand mobile des actions humaines,
égarerait constamment l'époux comme l'épouse, et les amène-
rait, par ses faux calculs, à une ruine commune , puisqu'on
veut absolument que dans l'adultère de la femme il y ait ruine
pour l'honneur du mari.
Cependant , le dimanche matin , qui était le jour marqué pour
la représentation et le surlendemain de l'arrivée de la douai-
rière , la duchesse était pure encore dans toute l'acception de
ce mot i mais il se passait dans le salon de musique , où je vous
48 REVUE M PARIS.
ai déjà introduits quelquefois une scène décisive et qui devait
porter le coup de grâce à cette pudeur si longtemps défendue.
C'était la mine qu'on emploie pour faire sauter une citadelle
que l'ennemi a vainement battue en brèche , et qu'il désespère
de réduire. Philidor et la duchesse étaient seuls dans le salon et
délivrés pour la première fois de la présence obligée du vieux
maitre de chapelle myope. Le beau chanteur avait appris que
c'était la fête de M™« de M...., et il venait de lui offrir un petit
bouquet de pensées, de roses blanches et de myosotis, qu'il avait
cueilli lui-même dans la partie du parc qui avoisine les canaux,
et la jeune femme , en pensant que c'était un étranger, un co-
médien , qui s'acquittait le premier auprès d'elle d'un hommage
qu'elle eût dû attendre de son mari , avant tous , avait senti son
cœur se navrer, et plutôt encore par dépit que par reconnais-
sance, elle avait daigné, elle la duchesse de M...., tendre sa
joue à Philidor.
C'était la première fois qu'il était donné aux lèvres de l'amou-
reux chanteur de se poser ailleurs que sur la main de la
duchesse. Quel moment pour lui ! pour elle aussi , peut-être ! Je
vous engage à ce sujet à relire ce soir avant de vous endormir,
si mon récit ne l'a déjà fait, l'admirable chapitre de la Nou-
velle Héloïse , où il est parlé d'un premier baiser. Tout à coup
la porte s'ouvrit , et la duchesse frémit comme une coupable
prise en flagrant délit. Celait M"»^ Julie , celte fille de chambre
que vous connaissez. Elle était tout en-larmes, et vint se jeter
aux pieds de sa maîtresse. Longtemps ses sanglots l'empêchè-
rent de trouver une parole; lorsqu'enfin elle eut recouvré i'usage
de la voix, elle ne put que murmurer d'une façon presque inin-
telligible qu'elle avait fait un grand malheur, qu'elle avait perdu
la clef de la chambre à coucher de sa maîtresse.
— N'est-ce que cela? dit la jeune femme; tu es bien bonne ,
ma pauvre Julie , de te désoler ainsi pour si peu de chose. Celle
ciel se relrouvera. D'ailleurs, n'en existe-t-il pas une seconde?
Fais-toi-la donner de ma part, et qu'il n'en soit plus question.
La camériste se releva en soupirant.
— C'est que , dit-elle , si on allait s'introduire chez madame
la duchesse pour voler?
La duchesse devint rêveuse à ces derniers mots , et Julie sor-
lit.A peine la porte fut-elle refermée sur elle que Philidor, qui
REVUE DE PARIS. 49
s'était tenu à l'écart , se rapprocha vivement, el, d'une voix fort
émue :
— Madame, dit-il, c'est à moi d'embrasser vos genoux; cette
clef a été volée , en effet , et c'est par moi. 0 pardon ! pardon !
mais j'aime mieux vous avouer mon crime. Aussi bien , c'est un
moment de délire qui me l'a dicté. Oui , madame la duchesse,
quand j'ai pensé que celte journée était la dernière , la dernière
entendez-vous ? où il me serait donné de vous voir, de respirer le
même air que vous, quand j'ai pensé que demain je serais loin de
vous , par qui je vis maintenant. J'ai été si malheureux que j'ai
osé concevoir la pensée de devenir coupable. Mais vous me jtar-
donnez, n'est-ce pas? car je me repens, je pleure , et celte clef,
tenez, celte clef qui est là sur mon cœur, cette clef pour laquelle
je donnerais tout ce qui me reste à vivre, celle clef qui me brûle
en vous parlant , madame la duchesse, reprenez-la , je vous la
rends , je vous la rends.
Eti s'expriraant ainsi , Pbilidor, prosterné aux pieds de la
jeune femme, avait saisie le bas de sa robe, el il osait tenir ses
genoux entre ses bras, et, avec ses yeux baignés de larmes, il
était beau comme les anges qu'on représente implorant la pitié
céleste pour racheter nos fautes. La duchesse le regardait fixe-
ment, sans changer de visage et sans prononcer une parole ;
mais , malgré celle apparence tranquille , un combat terrible se
livrait dans son âme. A la fin, elle se dégagea doucement de
l'élreinte passionnée de son amanl, puis, d'une voix brisée,
elle s'écria :
— Celle clef , gardez-là !
A ces mots elle s'enfuit. Pbilidor se releva le visage rayon-
nant , se demandant ce que pouvaient valoir les applaudisse-
ments d'une salle entière «pii semble près de s'écrouler sous les
bravos et les trépignemenls, auprès de ces quatre mots de la
jolie duchesse de 31....: « Cette clef... gardez-la!» C'était un
beau prix , en effet, pour quelques leçons de chajit. Maintenant,
comme Sixte-Quint, il était pape; que dis-je? plus que pape;
plus qu'empereur : il était Dieu.
Il y aurait ici une grande question à juger, c'est celle de sa-
voir si , dans cette histoire de clef volée, dont la restitution
avait été offerte avec un si merveilleux à-propos, les choses s'é-
taient passées sincèrement et de bonne foi, ou s'il n'y avait pas
1 5
50 REVUE DE PAKIS.
là loule la tactique du (lii)l()inate et du générai les plus consom-
més. Pour moi , qui suis portée à ne voir dans Philidor qu'un
comédien sous tous les rapports, je crois qu'il méritait de passer
à la postérité beaucoup plus pour la savante stratégie avec la-
quelle il sut conquérir la duchesse de M..., que pour sa renom-
mée de chanteur, renommée complètement oubliée aujourd'hui,
absorbée qu'elle s'est trouvée dans celle d'un contemporain
homonyme, le compositeur Philidor.
J'ai peu de détails à vous donner sur ce qui se passa au châ-
teau depuis ce moment jusqu'à celui de la représentation. Le
duc arriva fort tard et en compagnie d'un certain nombre de
ses "lûtes. Quoiqu'il tît tous ses effoits pour paraître gai , il était
facile de lire sur son visage l'empreinte mal dissimulée d'une
préoccupation profonde. Il demanda à voir la duchesse , et l'en-
trevue qui eut lieu en présence de témoins fut beaucoup plus
cérémonieuse qu'affectueuse. Cependant, sa femme ayant re-
marqué qu'il était pâle et même un peu changé, crut devoir
s'enquérir de sa santé ; mais il s'empressa de répondre qu'il
allait à merveille. Bien entendu , la duchesse n'en crut pas un
mot , et elle ne manqua pas d'attribuer la pâleur de son mari au
chagrin qu'il avait éprouvé et qu'il éprouvait sans doute encore
de la fuite de sa maîtresse.
Peu à peu les cours du château se remplirent de carrosses ; on
arrivait en foule de tous les manoirs voisins pour assister à la
solennité théâtrale par laquelle M. le duc de M.... avait voulu
inaugurer l'arrivée de la jeune duchesse à La Brosse-Saint-Ouëu.
Quelques-uns même étaient venus pour cela de Paris et de Ver-
sailles, tant on était curieux d'assister à une représentation où
la jolie duchesse de M.... devait faire son début dans la carrière
dramatique, alors , il vous en souvient sans doute , fort en hon-
neur parmi les grands seigneurs et les belles dames , à com-
mencer par le comte d'Artois et Marie-Antoinette d'Autriche. A
l'allrait fout particulier de ce début se joignait pour les uns la
curiosité devoir le célèbre Philidor, transporté du vaste théâtre
où il brillait d'ordinaire, sur la petite scène d'une salle de co-
médie de château, et recevant sa réplique d'une duchesse ; pour
d'autres, exactement informés de la chronique scandaleuse de
l'Œil-de-bœuf, c'était plus encore : ceux-là, fort au fait de la
liaison qui existait jadis entre M. le duc et la Rayraon , avaient
REVUE DE PARIS. 51
trouvé on ne peut plus piquant que cette petite duchesse , réputée
si sage jusque-là, si ennemie du monde et si antipathique aux
belles manières, se fût enfin décidée à imiter son mari, et à
faire ce qu'on appelle partie carrée. Aussi étaient-ils avides de
juger par leurs propres yeux du degré oij celte intrigue était
parvenue.
Vous pourriez penser, d'après cela, que le duc jouait dans
toute cette affaire un fort sot personnage ; aussi je me hàle de
vous prémunir contre une semblable présomption. A l'époque où
se passe celte histoire, la dissolution dont le monarque donnait
l'exemple s'était si bien infiltrée dans les hautes classes de la
société , qu'on trouvait toutes naturelles ces sortes de repré-
sailles entre maris et femmes, et que M. de M.... eût été cent
fois trahi , qu'il n'eût pas cessé pour cela d'être regardé comme
la fleur du bel air et de la galanterie. Il est vrai que c'était à la
condition qu'il y aurait toujours partie et revanche. Du moment
où l'on eût pu voir en lui seulement un époux malheureux . il
eût été ridicule.
Six heures du soir ! Le duc , aidé de la douairière et de quel-
ques amîs , est occupé à faire les honneurs de l'hospitalité. Pen-
dant ce temps-là, M"» la duchesse achève sa toilette dans la
loge que M. le duc a fait disposer quehpie temps auparavant
auprès du théâtre pour la Raymon, et qu'il ne croyait guère à
coup sûr voir jamais servir à sa femme. Déjà celte dernière a
revêtu les attributs de son rôle, la jupe courte de bure rayée,
les bas bleus . les souliers à boucle , le corsage de velours noir
et le bavolet. Je n'ai pas besoin de vous dire que la duchesse est
ravissante sous ce costume , et (jue bien qu'elle n'ait pas encore
mis son rouge, et qu'elle ne soit pas coiffée, elle serait femme à
troubler bien des cœurs à la cour comme à la ville, à la ville
comme au village. Pourquoi donc un sombre nuage vient-il par
intervalles obscurcir son front et glacer le sourire suspendu sur
le bord de ses lèvres? Pourquoi, lorsque ses regards tombent
par hasard dans un miroir, frappe-t-elle ainsi de son pied
mignon le parquet de sa loge avec de merveilleux airs de dépit
qui rehaussent encore sa beauté ? Patience ! vous allez le savoir.
Un petit coup bien léger, bien discret, vient de retentir à la
porte de sa loge , et elle a bondi sur son siège, et elle s'est écriée
d'une voix pleine d'émotion : « Entrez ! » Or celui qui entre
52 REVUE DE PARIS.
ainsi n'est autre que Philidor, Philidor en habit de jeune sei-
fïmnir, entendez-vous? car le déguisement auquel son rôle le
force d'avoir recours ne s'opère que dans le courant de la pièce.
Que dis-je Philidor? oh! ne serait-ce pas plutôt ou Lauzun ou
Fronsao à vingt ans, tant il a de grâce , d'élégance et de bonne
mine sous ce riche accoutrement, tant il semble n'en avoir ja-
mais porté d'autre de sa vie ? Oh ! ni la duchesse, ni la douairière
ne se sont trompées , et tout porte en lui le prestige d'une noble
ori{;ine. Il n'est plus triste à celte heure; pourquoi le serait-il ?
Kt si l'on peut lire dans ses grands yeux bleus la fièvre qui naît
de l'attente, on y lit aussi le plaisir que donne une charmante
pi omesse. 11 s'avance d'un air sémillant et s'écrie en osant cette
lois baiser le cou le plus blanc et le plus provocateur qu'il soit
possible d'imaginer :
— Bonsoir , mon adorable duchesse.
Car il est déjà tout à fait dans l'esprit de son rôle , le jeune
seigneur. Bon Dieu , de quel crime s'est-il donc rendu coupable
depuis le matin, ce pauvre Philidor? A son aspect la jeune
femme a détourné la tête avec une petite moue presque dédai-
gneuse, après l'avoir salué d'un simple signe. Aussi, comme il
est inquiet ! comme il a bien vite repris son attitude humble et
soumise des jours précédents , lorsque , s'asseyant timidement et
à distance respeciueuse , sur le siège le plus modeste qu'il ait pu
trouver ù sa portée , il dit en balbutiant. :
— Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous , madame la duchesse? Au-
rais-je eu le malheur de vous déplaire?
Mais son interlocutrice, qui n'attendait qu'une occasion pour
éclater, l'a enfin trouvée , et elle s'écrie avec une pétulance sans
égale :
— Ce que j'ai, monsieur? apprenez que je suis furieuse?
C'est une indignité! Me faire attendre ainsi, moi la duchesse
de M....!
Et en s'exprimant ainsi , la petite duchessene fait pas attention
au contraste piquant que présentent sa paroles avec le costume
qu'elle a momentanément rèvôtu.
— Vous m'attendiez , madame la duchesse! répond Philidor
ébahi.
A ce moment , pour la première fois , la jeune femme s'aper-
çoit de In méprise et du trouble de son favori; elle ne peut
REVUE DE PARIS. 53
s'empêcher de sourire et de lui tendre une main qu'il couvre
de baisers; puis, maîtrisée de nouveau par un importun souve-
nir :
— Il s'agit bien de vous, monsieur, répond-elle en frappant
'du pied et en écartant convulsivement le rideau d'une fenêtre à
travers laquelle elle jette au loin un douloureux regard. Eh quoi!
vous ne savez pas ce qui m'arrive?
— Non , sur mon âme ! Contez-moi donc cela , dit Philidor en
se rapprochant d'un air patelin.
— Écoutez donc ! Hier soir, en essayant mon costume, j'ai
voulu juger de l'effet qu'il ferait avec une coiffure à la pay-
sanne, comme j'en ai vu à la Comédie Italienne. C'est char-
mant , n'est-ce pas , ces coiffures-là ?
— Oh! oui , délicieux !
— Je pensais que Julie , celle de mes femmes qui me coiffe
habituellement, parviendrait sans peine à en exécuter une sem-
blable : mais voyez mon malheur! Imaginez que ni cette
fille, ni aucune de mes femmes m'ont pu après vingt essais,
plus détestables les uns que les autres , parvenir à me satisfaire.
Ces péronnelles n'entendent absolument que les coiffures de
cour.
— Est-il bien possible ?
— Je n'avais qu'un parti à prendre dans cette extrémité :
c'était d'envoyer un exprès à Paris pour m'amener le coiffeur
de la Comédie Italienne ou tout autre en état de le remplacer.
L'exprès est parti cette nuit et est revenu depuis longtemps, en
annonçant que le coiffeur de la Comédie Italienne serait ici à
quatre heures; il en est six et demie, et personne encore! C'est
en vain que j'envoie toutes mes femmes les unes après les au-
tres , en observation sur la route. Point de nouvelles ! Oh ! ma
patience est à bout, et je suis prête à pleurer. Songez donc ! une
coiffure qui m'aurait été à merveille , j'en suis sûre ! et dire qu'il
faudra que je m'abandonne à cette Julie qui m'attifera si bel et
si bien que je serai laide à faire peur.
— Oh! madame la duchesse, comment cela se ferait-il?
— Cela sera ainsi, vous dis-je. 0 ciel ! suis-je assez malheu-
reuse!
Pendant cette éloquente lamentation, Philidor s'était levé et
il se promenait de long en large dans la loge de la duchesse ,
54 REVUE DE PARIS.
cherchant ù iui prouver par ses gestes et par son altitude, à
défaut (le ses paroles, combien il symi)alhisait de toute son
âme à une si légitime douleur; et il allait à la fenêtre , et il
prétait l'oreille, tout cela inutilement. Ce misérable coiffeur , si
impatiemment attendu, n'arrivait point, et la duchesse déchi-
rait ù belles dents un magnifique mouchoir brodé . {jarni de den-
telle, qu'elle mâchonnait depuis tantôt une heure pour s'aider à
prendre patience.
Soudain . Pliilidor s'arrêta au milieu de la loge.
— Auriez vous entendu quelque chose ! s'écria la duchesse.
— Non , madame , répondit le chanteur , mais je connais fort
bien la coiffure que vous désirez , et si vous voulez le permet-
tre, je... j'essayerai d'être plus heureux que M"» Julie.
— Vous , monsieur Philidor ! Allons donc , vous voulez rire !
— Non pas , madame la duchesse ; avez-vous là ce qu'il faut?
— Certainement, tout est prêt , mais je ne souffrirai pas...
D'ailleurs vous n'en viendriez jamais à bout.
— Je gage le contraire.
— Allons, c'est un enfantillage auquel je veux bien me prêler
une minute seulement.
— Une minute! ah! c'est trop peu , vous m'en accorderez
bien quehiues-unes de plus. Oh ! ce ne sera pas long.
— Voyons donc comment vous vous en tirerez. Prenez garde
de me brûler au moins.
— Ne craignez rien, madame la duchesse, et tenez- vous im-
mobile , la tête un peu à gauche... très-bien! à droite main-
tenant.
Vous figurez-vous ce beau jeune seigneur, si pimpant, avec
ses riches habits , ses rubans , ses dentelles , ce fier Lauzun, ce
noble Fronsac , |)romenant délicatement le fer et le peigne sur
la tête de Colette?
— En voilà assez, je pense, dit la duchesse, et puisque ce
maudit coiffeur ne vient pas, je vais appeler mes femmes.
— Pas encore. Veuillez. seulement jeter les yeux dans ce
miroir.
— Que vois-je? mais c'est à merveille! et voici le chignon le
plus coquettement tourné que j'aie vu de ma vie. Comment se
fait- il ?
— Oh ! je vous dirai cela plus lard.
REVUE DE PARIS. r>5
— Mais enfin...
~- Quelques coups de peigne , et j'ai fini.
— C'est que cette coiffure est délicieuse ; mais il faut que
vous en ayez f;iit une élude particulière, avouez-le moi fran-
chement. Oh ! maintenant, je suis sûre au moins d'un succès
ce soir.
— Dites de tous les succès comme de tous les suffrages.
— Mais j'y songe... celte habileté , cette dextérité avec la-
quelle... mon dieu, vous n'avez pas toujours été chanteur?.. .
— Il est vrai, madame la duchesse.
— Vous avez donc été...
Philidor baissa les yeux , la duchesse en fit autant, et lais-
sant sa phrase inachevée, elle demeura quelques instants comme
anéantie , puis changeant brusquement de conversation :
— Maintenant , dit-elle, me voilà prête, et on peut com-
mencer le spectacle quand on voudra.
Un quart d'heure après , le rideau se levait au milieu d'un
silence religieux , en face d'un auditoire composé de l'élite de
la noblesse de la province de Brie , et où la Champagne et l'Ile-
de-France comptaient même quelques représentants ; le succès
de la duchesse fut immense. On se demandait ce qu'on devait
admirer le plus en elle de la comédienne, de la jolie femme ou
de la cantatrice; car, sous ce triple aspect, la nature semblait
s'être plu à la doler de ses phis riches dons. Toutes les espé-
rances que Philidor avait conçues d'elle aux répétitions furent
remplies et au delà , et l'élève surpassa même, à ce qu'on as-
sure, son célèbre professeur. Heureux duc ! disaient les aveugles;
heureux Philidor ! murmuraient tout bas les gens plus clair-
voyants. Ce dernier élait dans toute l'ivresse du triomphe et de
la joie. Quant au duc , il fut le seul qui parut étranger à l'en-
thousiasme général ; il fut le seul qui , après la représentation ,
se dispensa d'aller complimenter la duchesse. Son cœur saignait
trop cruellement , et n'eût été son respect pour les convenances,
il serait sorli de la salle de spectacle même avant la fin de la
représentation , et sautant sur le premier cheval venu , il au-
rait été chercher au plus profond de quelque forêt un lieu où il
pût se jeter la face contre terre et oublier.
Le spectacle fut suivi d'un splendide souper ; le château et le
parc étaient illuminés et présentaient, dit-on, un aspect fée-
56 REVUE rtE l'ARIS.
rique. Après le souper , chacun se relira comme il était venu ,
à la seule exception des personnes qui habitaient trop loin et
qui trouvèrent au château une généreuse hospitalité. Comme le
duc , libre enfin, rentrait dans son appartement, son valet de
chambre lui remit un billet. Le duc l'ouvrit , se frotta les yeux,
et sortit en ordonnant au valet de l'attendre. A quelque temps
de là, lorsqu'il ne resta jikis pour éclairer le château d'autres
flambeaux allumés que les étoiles qui scintillaient joyeusement
dans un ciel sans nuages , un jeune homme, enveloppé d'un
manteau couleur de muraille , traversa les cours, pénétra dans
le corps de logis principal , celui qui est aujourd'hui complète-
ment ruiné, et se dirigea à pas de loup vers l'appartement de
M'"e la duchesse de M=.. Arrivé à la porte de la chambre à cou-
cher, il introduisit en Iremblantla clef dans la serrure; mais la
porte, sans doute fermée en dedans au verrou , résista à ses
efforts , et une voix masculine s'écria de l'intérieur : « Qui va
];'i ? " Cette voix ressemblait singulièrement à celle de M. le duc
de M... Au surplus , elle fut étouffée par le bruit d'un baiser.
Le jeune homme , qui n'était autre que le beau Philidor , n'en
demanda pas davantage ; seulement il se frappa le front comme
s'il se sentait en proie à quelque importun souvenir. En ren-
trant dans sa chambre , il trouva sur sa table de nuit une large
bourse contenant 200 louis d'or, et, au point du jour il partit
pour Paris, le croirait-on! dans le carrosse de la douairière qui
voulut à toute force lui faire compagnie, sans même prendre
congé de sa nièce.
Le valet de M. de M.... l'attendit vainement toute la nuit.
Le lendemain , dans la matinée, l'intendant du duc, 31. Re-
nard , reçut l'ordre de faire détruire immédiatement le pavillon
qui avait dû servir d'habitation à M"^ Raymon de l'Opéra , et
de faire ajouter en lettres d'or, aux armoiries qui décoraient
la grille d'honneur du château la célèbre devise : Dieu ayde
mi premier baron chrestien. »
C'est ici que se termine' le récit de notre veillée au château
de La Brosse-Sainl-Ouën. Le lendemain , après avoir passé une
partie de la nuit à écrire les notes d'après lesquelles j'ai essayé
de reproduire celte véridique histoire, je sortis un peu après
l'aube pour respirer l'air frais et pur du matin, et je dirigeai
ma promenade du côté des ruines du château. Comme je m'étais
REVUE DE PARIS. 57
assis au bord de l'eau , en face du soleil levant , contemplant
machinalement une jolie touffe de myosotis épanouie auppfïs
d'une pierre moussue , je me sentis frapper sur l'épaule : c'é-
tait M™8 V.... ; elle tenait à la main une vieille estampe jaunie
et poudreuse sur laquelle était représentée au trait une demeure
seij;neuria!e construite, dans le goût du temps de Louis XV. Au
bas était écrit : rue du magnifique château de La Brosse-
Suint-Ouën , appartenant à M. le duc de M
— Savez-vous , me dit M""» V.... en mettant cette estampe
entre mes mains, où vous êtes assis maintenant? c'est sur l'em-
placement qu'occupait jadis la chambre à coucher de la duchesse.
Je tressaillis à ces mots et ne pus m'empêcii^r de cueillir
quelques-unes de ces fleurs symboliques qui étalaient si com-
plaisamment devant moi leurs petites corolles bleuâtres ; el au-
jourd'hui , quelque desséchées quelles puissent être , je les
conserve encore religieusement. Qui sait si ce n'est pas en cet
endroit que la jeune duchesse a jeté le bouquet de pensées , de
roses blanches et de myosotis, que lui avait donné le chanteur
Pliiiidor? Pauvre Philidor! que ne s'est-il contenté d'offrir son
bouquet .'
Alexandre de Lavergne.
LE
NORRLAND
La partie de la Suède , désignée par les géographes sous le
nom de Norrland, s'élend du 60" degré ôO minules jusque au delà
du 68^ degré de latitude et embrasse dans sa vaste circonférence
les provinces de Geslrikland . Nelsingeland , Medelpad , Anger-
mannie , Veslrebothnie et Nordbolhnie. C'est une étrange el cu-
rieuse contrée qui a toutes sortes de formes pittoresques et de
charmants aspects. Là sont les hautes montagnes sans fleurs et
sans verdure du haut desquelles l'œil ne découvre qu'un long
espace désert et un océan de neige (1); les marais de Laponie
où le voyageur tremble de s'égarer; les fleuves puissants qui se
précipitent du sommet des montagnes comme des torrents, et
dont le cours majestueux et solennel ressemble parfois à celui
(1) Telle est, entre autres ^ celle de Sulitelma, située dans la
Laponie de Pitea. Sa hauteur s'élève à 5,79G pieds ; à sa base même
elle est presque constamment couverte de neige, et du haut de sa
cime glacée, aussi loin que la vue peut s'étendre, on n'aperçoit que
des montagnes et des plateaux de neige, A plusieurs milles à la ronde,
on ne trouve aucune habitation.
REVUE DE PARIS. 59
de la mer; là sont les grandes plaines verles paîsemées de bou-
leaux , les beaux lacs frais et limpides comme ceux qui font
rêver la muse de Wordsworth , et les chalets bâtis comme des
nids d'oiseaux au bord de ces lacs.
A l'extrémité méridionale du Norriand est la jolie ville de
Gelfe , active et riante comme l'espérance dans un cœur jeune ;
à l'autre extrémité est le pastoral de Karesuando , silencieux et
morne comme une pensée qui s'affaise dans l'âme fatiguée du
vieillard. De Karesuando à Haparanda , on descend le fleuve
Muonio et le Tornea. Le pays, est plat , monotone , peu cultivé
et peu habité. De Haparanda à Umea , il ny a qu'une immense
forêt de pins et de sapins , une forêt de cent quarante lieues ,
traversée çà et lu par quelques grands fleuves , sur lesquels on
ne trouve point encore de ponts , et coupée par d'étroits val-
lons. 11 y a je ne sais quel plaisir plein de charme et de mélan-
colie à s'en aller au sein de ces bois sombres et silencieux. C'est
une solitude qui agit avec une douce puissance sur l'âme et la
porte au recueillement. On ne pourrait rester là avec une mau-
vaise pensée , ni subir l'orage d'une mauvaise passion. Cet air
pur et balsamique qui se joue dans vos cheveux semble des-
cendre jusqu'à votre cœur; ce vague murmure de la forêt ré-
sonne à votre oreille comme une mélodie. Puis de tout côté l'as-
pect du monde vous est fermé ; vous ne voyez que ces grands
bois qui vous cachent sous leurs verts rameaux comme les pa-
rois mystérieuses d'une cathédrale , et au-dessus de voire tète le
ciel. Les traditions du peuple parlent d'une jeune fée à l'œil mé-
lancolique , au front voilé, que l'on voit passer sur la pelouse,
qui parfois s'arrête à l'entrée d'une avenue ,jeUe un regard dans
le lointain , puis baisse la tête et s'éloigne en poussant un doux
soupir. Cette jeune fée , c'est le génie des rêves qui s'emparent
de vous au milieu des forêts du Nord , qui parfois vous laissent
entrevoir par une des innombrables avenues de la pensée le ta-
bleau du monde , pour vous rejeter ensuite avec plus d'abandon
dans le calme de la retraite.
Pour moi , je ne crois pas que j'oublie jamais le bonheur que
j'ai ressenti à suivre dans toule sa longueur cette route si peu
fréquentée. Je parlais au point du jour avec les oiseaux de pas-
sage qui s'élevaient du milieu des bruyères, planaient dans les
airs et semblaient , par leurs cris, saluer le voyageur qui s'en
revenait, comme eux , des régions ijolaires et, comme eux, re-
tournait vers les contrées du Sud. C'était par un beau mois
d'automne. Une légère gelée blanche scintillait sur les verts ra-
meaux de sapins et se fondait aux premiers rayons du soleil.
Un ciel pur s'étendait sur ma tète , une douce lumière se répan-
dait peu à peu à travers les sinuosités profondes de la forêt.
Toute cette nature était si calme , que son réveil ressemblait
encore à un repos parfait; il y avait tant d'harmonie entre les
diverses teintes du paysage, entre cette mélancolique clarté
d'un jour d'automne et cette verdure des bois , que le tout for-
mait comme un grand tableau où la main du peintre le plus iia-
bile n'aurait pu ajouter aucun ton , ni adoucir aucune nuance.
Jusque-là , chose extraordinaire , on n'avait encore point vu
tomber de neige. Il y avait comme un renouvellement ou une
prolongation de l'été qui formait de charmants anachronisraes.
La gelinotte s'en allait sautillant au pied des arbres et becque-
tant le sol comme si elle eût encore cherché des brins de mousse
pour faire son nid ; le coq de bruyère , ce roi des forêts du Nord,
se promenait fièrement aux rayons du soleil , sans crainte des
pièges de l'hiver et sans crainte du chasseur. Sur les bords de
la route , la légère campanille élevait encore sa corolle violacée
comme une améthyste, et l'on voyait les fleurs daVakerbaeri]),
trompées par cette chaleur inattendue, qui recommençaient ù
éclore, pareilles à ces pensées d'amour ou de poésie qui surgis-
sent trop tard et s'affaisent bientôt sous le poids de la vieillesse,
cet hiver de l'homme.
J'étais seul et libre. Deux chevaux vigoureux m'entraînaient
avec rapidité sur une route plate , ferme et sablée comme une
allée de jardin. De temps à autre j'aimais à ralentir ma course
pour voir un nouveau paysage qui se découpait dans le lointain,
pour suivre le cours d'un des grands fleuves de Laponie, ou
pour contempler l'effet pittoresque d'un hameau bâti au-dessus
delà colline; je m'arrêtais pour causer avec les bonnes gens
que je rencontrais sur ma roule ; j'entrais dans le chalet hospi-
talier. La mère de famille m'apportait ce qu'elle pouvait offrir
(1) Pelif. fruit rouge que l'on ne trouve que dans les provinces du
Word et qui a le j;oût de la framboise.
REVUE DE PARIS. 61
de meilleur, le lait le plus frais dans la plus belle lasse de
faïence.; le paysan , à qui je parlais de sa récolte j de ses champs ,
de ses bestiaux , me reconduisait , quand je voulais m'en aller ,
jusqu'aux limites de son humble domaine, et me disait en nie
secouant la main : Faelkonunen en annan gang ; sois le bien-
venu une autre fois.
Le soir , toute cette nature septentrionale , si grave à la fois
et si attrayante, avait un aspect plus imposant et plus recueilli.
C'était une charmante chose à voir que les clartés du soleil
couchant, colorant d'un dernier reflet Tonde argentée des fleu-
ves , le miroir des lacs, puis s'effacant peu à peu derrière le
rideau de la forêt. Alors, à la lueur pâle et incertaine de la lune,
les hautes tiges élancées des sapins , les vieux troncs usés par
le temps, ou brisés par l'orage , prenaient toutes sortes de formes
fantastiques qui me rappelaient les contes terribles de mon ei».-
fance et les naïves ballades du nord de l'Allemagne. Alors tout
était muet et endormi autour de moi. Je n'entendais que le bruit
des roues de ma voituie glissant sur le chemin solitaire et les
affectueuses apostrophes que le postillon adressait de temps à
autre à ses chevaux pour les encourager. C'était l'heure des doux
souvenirs et des douces tristesses , l'heure où je pouvais m'écricr
comme le poëte anglais :
Spirit of love and sorrow , hall !
Thy solenm voice from far I hear
Mingling with evening's dying gale.
Hail , wilh this sadly pleasing tear (1).
Ainsi livré au charme de cette solitude, subjugué par la féerie
de ces nuits paisibles , je poursuivais ma roule sans en mesurer
la longueur , sans calculer le temps, et quand je voyais briller
la lampe du gaestgifcaregard , où je devais m'arrèter, je me
disais : Déjà ! et je regrettais que ma course fût sitôt finie.
(1) Esprit d'amour et de douleur , salut ! J'entends de loin ta voix so-
lennelle mêlée au murmure mourant du soir. Salut avec celle larme
douce et triste! (Mme RadclifF. )
1 6
62 REVUE DE PARIS.
Quand on arrive dans l'Angermannie, on passe tout à coup
d'une terre plate et uniforme à une contrée montagneuse et
pittoresque, coirpée par de longues allées fraîches et riantes
comme celles du Giidbrandsdal, parsemée de grands lacs aussi
poétiques que ceux de la Suisse, et traversée par un fleuve dont
los rives accidentées ont souvent foute la grâce , tout le prestige
des rives du Rhin , et toute la majesté des rives du Danube. Là ,
le paysage varie à chaque instant ; on passe d'une enceinte de
rochers à une longue et verte prairie, d'une colline aride et hé-
rissée de quelques arbres chétifs à un champ de seigle, d'un
chalet à une forge. A l'un des détours de la roule, on ne voit
qu'une profonde forêt : on descend quelques centaines de pas ,
et l'on est au bord de la mer. Les voiles flottent entre une haie
de sapins , et les bâtiments viennent jeter l'ancre au bord d'un
vallon. L'Angermannie est, avec la Dalécarlie, la plus belle
partie de la Suède.
Ce qui fait surtout le charme de ces voyages dans les provin-
ces du Nord , c'est le caractère de leurs habitants. Nulle part je
n'ai vu une population plus digne d'exciter la sympathie. Elle
occupe un sol rude, difficile à cultiver, qui ne donne que de
loin en loin une maigre récolte. A voir les terres arides , les
pâturages ingrats qui entourent les hameaux , on se demande
quels peuvent être les moyens de subsistance des habitants de
celte contrée. Hélas ! tous ces moyens sont bien minimes et bien
précaires ; mais le Norriandais est sobre , économe , industrieux,
et c'est par ces vertus qu'il échappe à la misère. En été , quand
il a labouré ses champs ou récolté ses foins, il fabrique de la
potasse avec les feuilles de bouleau , du goudron avec la résine
des pins ; en hiver , il va à la chasse , tend des pièges aux oi-
seaux, et fait des cargaisons de coqs de bruyère et de gelinottes
qu'il expédie jusqu'à Stockholm. S'il est dans le voisinage d'une
foige, il charrie du fer ou du minerai ; s'il est sur le bord d'une
route, il transporte les voyageurs. Une de ses principales res-
sources est le produit de ses bestiaux. Grâce à tous ces moyens
habilement ménagés , grâce surtout à ses habitudes d'ordre et
de tempérance, le Norriandais, malgré les gelées trop promptes
qui détruisent sa moisson, malgré les étés pluvieux et les rudes
hivers, parvient prescjue toujours à se créer une sorte de bien-
être que l'on reconnaît dès que l'on franchit le seuil de son ha-
REVUE DE PARIS. 03
hitalion. Toul y est propre el rangé avec soin : il y a de grands
plais d'élain polis et luisants dans la cuisine , de la vaiscUe de
fayence dans l'armoire , des rideaux aux fenêtres , du linge fin
el noême de l'argenterie dans le buffet. La chambre des voya-
geurs est disposée avec une sorte de sollicitude maternelle. Là
sont les objets de luxe que le Norrlandais ne se procure qu'à
grands frais dans la ville voisine : les tentures en papier de
couleur, le canapé servant de lit , la petite table en bois peint,
la glace avec un cadre d'acajou , et quelques gravures ou litho-
graphies suspendues aux murailles. Quand vous arrivez là , une
jeune fille vous sert , en quelques instants , un souper composé
de tout ce que la maison possède de plus recherché : du beurre ,
des œufs , du gibier rôti , de la crème excellente. Elle déroule
sur le lit des draps en toile d'une blancheur et d'une finesse
telle qu'on n'en trouve pas dans nos riches maisons en France.
Vous demandez votre compte : le souper , le logis , le déjeuner ,
tout cela coûte quinze à vingt sous.
Après avoir visité celte demeure du paysan immatriculé de-
puis longtemps dans la paroisse , et qui n'a eu parfois qu'à sou-
tenir ou à développer les éléments de bien-être que lui légua
son père, il faut voir la pauvre cabane du colon qui a dû lui-
même porter pour la première fois le soc de la charrue dans une
terre aride , et lui livrer d'une main inquiète la première se-
mence. Le colon , ou comme les Suédois l'appellent, le nybyg-
gare (nouveau constructeur), est ordinairement un domestique
qui , à l'aide de quelques épargnes , croit pouvoir conquérir sa
liberté ; un soldat qui a fini son temps de service , ou un Lapon
qui vend le reste de son troupeau de rennes , et renonce à la vie
nomade. L'État livre au colon une certaine étendue de terrain
à défricher, et l'exempte de toute taxe, de toute imposition
pendant vingt, trente et quelquefois cinquante ans. L'État lui
donne eu outre trois tonnes de grains la première et la seconde
année de son installation, et deux tonnes la iroisiènie, après
quoi tout est fini. 11 se bâtit lui-même sa cabane en bois, ar-
rache les racines d'arbres et les quartiers de roc de son champ ,
creuse , bêche , et chaque soir, en se mettant à genoux avec sa
femme et ses enfants, il prie Dieu de venir à sou secours. Tout
pour lui dépend du succès des premières années , du temps où
l'Étal lui donne ce qu'il faut pour ensemencer un champ. Si la
64 REVUE DE PARIS.
gelée vient à détruire son espoir, si du sillon creusé avec tant
de peine il ne sort que des épis vides, souvent le malheureux
est forcé d'abandonnei' cette maison qu'il venait de construire,
cet enclos qu'il avait déblayé , et de se remettre au service avec
tous les siens. Si, au contraire, il fait une bonne récolte, s'il
peut acheter quelques vaches et un cheval , vendre du beurre et
charrier du minerai , il est sauvé; il se crée peu à peu une pe-
tite rente , et parvient à se prémunir contre les mauvaises an-
nées. La plupart des nybyggares sont pauvres, mais au moins
ils vivent , et pour ces malheureux à qui la fortune a tout re-
fusé , à qui la nature accorde si peu , toute la question est de
vivre; ils vivent, ils sont libres, ils ont un domaine qui leur
appartient , qu'ils peuvent agrandir et léguer avec de meilleures
chances d'avenir à leurs enfants. La Suède a une immense res-
source dans toutes ces terres non défrichées. On voit, par les
rapports quinquennaux des gouverneurs de Vestrebothnie et de
Nordbothnie , que la population de ces deux provinces aug-
mente d'une manière notable. Cet accroissement est en grande
partie le résultat des migrations de prolétaires qui viennent
là avec leur famille enrichir leur pays en cultivant un nouveau
terrain.
Le Norriandais est grand , fort , endurci au froid et à la fa-
tigue. J'ai passé une fois dans cette contrée, enveloppé dans une
lourde pelisse; le paysan qui me servait de postillon n'avait
que sa veste de vadmel , et ne souffrait pas de la gelée comme
moi. Les femmes sont d'une taille ferme , élancée; elles s'habil-
lent avec goût et nattent leurs cheveux avec grâce. Leur phy-
sionomie, ainsi que celle des hommes, a un caractère de dou-
ceur et de résignation touchant. Cette expression de leur figure
est parfaitement celle de leur caractère. Je ne connais pas de
nature plus honnête , plus franche , plus facile à satisfaire, que
celle des habitants de la Nordbothnie et de la Vestrebothnie. Si
vous les rencontrez sur votre route , pas un d'eux ne passera
sans ôter le premier son bonnet de laine pour vous saluer ; s'ils
conduisent une charrette, i4s la mèneront jusqu'au bord du fossé
pour faire place à votre voiture. S'il vous arrive un accident,
ils accourront aussitôt pour y remédier, puis s'éloigneront sans
demander , ni attendre la moindre récompense. Ils naissent en
quelque sorleaveclesentiment de leur pauvreté ; ils apprennent
REVUE DE PARIS. f>5
de bonne heure à aimer le travail , à supporter les priva-
lions, et le plus petit secours qu'on leur donne leur cause une
joie sincère. Un jour, j'avais pour postillon un enfant de qua-
torze ans, d'une figure douce et aimable. Le long de la route,
je lui demandai qui il était : il m'apprit que son père avait douze
enfants ; lui était le plus jeune de tous. Ses frères et ses sœurs
servaient dans différentes fermes , et il avait dû faire comme
eux. Dès l'âge de dix ans , il était entré comme domestique chez
le maître de poste du village voisin ; là il gagnait sa nourriture,
deux chemises et une paire de souliers, et rien de plus. « Com-
ment ! lui dis-je, rien de plus P'Pas même un peu d'argent? pas
même tous tes vêtements ? — Non, monsieur, me répondit-il
avec une admirable résignation. Si vous saviez? Les récoltes
sont si mauvaises ! les pauvres gens ont tant de peine à vi-
vre ! Je suis bien content d'être dans la maison de mon maître,
de l'aider dans ses travaux , et de gagner ainsi ma nourriture.
Toutes les années , ma mère et mes sœurs me font une veste ,
un pantalon , et je n'ai besoin de rien. » Quand je le quittai , je
lui mis dans la main quelques skellings. Il les compta avec sur-
prise , me regarda en silence , comme pour savoir si je ne
m'étais pas trompé , puis je vis une larme rouler dans ses yeux,
et il me dit : « Vous m'avez donné autant que ma pauvre mère
me donne quand je vais la voir à Noël. »
Une autre fois , c'était un vieux soldat qui avait fait la cam-
pagne de Finlande et celle de Norwége, qui occupait un bos-
taelle (1) sur les bords de la route, et recevait en outre une
(1) L'armée suédoise esl divisée en deux parties : l'une qu'on ap-
pelle l'armée enrôlée ou soldée, l'autre l'armée indelta. Celle-ci ne
reçoit point de paye en argent, et ne fait point le service de garnison.
Les régiments sont dispersés dans les diverses provinces ; chaque offi-
cier, chaque sous-officier et soldat a la jouissance d"une propriété
qu'on appelle bostaelle , qu'il fait valoir lui-même, et dont le revenu
remplace pour lui la solde régulière. A mesure qu'il avance en grade
il change de domaine et en prend un meilleur. Eu se retirant du ser-
vice, il quitte son bostaelle et reçoit une pension de retraite. En au-
tomne, tous les régiments de Vindella se réunissent dans les divers
campements qui leur sont assignés pour faire l'exercice; c'est là le
seul service auquel ils soient astreints en temps de pais. Le reste de
6.
66 REVUE DE PARIS.
l)cnsion annunlle de 6 rikstialer banco (einiion 12 francs). Il me
raconlait qu'il devait dans quelques années èlre libéré du ser-
vice et quitler son bostaelle. Mais il avait déjà pris ses précau-
tions pour l'avenir : tout en restant soldat , il était devenu ny-
byggarre ; il s'était choisi un joli emplacement entre le lac et la
forêt ; son champ était défriché et sa maison construite. Il
aurait, en raison de ses campagnes et de ses blessures, le
maximum de la pension , environ 40 fr. par an ; il aurait trois
vaches, quelques moulons, un cheval, et il interrogeait son
avenir plus joyeusement que le marchand parisien, qui , après
avoir vendu pendant dix ans du sucre et des épices , s'en va
dans une province acheter un château et devient seigneur du
village.
Mais autant les hommes de cette contrée sont bons et servia-
bles quand on les traite avec ménagement, autant ils devien-
nent rétifs, obstinés et quelquefois violents dès qu'on emploie
avec eux la force ou les menaces , car ils allient î»' leur douceur
habituelle de caractère un sentiment de fierté qui ne tolère ni
le dédain ni l'arrogance. Ils sont fiers de leur pauvreté hon-
nête, de leur vie laborieuse, mais indépendante. Si limitée que
soit l'étendue de leur domaine , ce domaine est à eux, et per-
sonne n'a le droit de leur en demander compte. Ils ne préten-
dent pas qu'on les traite comme de grands propriétaires , mais
ils ne veulent pas non plus qu'on les croie fermiers. I\/i maître,
ni esclave {Hvarken herr , eller slave) , c'est là leur devise.
Toute leur modestie et tout leur orgueil sont dans ce peu de
mots.
Il n'y a point d'école publique dans les campagnes de la
Vestrebothnie et de la Nordbothnie. Les parents font eux-mê-
mes , sous la direction du prêtre , l'éducation de leurs enfanls ,
l'anuéejls sont;,laboureurs , et malgré le peu de durée de leurs exer-
cices , de l'avis de tous ceux qui les ont vus manœuvrer, ces régiments
forment^d'excellentes troupes. L'organisation de Vindella , qui fait
l'admiration de tous les économistes, date de la fin du xvu» siècle ; ce
fut Charles XI qui exécuta celte sage réforme en reprenant une quan-
tité de terres affermées à la noblesse pour de très-minimes redevances,
et en la divisant ainsi entre les officiers et les soldats.
REVUE DE PARIS. 67
et , i^auvres ou i iclies , tous les paysans de ces provinces sa-
vent lire j mais ils n'en sont pas encore venus , comme les pay
sans de la iNorwége , à s'associer entre eux pour recevoir des
journaux et se procurer des ouvrages de littérature, lis lisent
ce que lisaient leurs pères : la Bible, les sermons des prédica-
teurs suédois et le catéchisme de Luther, Leur esprit simple et
naïf n'a pas encore été agité par la polémique des partis j leurs
principes héréditaires n'ont pas encore été mis en discus-
sion, et toute leur science politique et sociale se résume sou-
vent dans ces deux mots : Dieu elle Roi.
Il y a quelques années qu'il se forma parmi eux une société
qui d'abord obtint le suffrage des hommes éclairés, mais qui ,
peu à peu, en est venue à un état de secte dissidente. On l'appelle
la société des Lecteurs. Dans l'origine, son unique maxime était
de lire et de travailler, de travailler toute la semaine avec pa-
tience , avec résignation , et de lire le dimanche la Bible et les
livres de Luther. Mais , en prenant l'habitude d'étudier la Bible,
le paysan voulut avoir le droit de l'interpréter. Il repoussa le
texte des commentateurs, l'explication des prêtres , et se fit une
doctrine à lui. On vil des paysans s'en aller à travers les cam-
pagnes comme des missionnaires , rassembler dans une grange
la population des hameaux, et s'écrier que l'enseignement des
prêtres n'était qu'un mensonge ; que la parole de Dieu se trou-
vait dans la Bible , dans le catéchisme de Luther, et que tous
les autres livres devaient être brûlés. Bientôt cette doctrine des
lecteurs , si simple , si morale et si respectable dans ses pre-
mières manifestations , dégénéra en un mysticisme qui produi-
sit des scènes extravagantes. Les apôtres ambulants disaient
que les hommes étaient encore enveloppés de ténèbres et plon-
gés dans l iniquité j qu'ils devaient être éclairés tout d'un coup
comme saint l'aul , et convertis subitement par un effet de la
grâce divine j que la foi était le seul moyen de salut, et qu'avec
une foi vive et profonde , les œuvres étaient inutiles. Ils ensei-
gnaient aussi que le corps pouvait impunément s'abandonner
au vice , se vautrer dans la fange , pourvu que l'àme restât en
contemplation devant Dieu. On vit alors des jeunes filles quit-
ter leurs vêtements , persuadées que la loi les empêcherait de
sentir les rigueurs de l'hiver. D'autres , par le même principe ,
prirent la résolution de ne plus manger, et quelques prosélytes
68 REVUE DE PARIS.
très-fervents transgressèrent sans remords les commandements
de Dieu et de l'Église en se disant que leurs âmes ne prenaient
point part à leurs joies charnelles.
Une fois que la société des lecteurs en fui venue à ce degré
d'aberration , on comprend que non-seulement les prêtres ,
mais les fonctionnaires civils durent la combattre de tout leur
pouvoir. Cependant ils engagèrent la lutte avec prudence, car,
malgré ces égarements, il y avait au fond de celte association
des lecteurs un tel principe d'honnêteté et de vertu que les hom-
mes sages craignaient, en l'attaquant avec une rigueur outrée,
de provoquer une réaction trop violente et d'anéanlir à la fois
le bien et le mal. Ce fut par de douces exhortations, par de
tendres remontrances , que les prêtres parvinrent à ramener
les apôtres de la société à des principes plus sains.
Aujourd'hui cette association subsiste encore , mais dégagée
«le ses fausses doctrines , et ramenée à son essence primitive.
J'ai rencontré dans la paroisse de Skelleftea un jeune paysan
qui en faisait partie, et qui savait, je crois, toute l'Écriture
sainte par cœur, car à chaque instant il en citait quelque
nouveau verset. Son père et sa mère étaient aussi de la société
des lecteurs , ainsi que sa sœur, jolie blonde aux yeux bleus
un peu trempés de mysticisme , avec laquelle, je l'avoue, j'au-
rais mieux aimé lire le roman de Lancelot du Lac à la manière
de Paolo que la Bible à la manière des méthodistes. Toute cette
famille accomplissait religieusement les deux principales maxi-
mes de l'association, travaillant du malin au soir chaque jour
de la semaine , et le dimanche faisant une lecUue pieuse.
Après la joie que l'on éprouve à vivre au milieu de cette in-
téressante et honnête population , il en est une autre non moins
douce à ressentir , c'est de passer successivement par toutes
les gradations de l'existence sociale et de la prospérité maté-
rielle; c'est de voir, à partir des derniers marais de Laponie, à
mesure que l'on avance vers le Sud, un sol moins aride et une
race d'hommes moins misérable ; c'est de voir les magnifiques
forêts de sapins succéder aux chélifs bouleaux, les champs
d'orge aux i)àuirages déserls , et les hameaux aux chalets iso-
lés. A Haparanda , on trouve déjà de belles et riches maisons
qui pourraient faire l'ornement d'une grande ville, un com-
merce actif et des bâtiments qui vont jusqu'au Brésil porter les
REVUE DE PARIS. C9
productions du Nord. A Pitea , il y a une école où l'on enseigne
le latin , Tallemand et le français ; à Umea , une librairie ; puis ,
vient la jolie ville de Semdswall avec son excellent port et ses
nombreux navires; Hudiks^vall et Sœderhamn, dont le com-
merce a pris dans les dernières années un accroissement consi-
dérable , et enfin Gelfe qui , avec ses chantiers , ses entrepôts ,
son mouvement d'importation et d'exportation , se pose au-
jourd'hui comme la rivale de Gothembourg et de Stockholm.
Toute la province d'Angermanie est remarquable par sa dou-
ble industrie. C'est là qu'on trouve quelques-unes des plus bel-
les usines de la Suède; c'est là qu'on fabrique ces toiles super-
bes qui l'emportent sur celles de Hollande pour la finesse et la
durée. Ici les ouvriers ne sont pas réunis en grand nombre dans
de vastes ateliers , et l'on chercherait vainement dans toute
l'étendue du détroit ce que nous appelons une filature; mais
chaque maison de paysan est elle-même une filature; chaque
chambre a sa navette ou son rouet. En automne , le soir , tous
les habitants du chalet, hommes, femmes, enfants, se réu-
nissent autour du foyer et travaillent à battre le lin , à le pei-
gner , à l'éplucher. Puis , quand ses filaments sont nets , lisses,
sans paillette et sans nœud , la jeune fille le pose sur sa que-
nouille , et la mère de famille le lisse. Lorsque la toile est finie,
elle est soumise au contrôle de deux experts qui en marquent la
finesse et la qualité par une estampille, et en indiquent par là
même la valeur réelle.
La capitale de cette province est Hernœsand. C'est la der-
nière ville littéraire du Nord. Il y a là un gymnase construit
comme un temple antique d'après le plan de Gustave III , une
bibliothèque composée de deux mille volumes, un journal qui est
commel'écho mourant des nouvelles d'Europe (1), un consistoire
ecclésiastique , un évêque , et cet évêque est le poète Michel
Franzen , le patriarche de la littérature romantique. Après un
voyage comme celui que je venais de faire à travers les pla-
teaux de glace du Spilzberg et les montagnes de la Laponie ,
dans un complet dénûment de livres , dans le silence du dé-
(1) Ce journal est une petite feuille in-4o, qui paraît une fois par
'emaine et coûte 4 fr. par an.
70 REVUE DE PARIS.
sert, c'était pour moi un grand bonheur de retrouver ce digne
vieillard , de voir étalées dans sa demeure toutes les richesses
littéraires du Nord et du Sud , de rentrer dans le monde intel-
lectuel en l'écoutant parler, et dans le monde magique des mu-
ses en relisant ses vers. Il y a en Suède un oiseau chéri qui, le
soir, se pose au bord des lacs solitaires, sur les branches de
bouleau, et, tandis que tout dort autour de lui, soupire dans
le repos des nuits d'été son chant pieux et son chant d'amour ;
on l'appelle le rossignol du Nord. Franzen est ce chantre privi-
légié qui , au milieu d'une nature pauvre , garde les trésors du
génie et chante, dans le silence des lieux qui l'entourent, ses
tendres et religieuses émotions.
X. Maruier.
Critique Sittéuxitc*
OEUVRES DE GEORGE SAND.
LELIA.
Lorsque Lé/io parut, on était en 1855. Le vent des nouveautés
soufflait alors et remuait incessamment les idées et les choses.
L'esprit de chacun chancelait sur sa ligne de la veille, et plus
d'une existence , soudain arrachée de la position où elle avait
déjà pris pied , se voyait jetée au milieu de chances jusque-là
imprévues. Celte instabilité même, éveillant les inquiétudes de
l'esprit , en aiguillonnait l'aclivilé , et faisait naître le besoin
de mouvement. Les lêles étaient émues, les passions en haleine;
les puissances du désir , de l'appréhension , de la curiosité ,
tourmentées par la soit' avide de l'inconnu; les imaginations
échauffées par le travail de la conception ou de l'attente. Les
âmes, ardentes à concevoir , recueillaient avidement le grain
souvent vide de la promesse que le tourbillon semait autour
d'elles , et enfantaient de plus vastes désirs ou de plus grandes
résolutions, comme ces cavales des poèmes du Tasse qu'un
72 niiVUE DE PARIS.
souffle de l'air aspiré sur la montagne suffisailà rendre fécondes.
Combien de choses étaient possibles alors, qui ne léseraient
plus aujourd'hui ! Sans doute, au milieu de cette mêlée, l'es-
prit perdait de sa circonspection, de son discernement, de sa
netteté; mais il regagnait en chaleur , en vigueur d'élan, en
intrépidité, ce qu'il perdait du côté de la réflexion. Dans les
âmes riches surtout , dans les âmes chez lesquelles la faculté
de s'émouvoir l'emportesur les facultés d'analyse , de réserve et
de froid examen, cette commotion générale suscita sympathi-
quement et grossit outre mesure toutes les puissances de la pas-
sion. L'heure était favorable pour les œuvres d'éclat. Ce fut alors
que le talent plein de fraîcheur qui nous avait donné Falentinc ,
que le talent pathétique qui avait ^roàuil Indiana , se révéla
sous un jour sombre et nouveau dans Lélia.
Bien que l'écho des paroles qui retentissaient alors au dehors
se fasse entendre plus d'une fois dans Lélia, il est facile de voir
que c'est là une œuvre conçue dans une intention toute particu-
lière à l'auteur, une œuvre dont l'inspiration ne se lie nullement
à aucune des idées qui s'efforçaient de se faire jour autour de
lui , et qui laissent leur empreinte dans quelques détails. On
sent d'ailleurs dans le caractère de Lélia un esprit qui s'isole
volontairement, et les données mêmes de ce caractère excluent
toute idée de confraternité avec quelque esprit que ce soit. C'est
donc bien là une conception tout à fait personnelle et dont les
éléments n'ont pu être puisés que dans une source unique. Mais
ce qui rattache Lélia à l'époque où on l'a vue se produire , c'est
l'exaltation fiévreuse qui l'a enfantée, c'est la hardiesse para-
doxale des diverses parties de l'invention , c'est l'animation im-
pétueuse du langage , c'est la dévorante inquiétude d'esprit
dont les ravages y sont si vivement empreints , c'est la roideur
dogmatique des intentions formulées dans le dessin de chacune
des figures, et la sincérité violente avec laquelle toutes ces in-
tentions sont exposées. Et puis il n'y avait pas de conclusion. Je
suis une âme qui souffre et qui attend, disait Lélia dès les pre-
mières pages, et elle mourait sur cette attente dont elle n'avait
pas daigné dévoiler l'objet. Dans la Lélia nouvelle, tout ce qui
accusait trop vivement l'accès maladif a disparu , et les ténèbres
qui enveloppaient cette âme souffrante et superbe se sont quel-
que peu éclaircies.
REVUE DE PARIS. 73
Ce n'esl pas une chose commune, et de nos jours surtout c'en
est une rare et singulière , que de voir un auteur se reprenant ,
après plusieurs années, à un ouvrage que le succès a consacré
et qui a pris place dans les archives d'une génération comme
représentant sous une forme arrêtée et consentie , par quelques-
uns du moins , une portion du témoignage qu'elle doit laisser
d'elle-même. LéLia est dans l'esprit de bien des gens et proba-
blement dans celui de l'auteur son ouvrage capital. C'est celui
oîi son génie s'est révélé pour la première fois avec toute sa
verve, son haleine et son éclat; c'est celui qui, de la famille déjà
peu nombreuse des romanciers remarquables pour la beauté du
slyle et la vivacité de l'invention , l'a élevé à ce rang A part (jui
ne lui a pas encore été disputé depuis. La fiction , dans ce livre
étrange et magnifique , laisse d'ailleurs percer tant d'agitations
et de souffrances personnelles , tant de cris éloquents sortis du
fond d'un cœur aux prises avec une réelle torture , que la pré-
dilection ([ui lui a été conservée dans l'âme qui s'y est répandue
n'aurait pas besoin d'autre explication. Maintenant , on demande
s'il a gagné à ce témoignage inusité de prédilection dont il vient
d'être l'objet : c'est selon le point de vue où l'on se place pour
l'apprécier.
Si nous avons bien compris le roman i)rimitif, lequel a été ex-
pliqué de bien des manières , Lélia était une personnification
complète des deux extrêmes de la passion (1) humaine : l'ex-
(rême désir et l'extrême imi)uissance. Ces deux éléments essen-
tiels de toute passion , puisque la passion n'est possible que dans
un être capable de désirs, mais en même temps faible et borné ,
ne se combinent point en Lélia dans ces proportions mitigées (|ui
forment un milieu favorable à la i)assion. Ils y existent à l'état
de contraires qui n'oiU entre eux qu'un rapport de négation ré-
ciproque et absolue. Son imagination , franchissant sur des
ailes de feu toutes les bornes <iont le cercle inflexible circonscrit
le domaine soumis à la puissance de l'homme , s'élance sans
cesse au delà des sphères du réel , au delà du possible ; mais
les joies les plus proches , les plus simples, les jilus faciles,
elle ne les a pas goûtées, elle est inhabile à les goûter. Four
(1) Passio, souffrance. C'est le riiot chrétien.
1
74 REVUE DE PARIS.
elle, il n'en est d'aucune espèce. Les splendeurs de l'idéal ont
éteint pour l'œil de son âme le rayonnement des affections et
des félicités terrestres. De froides ténèbres se sont amoncelées
autour de son cœur, où elles ont engendré un venin plein d'a-
mertume qui empoisonne d'avance h leur source chacune des
jouissances qu'elle peut entrevoir par la pensée. Comme être in-
telligent, une raison hautaine et exaspérée, qui ne prend con-
seil que des soulèvements de l'orgueil en révolte, ne l'a conduite
qu'à une sagesse passive et stérile comme la mort. C'est la mort
qu'elle divinise et qu'elle gloritîe sous le nom de sagesse et de
vertu , dans l'impassible et immobile Trenmor. Aussi malheur
à qui l'aime , à qui l'approche. Lélia , la désolée Lélia , ne laisse
émaner d'elle-même que le souffle de la désolation. Ne vous pen-
chez point sur les lèvres de cette femme , jeune homme. L'air
qu'elle a respiré ne viviiie plus ; il tue : aussi n'est ce point la
vie , c'est la mort qu'elle répand autour d'elle. Voyez le prêtre
Magiius , dont elle a tué la foi et la raison ; voyez le poêle Sté-
nio , dont elle a tué Tàme et le corps ; voyez Trenmor , cette dé-
pouille mortelle d'un homme, d'un vice qui n'a su s'affranchir
des livrées du bagne qu'en se couvrant des livrées de la tombe;
ombre sinistre à laquelle Lélia porte envie et qu'elle traîne après
elle comme une conclusion palpable de ses théories , comme la
forme sensible et suprême dans laquelle viennent se résoudre
ses espérances pour elle-même, ses influences sur quiconque
aura aspiré l'haleine de ses passions et de son âme.
Nous n'avons pas tout dit encore , et voilà déjà une concep-
tion étrangement forte, d'un jet puissant, lugubre, inexorable,
et d'un vigoureux dessin. Quelle créature possible est plus mal-
heureuse que Lélia ? Alors même que l'auteur s'en fût tenu là ,
il eût tracé peut-être la plus effrayante figure de souffrance et
d'affliction dont la nature humaine puisse fournir les traits. II
eût décrit un supplice possible seulement dans les conditions
d'existence des sociétés modernes , et dont les anciens , qui
ont eu Prométhée et Tantale , n'ont pu se faire qu'une impar-
faite et lointaine image. Lélig , qui se compare au premier , est
bien plus malheureuse que lui. Lélia, c'est le désir inassouvi
de Tantale , avec l'audace téméraire , l'orgueil indomptable ,
quoi(|ue brisé , et la bile implacable de Prométhée. C'est de plus
ce raffinement des besoins , des passions et des connaissances
REVUE DE PARIS. 75
de l'àme, qu'ils ignorèrent l'un et l'autre , et le sentiment d'une
plus irrémédiable impuissance dans un être qui a , plus nette-
ment qu'ils ne l'avaient, conscience de sa grandeur. Quand
Prométhée lançait une imprécation contre Jupiter , il croyait
provoquer un être sensible à ses outrages , un vainqueur dont
il no pouvait plus recevoir de mal et à qui il en pouvait faire
encore en troublant |)ar des injures les joies et l'orgueil de son
triomphe. Lélia n'a même pas celte consolation. Écoutez-la : la
faute de sa misère , elle ne sait à qui l'imputer ; et , dans les
acres révoltes de son esprit , sa plus grande bOufFrance est tou-
jours de craindre l'absence d'un Dieu qu'elle puisse in-
sulter; elle le cherche alois sur la terre , et dans les cieux , et
dans l'enfer , c'est-à-dire dans son cœur. Elle le cherche parce
qu'elle voudrait l'étreindre , le maudire et le terrasser. » Ce qui
m'indigne et m'irrite contre lui , ajoute-t-elle , c'est qu'il m ait
donné tant de vigueur pour le combattre , et qu'il se tienne si
loin de moi; c'est qu'il m'ait départi la gigantesque puissance
de m'attaquer à lui, et qu'il se tienne lù-bas, ou là-haut, je ne
sais où, assis dans sa gloire et dans sa surdité, au-dessus de
tous les efforts de ma pensée. »
Voilà bien le délire de la haine impuissante et le comble de
la torture. Le Caucase du moins pouvait se faire entendre à l'O-
lympe. L'homme antique croyait à son dieu , et ce dieu était
accessible aux représailles. L'homme antique pouvait se faire
enchaîner comme Prométhée ou foudroyer comme Ajax; mais
il croyait pouvoir donner blessure pour blessure, et cet usage
téméraire de sa force le dédommageait par avance de sa défaite
inévitable. L'égarement de la douleur moderne n'a pas même
cette compensation. Lélia dans la frénésie du désespoir ne peut
soulager, par cet acte de folle intrépidité, les blessures de son
orgueil souffrant. Elle n'ose absolument nier le Dieu qu'elle sait
invisible; mais, avide de le rencontrer et impuissante à l'at-
teindre , elle lui reproche de ne pas se montrer et d'être sourd.
Le sentiment de sa puissance pour concevoir et pour vouloir,
de son impuissance pour réaliser ou pour posséder, voilà le
vautour qui la ronge, vautour devenu d'aulant plus cruel de-
puis les temps antiques que les facultés de perception et d'ima-
gination ont plus agrandi leur puissance et leur sphère d'acti-
vité , tandis que les facultés d'action sont restées enfermées dans
76 REVUE DE PARIS.
les immuables limites imposées aux forces réelles et équilibrées
de la nature.
Quand Lélia , avec son orgueil , n'eût eud'autre affliction que
cette impuissance d'une partie des facultés de son âme par rap-
port à la puissance excessive de l'autre , on concevrait qu'elle
su plaignit de ne savoir point « si Dieu l'a créée dans un jour
décolère, dans un sentiment de haine pour les œuvres de ses
mains ; « on concevrait qu'il fîlt » des instants où elle se hait
assez pour s'imaginer être la plus savante et la plus affreuse
combinaison d'une volonté infernale ; » mais , comme elle le
dit encore elle-même , « il en est d'autres où elle se méprise au
point de se regarder comme une production inerte engendrée
par le hasard et la matière. » L'auteur n'a point voulu laisser
de lacune dans le type qu'il avait conçu , et l'impuissance qu'il a
donnée à l'âme de Lélia pour la réalisation de ses rêves , il l'a
mise aussi dans sa chair.
Les dons les plus splendides , les plus sublimes facultés ont
été prodigués à l'âme de Lélia ; mais cette âme demeure sté-
rile pour l'accomplissement des destinées qui lui semblaient pro-
mises. De même les dons les plus exquis de la beauté ont été
répandus sur les formes de son corps ; mais ici encore la main
qui donnait s'est arrêtée, s'est démentie au moment de cou-
ronner ses largesses, et le don inachevé n'a plus été qu'une ri-
chesse stérile et menteuse dans les mains qui l'avaient reçu.
Cruelle dérision ! Dans Lélia tout commence par quelque ma-
gnifique privilège et finit par quelque disgrâce. Sa beauté n'est
comme le velours éblouissant des mousses qui tapissent les ro-
chers arides, qu'un vêtement splendide jeté sur la matière in-
sensible et inféconde. Lélia est frappée de mort dans les sources
physiques de la vie.
De quelque côté qu'elle se regarde , Lêlia n'aj)erçoit en elle-
même qu'un être incomplet , avorté , et ce qu'elle possède de
facultés belles, nobles, achevées , semble ne lui avoir été dé-
parti, par un jeu cruel du sort, que pour mieux donner la me-
sure de sa misère et mettre dans son âme plus éclairée plus de
sensibilité cuisante pour en sentir les meurtrissures et plus de
force pour en détester l'auteur.
George Sand sait autant que pas un ce qu'on doit de ména-
gements à certaines susceptibilités qu'un long usage a fait pas-
REVUE DE PARIS. 77
ser de la vie sociale dans la litlératiire , et des mœurs dans le
goût. Lors donc qu'il a osé prendre sur lui d'introduire dans le
caractère de Lélia cette dernière cause d'iiumilialion et de souf-
france dont nos mœurs civiles et surtout nos mœurs littéraires
ont pour coutume de ne pas tenir compte , il a fallu que , fort
de sa conscience du beau et de sa conscience de l'honnêle, il
puisât dans l'ascendant de ses convictions d'homme et de son
inspiration de poète une énergique assurance pour se résoudre
à affronter ce qu'il pouvait regarder comme des préjugés redou-
tables , ou tout au moins comme des habitudes qu'il est bon de
ne pas offenser. Il a fallu qu'en présence des chances incertaines
du succès, il poussât jusqu'à l'abnégation la volonté coura-
geuse de tracer , dans une personnificalion des plus hardies , la
peinture terrible de cet énervement incurable où le raffinement
de plus en plus exagéré de facultés qui vont se blasant de plus
en plus, le dérèglement des intelligences et des instincts, la
confusion des doctrines, la saliété de l'esprit et du cœur, l'ennui
sarcastique et contempteur , l'abus du bien et du mal , ont
poussé une civilisation vieillie qu'il Uélril quelque part du nom
d'éreintée. Que l'auteur ait trouvé, soit dans une indignation
purement spéculative, soit dans des ressentiments rongeurs ,
de quoi suffire à cette lâche , cela ne prête pas au moindre
doute. Quelque difficile que fût l'entreprise, et quelle que soit
la source où l'auteur ait puisé la force de l'accomplir , il s'en
est tiré avec un bonheur qui prouve qu'un talent comme le sien
autorise à beaucoup oser. L'inspiration d'une conscience sé-
rieuse plane sur tous les développements de cette pensée si dé-
licate à produire , et y répand une teinte austère qui en main-
tient la dignité. La pompe solennelle et la mâle beauté du
langage viennent encore en rehausser le caractère. Tout artifice
puéril et minaudier, toute fausse délicatesse , en sont bannis,
i.a plume de l'auteur se pose avec fermeté , mais avec un dis-
cernement sévère, sur ces détails glissants; s'il ne craint pas de
briser et de fouler aux pieds le joug des idées reçues, et de
donner à ses risques et périls un haut exemple de sincérité , on
voit qu'il porte un frein plus salutaire et plus noble dans le res-
pect de lui-même et de sa mission d'écrivain. C'est pour lui que
semble avoir été écrit ce mot qu'il met dans la bouche de Lélia ,
pour définir Pulchérie pratiquant son vice avec une chasteté
7.
78 REVUE DE PARIS.
cynique et courageuse. Je voudrais un mot plus doux que ne
l'est cynique pour figurer l'altitude d'une âme forte et fière
qui prend délibérément son parti du petit scandale que va sou-
lever la manifestation d'une pensée conçue dans le for de son
honnêteté ; mais à cette nuance près, on ne saurait mieux for-
. muler le jugement qui reste dans l'esprit après la lecture d'une
partie de Lélia. Au reste, et c'est à ce point que j'en voulais
venir , ce cynisme , ou , si l'on veut, cette indiscrétion coura-
geuse de l'honnêteté , est justement une des traces qu'ont lais-
sées dans l'ouvrage dont nous nous occupons les circonstances
au milieu desquelles il a été produit.
Ce n'est pas le retentissement qui a manqué à certaines héré-
sies morales qui se professaient hautement à cette époque , et
dont l'insolence novatrice fit brusquement tressaillir les con-
sciences assoupies sur la lettre morte des vieilles traditions et
des vieux principes dont le fantôme toujours debout servait à
masquer bien des paraphrases en action infidèles mais clandes-
tines. Le vice , il faut le dire à sa gloire , se prit à rougir d'une
honte vertueuse quand on lui parla de le réhabiliter en lui don-
nant un nom , et de lui faire un sort. Le vice tient à son nom ,
qui est ancien , à sa condition , qui a probablement ses avan-
tages , et il préféra son existence ténébreuse , sournoise, honnie,
de vagabond sans feu ni lieu , mais non sans gîte , à celle de
parvenu , qu'on lui offrait. Mais enfin l'offre était singulière ;
elle avait bien sa nouveauté ; elle fit son bruit et porta son
coup. Parmi les âmes qui s'en ressentirent, celles qui avaient
le plus conservé, sinon de leur virginité, du moins de leur jeu-
nesse et de leur dioilure , furent peut-être aussi celles qui ré-
sistèrent le moins à l'empreinte ; chez quelques-unes bien rares,
— et celles-ci , nous devons l'avouer , celles que nous connais-
sons du moins , sont des plus belles , — elle ne s'est pas en-
core effacée. Celte brusque et violente secousse produisit
d'ailleurs \n\ étourdissement général, et bien des gens saisis à
l'improviste furent entraînés assez loin avant d'avoir eu le
temps de rouvrir les yeux et de s'orienter. Il est donc
vraisemblable qu'en d'aulres temps et en d'autres circon-
stances l'idée (pii a fourni à George Sand une moitié du per-
sonnage de Lélia ne lui serait pas venue. Ce qui est bien
certain , c'est qu'en d'aulres temps il la répudie, puisque le per-
REVUE DE PAP.FS. 7d
sonnage de Lélia dédoublé reparaît avec celle moitié de moins.
Quant à Pulchérie, qui est sortie tout entière du même fonds,
l'auteur l'a laissée, à quelques détails près, telle qu'il l'avait
présentée d'abord. Seulement, par le contre-coup des modifica-
tions introduites dans l'oeuvre de 18ôô, la fonction de l'idée
partielle qu'elle représentait dans cet ensemble a perdu quelque
chose de son importance et de sa signification expresse. Chacun
des quatre personnages principaux du roman primitif repré-
sentait une des quatre notes fondamentales de la gamme la-
mentable que l'âme humaine , suivant l'idée de l'auteur , chante
éternellement tous l'impulsion du désir. Le désir ne peut-être
que contrarié ou satisfait. S'il est contrarié, il peut l'être ou
par l'insuffisance des facultés destinées à le servir, voilà Lélia;
ou par la raison et la volonté qui s'épuisenl à lui mettre un
frein , voilà Magnus ; ou enfin par des obstacles extérieurs dont
la résistance prend son point d'appui, non plus dans le sujet
du désir, mais dans son objet, voilà Sténio, qui n'est enchaîné
ni par l'impuissance physique et morale de Lélia , ni par les
vœux et les scrupules de Magnus , mais dont l'élan puissant et
indompté vient se briser contre l'invincible inertie de la plus
froide et de la plus immobile des statues. L'hypothèse de la sa-
tisfaction vous donne pour type achevé Pulchérie. L'àme hu-
maine émue par le désir n'en peut recevoir aucune modification
qui ne rentre dans l'un de ces quatre termes. On peut les com-
biner entre eux suivant des rapports différents, ou les décom-
poser et en combiner les parties suivant des proportions diffé-
rentes, ajouter ici à l'intensité du désir , là à la force de résis-
tance , et parcourir ainsi la chaîne entière des transitions et des
nuances ; mais la conjugaison entière de ces transitions est
contenue en puissance dans ces quatres termes, comme la
gamme entière est contenue dans le cadre des quatre notes car-
dinales , et l'on ne saurait pas plus inventer une cinquième mo-
dification qu'inventer une nouvelle note dans la gamme. Pour
ce qui est de Trenmor , c'est une corde qui a cessé de vibrer et
qui ne rend plus aucun son. Il n'a qu'une fonction négative,
comme le silence dans un orchestre entre deux chants ; il est
utile comme contraste. Il sert aussi à nous montrer l'idée de
l'auteur poussée jusqu'à sa dernière transformation , c'est-à-dire
le désir finissant par s'éteindre lui-même dans l'âme qu'il a dé»
80 REVUE DE PARIS.
vaslée, el riioinme arrivant au calme par une mort anticipée.
Retranchez de l'âme humaine toute joie et toute souffrance,
toute espérance et tout regret , vous avez Trenuior. Supposez
toute vie éteinte dans un être encore vivant, vous avez Trenmor.
Ce personnage, au reste, a subi une transformation presque
complète dans le roman nouveau.
L'importance du rôle de Pulchérie dans le milieu où elle était
d'abord placée est donc facile à saisir. Elle est un des pôles de
l'idée dont Lélia est l'autre pôle. L'une rejjrésenle rexlrême
disproportion entre le désir et les moyens d'arriver au terme
du désir; l'autre l'équilibre parfait entre le désir et les facullés
de réalisation , et dans la pensée impitoyable de l'auteur, ni
l'une ni l'autre n'est heureuse. Mais l'abjeclion de Pulchérie est
un merveilleux moyen de faire ressortir l'abaissement où Lélia
est tombée par un excès contraire. Ainsi lorsque celle-ci, après
avoir raconté à sa sœur l'histoire de sa vie , conclut en disant
que son âme est usée, son cœur éteint; qu'elle n'est plus ca-
pable même d'enthousiasme , cette dernière faculté qui lui était
restée ; que l'ennui désole sa vie et la tue ; qu'ayant vu à peu
près la vie dans toutes ses phases , la société sous toutes ses
faces , elle n'a plus rien à voir désormais ; que lorsqu'elle a
réussi à combler l'abîme d'une journée , elle se demande avec
effroi avec quoi elle comblera celui du lendemain; lorsque
Pulchérie , s'efforçant de lui créer un lien qui la rattache à la
vie , lui a proposé successivement de retourner à la solitude et
à Dieu , ou de chercher une diversion dans les plaisirs , ou de
s'enchaîner à un état social qui la préserve d'elle-même et la
sauve de ses propres réflexions et d'accepter le joug de la vie
religieuse, n'a obtenu que cette réponse : «Il n'est plus temps
de retourner à Dieu ; ma foi est chancelante , mon cœur est
épuisé , je n'ai plus la force d'élever mon àine à un perpétuel
sentiment d'adoration et de reconnaissance; le plus souvent je
ne pense à Dieu que pour l'accuser de ce que je souffre et lui
reprocher sa dureté; si par/ois je le bénis , c'est quand je passe
près d'un cimetière et que je pense à la brièveté de la vie ; je
ne puis davantage retourner à la solitude ni chercher le plaisir;
je viens des montagnes de Monleverdor, j'ai essayé de re-
trouver mes anciennes extases et le charme de mes rêveries
pieuses , mais là comme ailleurs je n'ai trouvé que l'ennui ; la
REVUE DE PARIS. 81
vie religieuse ne m'est pas permise non plus ; il faut avoir l'âme
virginale ; je n'ai de chaste que le corps ; je serais une épouse
adultère du Christ, etc.; » alors que Puiehérie , disons-nous,
ayant passé en revue toutes ces conditions d'existence , et
s'étant vue repoussée sur tous les points . en est venue à s'é-
crier : « Eh bien ! faites-vous courtisane , « Lélia ne sait que lui
répondre d'un air égaré : « Avec quoi ? Je n'ai pas de sens. »
Ainsi une courtisane , malgré l'opprobre , malgré les dégoûts
de sa profession , était moins malheureuse qu'elle. Lélia était
non-seulement réduite à ce point qu'on osait lui proposer
ciitfe condition comme un mieux , comme un bien , mais en-
core à ce comble d'humiliation de n'avoir rien à répondre si
ce n'est : Avec quoi? je n'ai pas même ce qu'il faut pour exercer
ce dernier et ce plus facile des métiers ! Dans le roman nou-
veau , Lélia est encore assez malheureuse pour que la même
proposition revienne, mais ce n'est plus la même réponse
qu'elle a à faire.
Tel est le sceau terrible dont l'auteur, dans sa pensée primi-
tive , avait marqué la figure de Lélia. Il l'avait enfermée , étouf-
fée dans un cercle fatal d'inaction et d'impuissance , où toutes
les issues qui donnaient sur la vie lui étaient fermées. Refoulée
sur elle-même, l'ardeur de ses facultés vives se mit à ronger le
cœur qui lui servait de prison. Voilà pourquoi Trenmor paraît
!;rand à Lélia , c'est qu'il ne souffre plus ; voilà pourquoi elle
lui porte envie , c'est que chez lui l'incendie est éteint et n'a
plus laissé que des cendres. C'est une tâche vaine, au reste,
qu'entreprenait Puiehérie en entreprenant de guérir Lélia. ÎNous
disons une tâche vaine si elle est telle qu'elle ne puisse qu'é-
chouer, cruelle si elle jiouvait réussir. Lélia, en effet, a su in-
téresser à ses souffrances une partie d'elle-même plus forte,
plus indomptable que ses souffrances : c'est son orgueil. Non
pas un orgueil serein et satisfait comme celui qui n'a rien à
disputer à la fortune; mais un orgueil acerbe , violent , déses-
péré , qui se redresse contre les sévices de la destinée , et dans
lequel s'engendrent des inquiétudes incorrigibles , alors même
(|ue la destinée se corrigerait. C'est l'autre orgueil qui a perdu
Lélia, L'esprit chez elle avait pris un essor immodéré et mal
dirigé. Perdu dans les régions des chimères plutôt encore que
de l'idéal , habitué à se repaître de visions , il puisait dans cet
82 REVUE DE PARIS.
aliment un funeste enivrement de lui-même, et un dédain extra-
vagant pour le pain grossier des réalités terrestres. 11 sommait
la réalité de lui rendre ces délices infinies dont il avait eu
l'avant-goùt dans ses contemplations; et comme la réalité lui
résistait , il repoussait du pied cet élément indocile, il se reti-
rait irrité dans son monde imaginaire qui ne pouvait lui sufiire,
emportant la double Messure de son impuissance à soumettre
le monde réel et de son impuissance à s'en passer. C'est ainsi
qu'à ce premier orgueil né de la présomption succéda un or-
•gueil sombre , jaloux , malsain , né de la déception et de la
confusion qui la suit. Lélia se voyant, entre toutes les créatures,
marquée de signes si particuliers qu'elle est un être isolé dans
la création , où elle ne se trouve pas de place marquée, a du
moins cette joie de pouvoir se poser à ses jiropres yeux comme
un être exceptionnel, .loie unique, désespérée, qu'elle [tnise
dans ses misères mêmes , et où elle reprend une dignité à part,
grandiose et farouche d'aspect , en échange de celle , plus vul-
gaije, dont ses misères l'ont déshéritée. Elle souffre , mais elle
voit la jouissance prendre et s'épanouir dans les âmes les plus
grossières, elle ne voit personne souffrir comme elle , et elle
peut se croire i)lus noble, plus grande par les facultés qu'elle
possède que ne le sont d'autres créatures qui s'étourdissent sur
le malheur véritable de leur condition à l'aide des facultés
qu'elle ne possède pas. Sans lien possible avec le monde, il y a
de plus un certain bonheur pour elle à se tenir h l'écart, à
juger, à récriminer, de loin, et à répandre sa bile dans ces juge-
ments qu'on ne peut lui renvoyer en représailles, parce qu'elle
s'est mise hors d'atteinte. Que lui rendrait-on en lui rendant la
possession de ces biens auxquels elle ne croit plus et qu'elle a
flétris de son dédain? Que gagnerait-elle à rentrer sous le ni-
veau des existences communes? Voilà pourquoi Lélia est in-
curable , c'est que cet orgueil lui tient lieu de tout ce qui lui
manque. C'est que , pour la guérir, il faudrait commencer par
déraciner cet orgueil qui perpétue son mal dont il est la con-
solation , et <iue, si elle le perdait , il ne lui resterait i>lus rien
qu'une confusion plus grande encore. Ce cercle fatal où nous
la. disions enchaînée tout à l'heure est un cercle vicieux. Rien
ne l'en peut tirer. Elle le sent, aussi ne fait-elle rien pour en
sortir.
REVUE DE PARIS. 83
C'est une étrange donnée pour un roman qu'un héros sans
passion active , ayant ses fins , marchant vers son but , et s'at-
taquant résolument aux obstacles qu'il rencontre : un héros
immobile, indifférent , dominant par son stoïcisme et son or-
;;ueil toutes ces péripéties sur lesquelles se fonde ordinairement
l'intérêt, et qui n'ont ordinairement aussi d'autre intérêt que
celui qu'il y prend lui-même. Que veut Lélia ? Rien. Qu'airae-t-
file?Rien. Que fait-elle? que poursuit-elle? Rien. Elle s'est as-
sise, résolue sinon résignée, froide et endurcie contre elle-
même, dans son immuable désespoir. Fière , hautaine , impé-
nétrable, la pâleur scellée au visage , la révolte scellée au cœur,
elle s'est drapée dans son ostentation d'impassibilité et de
dédain. Parce qu'elle a su se cuirasser d'tm stoïcisme, assez
vulnérable d'ailleurs, contre un mal auquel elle ne peut se
soustraire, elle se croit grande par la sagesse et la vertu. Son
orgueil la trompe et lui fait commettre un anachronisme. Les
anciens , en effet , n'attachaient que l'idée de force au mot de
vertu , et le stoïcisme leur suffisait ; l'esprit moderne y a ajouté
l'idée d'amour. Lélia n'aime pas , il n'y a pas de vertu pour
elle, non plus que de bonheur. Un tel personnage peut sub-
juguer l'attention , et à force de verve étincelanle, d'imagina-
tion et d'inspiration , George Sand y a réussi; mais il ne de-
mande pas à être aimé et il ne l'est pas. On n'aime pas Lélia,
011 ne la plaint pas, on ne la déteste même pas non plus. Elle
fait mal sans pouvoir toucher, elle irrite sans pouvoir se faire
liaïr; mais elle fascine par je ne sais quel éclat lugubre, elle
meurtrit l'esprit sur les pointes des raille perplexités que fait
naître cette étrange complication de grandeur et d'infirmité,
d'audace et de faiblesse , d'égoïsme implacable et d'instincts
généreux, de vues droites et de sophismes , d'intelligence et
d'aveuglement, de force et de mollesse dont elle lui offre le
sjiectacle, et elle le rive ainsi à l'attente du dénoûment de celle
lamentable histoire.
Elle fait mal sans être touchante, avons-nous dit, et c'est
toujours de la Lélia ancienne que nous parlons. Ce qui fait
mal , c'est de voir s'obstiner imperturbablement dans son inertie
cette femme funeste aux autres comme à elle-même ; cetle
femme qui , comme le lui reproche Trenmor, ne peut se sevrer
du plaisir d'être aimée et ne peut pas aimer elle-même; cette
84 REVUE DE PARIS.
femme qui se plaint, qui accuse sans cesse et qui n'agit jamais,
qui ne fait rien ni pour autrui ni pour elle-même. Oui , cela
fait mal , et pourtant c'est en cela que repose l'infernale beauté
de cette création , c'est en cela que s'accomplit l'inexorable fata-
lité qui pèse sur Lélia. Ci Lélia sortait un moment , un seul
moment, de sa neutralité indifférente, c'est que le sceau de
plomb qui l'étouffé serait levé, c'est qu'elle pourrait encore
aimer, espérer, vouloir quelque chose ; mais alors il n'y aurait
plus de Lélia. «Homme froid et intelligent , pourrail-elle ré-
pondre, ne vois-tu pas que ce dont je me plains, c'est précisé-
ment, non pas de souffrir, mais d'être clouée à mon incurable
apathie et de ne pouvoir agir.» Le grand mal, le mal sans égal
et sans remède de Lélia , c'est de n'avoir |)lus en elle de quoi
concevoir un désir; je me trompe ,s'il ne lui en restait pas un,
elle ne souffrirait plus. Mais elle en porte un dans le vide de ses
flancs désolés, suprême, immense, insatiable, irréalisable : le
désir de pouvoir désirer quelque chose. « Les brutes dont la
société se compose, dit-elle en concluant le récit de sa vie à
Pulchérie , se demandent ce qui me manque, à moi, dont la
richesse a pu atteindre à toutes les jouissances, dont la beauté
et le luxe ont pu réaliser toutes les ambitions. Parmi tous ces
hommes, il n'en est pas un dont l'intelligence soit assez étendue
pour comprendie que c'est un grand malheur de n'avoir pu
s'attacher à rien et de ne pouvoir i)lus rien désirer sur la terre. «
Telle était, dans son état primitif, ce grand et sinistre poème
de Lélia, image colossale des souffrances de l'homme maudit
dans les sources mêmes de sa vie , condamné à désirer sans fin
et sans mesure , mais aussi sans espoir ; épopée du désir violent,
forcené et impuissant; chant de désolation et d'agonie modulé
sur ces (juatre types d'existence, Lélia, Slénio, Magnus, Pul-
chérie, et venant s'éleindre pour conclusion , dans cette aulre
existence éteinte, Trenmor; œuvre inadmissible dans ses don-
nées et dans ses conclusions, mais sublime comme imprécation,
comme cri de rage et de désespoir. Jamais conception plus
redoutable et plus fortement saisie par l'imagination n'a été
conduite avec une logique plus iiillexible , plus implacabie.
Cherchez dans tout l'ouvrage un seul détail qui en démente l'idée
mère ou seulement qui s'en écarte , vous ne le trouverez pas.
Tout vient aboutir à cette monstrueuse pensée , derrière la-
REVUE HE PARIS. SS
quelle il n'y a plus que le suicide , à celte pensée, dis-je , que
l'homme est ici-bas le jouet misérable d'un Dieu ironique et
froidement cruel . qui , pour se donner le spectacle d'un être
souverainement malheureux , a imaginé d'accoupler, dans la
créature qu'il immolait à cette fantaisie, deux éléments incom-
patibles, une âme et un corps faits pour s'entre-déchirer éter-
nellement dans une jjuerre incessante et acharnée. Atroce con-
dition qui , si elle permet â l'homme d'échapper au désespoir ou
à la folie qui alleignent Slénio mourant d'un suicide brusque ,
Lélia mourant d'un suicide lent , Magnus mort à la raison et h
la connaissance de lui-même, ne lui laisse que le choix de
s'avilir en faisant abstraction de son âme et en ensevelissant
son intelligence dans les insiincts de sa chair, comme Pul-
chérie, ou de se réduire à l'état de fantôme en faisant abstrac-
tion de ses liens , de ses affections, de tous ses intérêts humains,
comme Trenmor. Ce malheur était, au reste, la consé(|UPnce
inévitable du spiritualisme chrétien , du moment où les passions
qu'il a développées survivraient, dans la société, isolées de la
foi et de la soumission aux dogmes explicites et |)Ositifs dans
lesquels il était formulé. Lélia , Trenmor, nés de nos jours , ont
été conçus il y a bien des siècles et ont passé par plus d'une
forme avant d'arriver à cette forme dernière. Trenmor pré-
existait dans saint Siméon-Stylite comme Lélia dans sainte
Marie-Égyptienne. Si Lélia avait pu croire encore comme sainte
Thérèse et aimer comme elle , elle eût pu comme elle vivre
d'espoir, d'amour spirituel et oublier le reste ; mais l'objet de
cet espoir et de cet amour s'était bien éloigné pour Lélia ; des
siècles d'examen raisoinieur et d'altiédissemenl s'étaient inter-
posés; elle ne le sentait plus rayonner sur sa vie. Le reste au
contraire s'était rapproché d'autant , et trop rai)proché pour
qu'elle pût n'en plus tenir compte. Sans doute c'est le malheur
de nos temps que ce livre ait été possible et qu'il se soit produit ;
mais c'est aussi la gloire de nos temps que cet irrévocable et
foudroyant témoignage des nobles, des vigoureuses souffrances
que nos générations ont ressenties en présence des dévastations
au milieu desciuelles elles étaient nées.
Les personnages de Lélia n'étaient pas empruntés par l'ob-
servation à la réalité : c'étaient des tyjtes abstraits , destinés à
représenter chacun une idée, et à fonctionner en conséquence;
1 8
86 KEVUt DE PAfUS.
des personnages , en un mot , mais non des hommes dans le
sens social du mot. Ces gens-là n'ont vécu et n'ont pu vivre
en effet nulle part. Aussi, l'auteur les a-t-il placés dans l'es-
pace sans lien de famille ou de patrie. La ville où ils ont leurs
palais se nomme la ville, la montagne qu'ils gravissent se
noniiue la montagne. Ils n'habitent pas ici ou là , le lieu qu'ils
habitent c'est le globe. A peine les désinences de quelques noms
fournissent-elles une indication approximative; mais il fallait
bien leur donner des noms. On ne peut d'ailleurs signaler en
eux aucun trait particulier qui les rattache à telle ou telle frac-
tion déterminée de la société humaine. Nous venons de dire
qu'ils étaient des personnages et non pas des hommes ; il eût
fallu dire qu'ils sont l'homme et non pas des hommes. Ce soin
de ne rien préciser autour d'eux , de ne les rattacher à rien et
de ne leur laisser que leur existence propre, à eux , existences
abstraites, est encore d'une convenance parfaite , et compte à
son rang, parmi les moyens qui concourent à cette irrépro-
chable harmonie que l'auteur a répandue dans toutes les par-
ties de sa conception.
Dans son œuvre refondue, George Sand paraît avoir eu pour
objet , sinon d'en faire des èlres tout à fait semblables à nous ,
du moins de les rendre plus vivants , plus rapprochés de la
réalité ; il les a dégagés quelque peu des formes simples et res-
trictives de l'idée pure, du symbole, pour multiplier en eux
les faces de la vie , et pour leur donner par mouvement des
passions et des intérêts qui se débattent autour d'eux dans le
milieu où ils sont placés. L'action de ce milieu intervient dans
l(;s modifications de leurs pensées et de leur existence. Dans cet
état, ils appartiennent à une épo(iue bien précise et à une so-
ciété connue. Trenmor , ce faussaire flétri qui se réhabilitait ,
non par le repentir et par une studieuse pratique du bien , mais
en redressant froidement contre le mépris son front souillé , et
en s'abstenant de tout bien comme de tout mal; ce Trenmor
<|ui ne vivait ni en vue de Dieu , ni en vue de lui-même , ni en
vue de l'humanité, c'est-à-dire qui, n'ayant nulle part son
principe actif de vie , ne vivait |ias , et à qui l'auteur , en effet,
s'est contenté de donner une pose de statue ; ce Trenmor a fait
place à un Trenmor tout nouveau. On ne lui compte plus ,
comme une grandeur , la <(ualilé de joueur effréné qui lui est
REVUE DE PARIS. 87
enlevée , ni celle de forçat libéré qu'il a encore, mais par mal-
heur en vérilé , el bien malgré lui. Si sa jeunesse a encore été
dissipée dans de folles débauches, du moins elle n'a pas été
infâme. Une nuit , dans un moment d'ivresse et d'oubli , il a
eu la distraction de lancer une carafe de cristal à la tête de sa
maîtresse qui est restée sous le coup. Ce moment d'emporle-
ment irréfléchi lui a valu cinq ans de méditations au baf^tre
d'où il est revenu homme sérieux et un peu confus. Son oripieil
s'est plié cette fois sous la nécessité de l'expiation ; moius cou-
pable et moins méprisable que jadis, sa taciturnité hautaine ne
recèle plus cette jactance de moralité supérieure et méconnue
sur laquelle l'admiration de Lélia renchérissait encore. Le Tren-
mor d'aujourd'hui, qui a fait involontairement un peu de mal ,
se pique de racheter ce mal par beaucoup de bien. Il est vrai
que ce bien-là pourrait encore le ramener au bagne; mais son
mobile est noble , et ses efforts pour effacer , dans sa conscience
et dans le livre de l'opinion , les traces de ses torts , sont une
reconnaissance implicite des idées de morale en vertu desquel-
les il a été jugé. Il est entré en chair et en esprit dans la so-
ciété de ses semblables , il y agit , il y a pris à cœur des intérêts
qu'il défend à sa manière, c'est-à-dire avec plus d'énergie que
d'habileté, et plus de courage que de succès. On voit que de
paradoxe qu'il était il est devenu un homme; on voit aussi
que nous sommes transportés d'un monde inconnu dans le
monde réel.
Quanta Lélia, sa métamorphose est moins décidément ac-
complie. La chaîne logique qui liait dans une unité si compacte
toutes les parties de son caractère s'est brisée, il est vrai.
Quelques-unes de ces parties ont disparu , des parties nouvel-
les ont été introduites et rattachées par un autre lien. Ces mo-
difications suffisent pour anéantir ce type de malédiction et de
désolation que nous avons analysé, et pour donner un tout
autre sens à son rôle, mais non pour faire que Lélia ait passé
de l'état de figure abstraite et symbolique à l'état complet de
femme. L'édifice entier de ce rôle a cessé de reposer sur la
double impuissance qui en formait primitivement la base. An
physique, aucune des prérogatives essentielles de la condition
humaine ne paraît avoir été refusée à Lélia. Au moral, bien
que son histoire soit restée à peu près la même, cependant elle
88 REVUE DE PARIS.
parait avoir acquis une certaine puissance d'aimer. Elle aime
peut-être , elle aime sûrement. Mais si l'impossibilité organi-
que est levée , sa volonté , cette volonté altière et invincible
que vous lui connaissez, vient mettre aux manifestations de
son amour des entraves aussi fortes que celles dont la nature
avait fait les frais. Lélia , pour s'unir à un homme , ne se trouve
pas placée par les mœurs et les institutions de la société dans
des conditions convenables à sa dignité de femme ni à la sain-
teté du lien (|u'elle doit former. Elle se refusera à l'homme;
elle le laissera se dépraver et périr de désesi)oir plutôt que
d'accepter des liens toujours flétrissants ou oppressifs pour l'un
ou pour l'autre des contractants. Lélia, qui ne représentait
autrefois qu'un fait, la misère éternelle , infinie, de la race
humaine, représente donc actuellement une doctrine, une
thèse , qui est celle de l'égalité de l'homme et de la femme. Elle
représente aussi , mais subsidiairement, par l'altitude qui lui
est donnée dans le couvent dont elle devient abbesse , la thèse
d'une réforme de l'Église catholique. J'ai dit réforme pour n'o-
ser pas dire suppression , n'étant pas bien édifié sur la difficulté
lie la question, et comptant également peu sur l'efficacité de
l'une ou de l'autre. Lélia est donc devenue capable d'aimer ,
capable de désirer et de tenter, de pratiquer quelque chose ,
c'est-à-dire que la conception première est anéantie , et a fait
place à une conception toute nouvelle.
Slénio , Mc'ignus et Pulcliérie sont restés absolument les mê-
mes, sauf quelques suppressions faites dans le rôle de Pulché-
rie par ménagement pour des mœurs qui ne sont pas celles de
l'antiquité païenne , et sauf aussi quelques additions de peu
d'importance au rôle de Sténio , qui , sous l'influence de Lélia ,
se laisse traîner un instant, sans trop savoir ce qu'il fait, à la
suite de Trennior, enfoncé dans les conspirations. Mais si ces
caractères sont restés les mêmes , on voit que leur signification
expresse, rigoureuse, mathématique, comme parties essen-
tielles d'une même idée dont- chacun d'eux était un terme né-
cessaire , on voit, dis-je , que cette signification a disparu avec
l'idée qui reliait ces termes entre eux.
Voilà ce que nous avons perdu aux modifications introduites
par l'auteur dans son œuvre de ISôo. Ce que nous avons gagné,
c'est que les personnages sont plus rapprochés des idées qUi
REVUE DE PARIS. 8a
onl cours dans le monde où nous vivons , et qu'ils sont plus
intelligibles et moins choquants pour le plus grand nombre ;
c'est que , devenus être humains , ils peuvent inspirer un inté-
rêt fondé sur la sympathie ; c'est que la roideur tranchante du
paradoxe a été émoussée , que la hardiesse de certains détails a
été réprimée, et que le livre peut aujourd'hui passer par bien
des mains qui faisaient hier des signes de croix rien qu'en l'en-
tendant nommer. Nous y avons gagné encore quelques pages
d'une m.ignifique et incom|)arable beauté. Telle est la scène où
I-élia , après sa rupture avec Sténio , laisse éclater auprès de
Trenmor sa jalousie qu'elle a essayé en vain de comprimer.
Tel est le chant de Pulchérie ; telle est encore la conférence
présidéepar Lélia au milieu de ses religieuses, devant Sténioqui
y assiste et qui y prend part sous un déguisement de femme.
Telle est cette autre scène entre Lélia et Sténio qui s'est intro-
duit frauduleusement, la nuit, dans la cellule de l'abbesse.
Telles sont encore, à la fin, ces cinq ou six pages intitulées
Délire, et dont l'éblouissante éloquence atteint peut-être le
plus haut faîte de sublimité où puisse s'élever la parole hu-
maine.
Auguste Bussière.
RENNES
EN 1788.
I. — LE CAFÉ DE l'cNION.
11 y avait à Rennes , en 1788 , sur la place même du palais ,
une ancienne taverne qui avait récemment décroché ses touffes
de gui pour y substituer une enseigne sur laquelle on voyait
deux mains unies avec ces mots au dessous : Café de l'Union.
C'était le lieu de rendez-vous des commis marchands , des clercs
de procureurs et des étudiants en droit. On y buvait peu (moins
par temp.'rance peut-être que par pauvreté); mais, en revan-
che, on y parlait beaucoup des affaires du jour qui commen-
çaient à prendre une gravité singulière. Les débals entre la
cour elle parlement menaçaient de recommencer avec plus de
violence (jue jamais. La noblesse qui, depuis Richelieu, se
trouvait trop faible pour résister ;"! la royauté , s'était habituée à
s'armer contie celle-ci de l'intérêt général. C'était au nom de
cet intérêt , et pour empêcher le prélèvement de nouveaux im-
pôts , que les parlements avaient déji plusieurs fois bravé la
rigueur de la cour; aussi le peuple faisait-il cause commune
avec eux.
En Bretagne surtout , la résistance des magistrats devait ex-
citer une ardente sympathie , car ils ne défendaient pas seule-
ment les finances de la province, mais ses franchises; le vieil
REVUE DE PARIS. 91
esprit provincial était encore d'autant plus vivant partout qu'il
avait été entretenu par les privilèges de tous genres qu'avait
laissés Louis XII au duché en le réunissant à la France. L'in-
térêt était donc d'accord avec le préjugé national , et en aidant
le parlement à lutter contre les minisires, on obéissait à la fois
à l'instinct et au calcul.
Le peuple d'ailleurs sentait alors, en Bretagne comme par-
tout, cette lièvre de malaise et ce besoin de changement qui
précèdent toujours les révolutions. H y avait dans les esprits je
ne sais quel désir de combat qui cherchait toutes les occasions
de se satisfaire.
Par position et par penchant, les habitués du Ca/e de l'Union
s'étaient naturellement déclarés pour le parlement ; non que la
jeunesse du tiers regardât cette cause comme la sienne; mais,
en attendant que la véritable lutte commençât entre elle et les
privilégiés , elle essayait ses forces et étudiait ses champs de ba-
taille. Nous ne parlions pas d'autre chose chaque soir; notre
exaltation était aussi sincère que soutenue , et les discussions se
prolongeaient souvent fort loin dans la nuit.
Parmi les jeunes gens qui y prenaient part , beaucoup f;ii-
saient preuve d'éloquence ou de perspicacité, mais deux surtout
se distinguaient dès lors entre tous les autres.
Le premier était un jeune étranger au sourire fier, au regard
scrutateur et à l'accent incisif : nourri de la lecture des ency-
clopédistes, il demandait l'application de leurs principes et
prouvait la nécessité d'une réforme avec une éloquence tour à
tour brillante ou moqueuse. Panthéiste plutôt qu'incrédule, il
enveloppait son scepticisme d'une poésie bruyante qui lui don-
nait je ne sais quelle étrange splendeur : son langage rappehiit
à la fois Sénèque et d'Alemhert.
Lorsqu'on abandonnait un instant les discussions générales
pour dé plus intimes causeries , et que chacun racontait ses pro-
jets favoris, il parlait de longs voyages rêvés depuis son en-
fance et s'exaltait à la pensée de l'Orient. Son nom était, je
crois, Chasseloup, mais ses amis ne le connaissaient que sous
celui de Volney.
Le second héros de nos réunions était le jeune Moreau , re-
nommé déjà pour son sang-froid dans le péril, la justesse de
son coup d'œil et son heureuse humeur. L'intîuence qu'il s'était
d2 REVUE DE PARIS.
acquise parmi ses compagnons l'avait fait choisir pour prévôt
de l'école de droit. Il exerçait, à ce litre , une sorte de magis-
trature d'honneur sur tous les étudiants; c'était lui qui jugeait
les querelles, essayait de les apaiser ou autorisait le duel , en
donnant à chaque combaltanl sa part de champ et de soleil.
Assisté de son chancelier et de son greffier, il dirigeait les déli-
bérations de l'école, défendait ses privilèges, mettait aux voix
l'expulsion des étudiants qui avaient pu forfaire à l'honneur.
Son autorité s'étendait également sur le théâtre, où il avait
droit à douze places et où il décidait du rejet ou de l'acceptation
des acteurs. Chaque débutant lui devait, en conséquence, une
visite solennelle qui avait lieu dans la salle du droit et en pré-
sence de tous les élèves.
Simple de goûts, généreux, dévoué, Moreau était chéri de
ses compagnons , et sa volonté, au moment de l'action , eût été
souveraine. Décidé à soutenir la cause parlementaire dans le
débat qui se préparait, il était sûr de faire descendre au pre-
mier signal , sur la place publique, toute la jeunesse de Rennes
et de la trouver prête à lui obéir.
Je passais habituellement mes soirées au Café dé l'Union
avec un jeune commis marchand nommé Benoist, dont j'avais
fait connaissance depuis peu. Rien ne frappait , chez lui, au
premier abord; son esprit, d'une droiture incontestable, avait
peu de vivacité ; son courage était sans éclat , quoique sûr, et
sa parole plus judicieuse qu'élevée. On ne lui connaissait point
de vices, seulement ses qualités avaient quelque chose de terne
et d'uniforme. C'était, au premier coup d'œil , une personnalité
pour ainsi dire négative , ce qu'on appelle un homme médiocre;
mais, à l'usage, on reconnaissait vite la valeur de celte nature
régulière et tempérée. A défaut d'initiative , elle avait je ne sais
(pielle faculté d'appropriation qui l'enrichissait de tout ce que
les autres avaient découvert d'utile ou de beau. Tandis que les
plus doués n'ont pour règle que leur propre intelligence, lui ,
il avait les lumières de tous ceu^ qui l'entouraient. C'était le bon
sens même. Il ne trouvait pas les idées , mais il les triait, si je
puis m'expliquer ainsi, et il était rare que son choix ne fût point
la vérité. Aussi chacune de ses actions semblait-elle annoncer
un homme vulgaire , et sa vie entière un esprit supérieur. Je
l'avais aimé dès que je l'avais connu ; notre liaison ne tarda pas
REVUE DE PARIS. 9S
à devenir intime, el nous prîmes Thabitude de passer ensemble
lout le temps dont nous pouvions disposer.
II. —TROUBLES A l'OCCASION DC PAULEMEM.
On était alors au mois de mai 1788 , la cour semblait s'être
décidée à vaincre la résistance du parlement de Rennes à tout
prix : M. Bertrand de Molleville avait été nommé intendant , et
M. le comte de Thiard , gouverneur. Tous deux arrivaient à
Rennes , chargés , disait-on , de faire exécuter les ordres du roi
par lettres closes. L'inquiétude était extrême dans tous les es-
prits.
Le parlement , la noblesse et les commissions permanentes
des étals avaient protesté d'avance contre toute mesure illégale.
« Lorsque les ennemis de la chose publique , s'était écrié le
fougueux comte de Botherel, semblent avoir formé le dessein
de rompre le lien qui unit le souverain aux peuples , ce serait
manquer à l'honneur que de ne point réclamer contre toute at-
teinte portée à la constitution nationale. »
Cependant, des troupes arrivaient chaque jour ; un mystère
menaçant entourait tous les actes du gouverneur et de l'inten-
dant. Le 10 août, le parlement se rassembla au palais, dès le
point du jour. Tous les magistrats étaient ù leur poste , revêtus
(le leurs robes écartâtes et fourrées d'hermine ; le président,
M. Le Merdy de Catuëlan , déclara la séance ouverte.
Tout à coup un bruit de fifres et de tambours se fait entendre,
des huissiers accourent en criant que M. de Thiard monte le
grand escalier avec des soldats , des laquais et des pages.
— Fermez les portes , dit le président d'un ton calme ; gref-
fier, ordonnez que M. le gouverneur vous remette ses lettres de
créance.
Le greffier obéit , mais il rentre bientôt en annonçant que
M. le comte n'a d'autre lettre que l'ordre du roi d'entrer de gré
ou de force dans la grande chambre. Il avertit en même temps
la cour que le peuple entoure le palais , el que les soldats ont
peine à le maintenir.
— Le parlement ne veut point de révolte , s'écrie M. de Catuë-
lan; huissiers , ouvrez les portes.
94 REVUE DE PARIS.
Les portes sont oiiverles à deux battants , et M. le comte de
Thiard paniU avec M. de Molleville et ses oflîciers, le chapeau
à la main. A cet aspect, le parlement se couvre. M. de Ttiiard,
promenant ses regards autour de lui , demande où est la place
des envoyés du roi.
— Vos lettres de créance , d'abord , répond le premier prési-
dent.
— Je n'en ai point.
— Alors , votre entrée ici étant un acte de violence, la cour
déclare ne pouvoir plus délibérer.
— Arrêtez, monsieur le président; voici pour vous, pour mes-
sieursde la cour, pour M. le grelfier en chef, trois lettres de cachet
distinctes qui vous défendent de désemparer, sous peine de dés-
obéissance au roi. Voici, en outre, des commissions, ordon-
nances et lettres patentes que je vais lire , requérant M. le
procureur général de conclure à leur enregistrement pur et
simple.
— L'usage ne permet point que je prenne de conclusions en
présence des gens du roi, répondit le procureur général.
— Alors je passerai outre , et j'ordonne , au nom de Sa Ma-
jesté, à M. le greffier en chef, d'enregistrer les pièces à mesure
qu'elles vont lui être remises.
A ces mots, M. le comte de Thiard commence la lecture des
différents ordres du roi , et après l'avoir achevée :
— Messieurs, dit-il, au nom de Sa Majesté, je déclare la
séance rompue , et je vous ordonne de vous retirer.
— Et moi , répond le premier président , je déclare ,
au nom de la cour, qu'elle ne peut reconnaître ces lois nou-
velles.
Mais pendant que ceci se passait à l'intérieur, une scène bien
autrement animée avait lieu au dehors.
En apprenant que les troupes venaient d'occuper le palais , la
population entière était accourue ; les jeunes gens des comptoirs-,
des éludes et des écoles, Moreau à leur tête, s'étaient élancés
jusqu'au péristyle du palais, où ils furent sur le point de saisir
MM. de Molleville et de Thiard , avant leur entrée dans la grande
chambre. Des troupes , sorties des Cordeliers , les avaient dé-
gagés à grand'peine ; mais les cris de vive le parlement! mort
aux traîtres ! retentissaient jusque dans l'escalier intérieur.
REVUE DE PARIS. 95
Le régiineut de Rohan-Monlbazoïi arriva enfin, et força la foule
à quitter la salle basse du palais, sans pouvoir toutefois la re-
fouler plus loin.
Ce fut dans ce moment que les membres du parlement , forcés
par MM. de Moileville et de Thiard à lever la séance, parurent
au haut du perron.
A leur aspect, des vivais s'élevèrent de tous côtés. M. de Ca-
tuëlan fit signe de la main ; aussitôt tout se tut ; les rangs s'ou-
vrirent , et l'assemblée , son président en tête, passa lentement
au milieu delà foule muette.
Ils venaient de disparaître, lorsqu'un mouvement se fit à la
porte du palais. Des troupes venaient d'entourer le perron, une
chaise armoriée parut.
— C'est Bertrand de Moileville ! s'écrièrent mille voix; haro,
aux traîtres! Mort, mort à l'oppresseur !
A ces mots, les jeunes gens se précipitent; les soldats veu-
lent résister, le flot de la foule les emporte et les disperse ; les
pierres volent sur la chaise de l'intendant, qui se brise; lui-
même tombe frappé au front En vain M. de Thiard, que rien
n'effraye , se montre à découvert, cherche à parler et à rallier
les soldats ; il est lui-même atteint à l'épaule.
Cependant le bruit de la mêlée arrive jusqu'aux postes les
plus voisins; le chevalier Biondel de Nonainville accourt à la
tête d'une compagnie; Moreau se jette à sa rencontre; les sol-
dats croisent la baïonnette ; le sang va couler , lorsque l'officier
s'avance vers les jeunes gens , lève les bras, et laissant tomber
son épée :
— Pas de sang! s'écrie-t-il , je suis citoyen comme vous.
Soldats, halte!
— Bravo! bravo! l'officier! répètent raille voix. On l'em-
brasse , on l'enlève , on le porte en triomphe. Cependant quel-
ques pierres lancées au hasard l'alleignent.
— Arrêtez ! s'écrie Moreau , c'est notre ami.
A l'instant les i)ierres cessent de voler , et les applaudisse-
ments recommencent. Mais les soldais , qui ne comprennent rien
à cet enthousiasme subit, et qui croient qu'on enlève leur offi-
cier , renversent tout pour le reprendre. Le combat allait encore
s'engager si M. le comte de Véry . MM. de Pont-Farcy, et l'é-
chevin Robinet, n'avaient apaisé le tumulte , en renvoyant les
96 REVUE DE PARIS.
troupes à leurs casernes, et en invitant la population à se re-
tirer.
Cette manifestation de l'opinion publique avait été trop écla-
tante pour ne pas faire comprendre aux envoyés du roi toutes
les difficultés de leur mission. Aussi M. le comte de Thiaid , qui
avait fait preuve dans celte journée d'une fermeté que nous
avions admirée nous-mêmes, songea-t-il à employerdes mesures
énergiques. II demanda des munitions et de la cavalerie. Mais
à la nouvelle qu'ils allaient à Rennes pour combattre leurs com-
patriotes , tous les Bretons qui servaient dans les régiments ap-
pelés s'assemblèrent; les officiers donnèrent leur démission , et
les soldais refusèrent démarcher: il fallut les laisser en arrière.
Cependant le reste des troupes arriva ; M. de Thiard en avertit
la commission intermédiaire ; elle refusa tout ce qui était néces-
saire pour le casernement ; le gouverneur fut obligé de loger les
nouveaux venus aux Cordeliers et au palais.
Les embarras devenaient de plus en plus sérieux. Déjà les
élèves en droit , conseillés par leur prévôt, s'étaient refusés à
fout serment, après avoir adressé aux autres universités une
protestation , avec prière d'imiter leur exem|)le. La haine contre
le gouverneur et M. de Molleville était générale; elle s'expri-
mait par tous les moyens. Une rue qui portait le prénom de ce
dernier, rue Bertrand, fut publiquement débaptisée, et reçut
un écriteau sur lequel on lisait me du Tartufe. Les rixes entre
les soldats et les citoyens se renouvelaient chaque jour. L'es-
prit de résistance ne s'était point seulement répandu dans les
écoles et les comptoirs , il avait gagné les couvents de religieux
et jusqu'aux communautés de femmes, que M. de Thiard avait
menacé de faire évacuer pour loger les nouvelles troupes. J'en
citerai une preuve entre mille.
Un moine quêleur sortait de la maison des capucins , suivi
d'un enfant, <(ui portait habituellement sa besace, lorsqu'un
dragon, du régiment d'Orléans, l'apostropha en termes inju-
rieux. Le frère continua sa roule sans répondre; mais , enhardi
par ce silence, le dragon courut après lui, et, enfonçant de
force son casque par-dessus le capuchon du moine :
— Crédieu ! le joli soldai , s'écria-t-il en éclatant de rire.
— . Il me manque pour cela quelque chose , dit le capucin
tranquillement.
REVUE DE PARIS. 97
— Quoi donc ?
— Une épée.
— Qu'à cela ne tienne ! s'écrièrent quelques dragons qui sui-
vaient ; et l'un d'eux ceignit son espadon au révérend père. A
peine celui-ci l'eut-il au côté , qu'il rejeta en arrière casque et
capuchon ; puis , dégainant d'une main prompte :
— Voyons , ^'it-il en s'adressant à son agresseur, si tu es aussi
brave qu'insolent: eu garde , dragon !...
Le soldat voulut plaisanter , mais il fallut se défendre, et il
tomba bientôt. Alors , le moine rejeta l'épée à côlé du blessé , et,
se tournant vers les dragons stupéfaits :
— Emportez votre ami, messieurs , dit-il , je prierai pour sa
guérison.
Puis, ramenant le capuchon sur son visage, qui était de-
meuré impassible, il fît signe à l'enfant qui portait la besace ,
et s'éloigna lentement avec lui.
De leur côté , les membres du parlement continuaient à s'as-
sembler malgré les ordres de M. de Thiard. Celui-ci fit garder
les portes du palais, mais les magistrats s'assignèrent alors un
autre lieu de rendez-vous. Le gouverneur résolut de mettre fin
à cette résistance, en se servant des lettres de cachet qu'il avait
contre les plus influents,
M. Philippe de Tronjoly, lieutenant-colonel delà milice bour-
geoise, reçut, en conséquence, l'ordre de rassembler son ba-
taillon , pour assurer l'exécution des inestires ordonnées par
le roi; il refusa de marcher. Le grand prévôt , M. de Melesse ,
fut alors sommé , par le gouverneur , d'arrêter les magistrats
désignés : il s'excusa en offrant sa démission.
— Vous ferez votre devoir , monsieur , ou vous mourrez à la
Bastille ! s'écria le comte de Thiard exaspéré , et l'ordre de ras-
sembler les troupes fut aussitôt donné.
Cependant, par suite de ses relations avec plusieurs officiers,
Moreau était tenu au courant de tout ce qui se préparait. Il ap-
prit le soir du 1" juin que l'on devait arrêter dans la nuit même
plusieurs membres du parlement ; tous furent en conséquence
avertis.
Ils résolurent aussitôt de se réunir, afin de délibérer sur ce
qu'ils devaient faire. Le palais leur étant interdit , M. de Cuillé
offrit son hôtel. On l'avait cerné , mais les magistrats persécutés
1 9
98 REVUE DE PARIS.
y pénétrèrent, les uns en costume, les autres enchenille; quel-
ques-uns furent obligés d'entrer par les fenêtres.
Ce fut là , au bruit des armes et des clameurs qui retentis-
saient au dehors , que le parlement breton tint sa dernière
séance. M. de Thiard lui envoya en vain deux fois le grand
prévôt , qui se présenta seul , les larmes aux yeux , et finit par
s'évanouir ; au moment où il attendait la soumission du parle-
ment, il vit entrer irois huissiers qui lui s\(^,n\Mrenl en parlant
à sa personne que la cour déclarait les lettres de cachet nul-
les, obreptices et subreptices, le sommait de retirer les
troupes, et le dénonçait au roi comme coupable d'arbitraire et
de félonie. Il apprit en même temps que le décret de prise de
corps contre lui et M. de Molleville avait même été mis en dé-
libération et rejeté à une simple majorité de quatre voix (1).
Les choses en étant arrivées à ce point, il pensa que la tem-
porisation devenait dangereuse , et commanda de forcer l'hôtel
de Cuillé.
Cet ordre était d'autant plus difificile à exécuter que la foule
encombrait tous les passages. Sur le refus de tous les officiers,
le colonel du régiment de Rolian, M. d'Hervilly, sortit lui-même
à la tête d'un détachement ; mais à peine eut-il paru , que des
cris s'élevèrent :
— Aux armes ! mort à d'Hervilly !
Au même inslaut un jeune homme lui "arracha sesépauleltes,
lui jeta une épée et le provoqua. Les gens du roi, envoyés par
la cour , essayèrent de calmer la multitude.
— Que les soldats déchargent leurs armes , s'écria-t-on de
to'Js côtés.
Les soldats obéissent: le tumulte s'apaise un instant, mais
pour renaître bientôt avec plus de violence. Le colonel d'Her-
villy veut parler, on l'insulte, on le pousse; une pensionnaire,
portant encore le costume de sa communauté, s'élance sur lui
le pistolet à la main et lui propose un combat singulier. Tout
à coup on apprend que BerLrand de Molleville a quitté son hôtel
de l'intendance pour se rendre chez le gouverneur. La foule se
précipite de ce côté ; on force le corps de garde , la guérite de
(1) U y avait eu vingt-six voix contre vingt-deux.
REVUE DE PARIS. 99
a sentinelle est mise en pièces , on culbute les cavaliers , on
coupe les brides et les sangles des cbevaux. Enfin, la cour,
avertie que le tumulte est au comble, arrête de se séparer pour
éviter un collision sanglante.
Le lendemain MM. LeMerdy de Catuëlan, de Cuillé, de Tal-
houet , de Kersalaiin , et un grand nombre d'autres , furent ar-
rêtés et exilés dans leurs terres.
Mais M. de Thiard s'était trompé en croyant que la dispersion
du parlement briserait toutes les résistances : à la nouvelle de
ce qui venait d'avoir lieu , la noblesse entière jeta un cri d'in-
dignation. Tous les corps constitués protestèrent publiquement.
L'évêque de Rennes ordonna des prières pour délourner le
fléau gui menaçait la Bretagne , et les commissions intermé-
diaires des états, dirigées par le comte de Botherel , signèrent
un mémoire quedouze députés furent chargésde présenter au roi.
Ils étaient partis dejjuis dix jours, lorsque l'on apprit leur
emprisonnement à la Bastille. Celle nouvelle se répand aussitôt
dans la ville; on veut douter d'abord , mais tout à coup des
voftures pleines de femmes en deuil passent au galop de leurs
chevaux ; on reconnaît les épouses , les mères des députés ; elles
vont à Paris , se jeter aux pieds du roi !
Mais ce n'était point assez de leurs prières , dix-huit nouveaux
députés furent choisis et partirent le même jour : on les arrêta
à Ponchartrain. Une troisième dépulation de cinquanle-trois
membres fut envoyée avec ordre (/e/?ersis<e>- dans toutes les
protestations précédentes , de n'obtempérer à aucune des dé-
fenses qui pourraient lui être faites , et de ne céder qu'à la
violence !
Désespérant de vaincre par la force une telle ténacité , la cour
se décida à employer l'adresse. Les nouveaux députés parvinrent
à Paris sans obstacles , mais une fois arrivés , toutes les porl<s
leur furent fermées. Leurs sollicitalions à M. le duc de Pen-
thièvre , gouverneur titulaire de la Bretagne, ù MM. de Brienne
et de Villedeuil , pour obtenir audience du roi , restèrent inutiles
ou sans réponses.
On les croyait découragés et près de retourner dans leur pro-
vince, lorsqu'on les vit arriver un jour à Versailles , sans invi-
tation , se jeter sur le passage du roi au moment où il se rendait
à vêpres , et lui présenter leur mémoire.
100 REVUE DE PARIS.
Le roi le reçut , en prit lecture , et quelques jours après les
députés détenus étaient remis en liberté , et les parlements ré-
tablis !
III. — ÉVÉNEMENTS DES 26 ET 27 JANVIER 1789.
Dans leurs discussions avec la cour, les parlements avaient
unanimement demandé la réunion des états généraux, comme
le seul remède aux maux qui accablaient la France. Ils es-
péraient que ces états raffermiraient leur autorité , consacre-
raient leurs droits et les mettraient à même de résister plus
sûrement à la royauté ; mais ils ne réfléchirent pas qu'ils four-
nissaient , en même temps , aux prétentions de la bourgeoisie
l'occasion de se produire. L'événement ne tarda pas à prouver
l'imprudence de leur demande.
A peine la convocation des états généraux fut-elle connue ,
que le tiers annonça tout haut ses projets de réforme. Ce fut le
29 décembre 1788 que les états généraux de Bretagne se trou-
vèrent réunis à Rennes; on y voyait neuf cents gentilshommes,
une trentaine d'ecclésiastiques, et quarante-deux députés du
tiers.
Avant de prendre part aux délibérations, ceux-ci demandè-
rent à exposer leurs réclamations , dont les principales étaient
le vote par tête et l'égalité, de l'impôt pour tous les ordres. La
noblesse repoussa cette demande.
Elle connaissait déjà les audacieuses exigences de la bour-
geoisie et s'était rassemblée quelques jours auparavant pour
convenir de la réponse qu'elle y ferait. C'était à cette occasion
qu'un gentilhomme avait dit :
— De quoi se plaint le tiers ? ne lui avons-nous pas bâti des
hôpitaux ?
Cependant les plus sages avaient exprimé des craintes. Le
tiers était nombreux , et sien lui refusait tout, il pourrait avoir
recours à la révolte.
— Dans ce cas , s'était écrié un membre de la commission in-
termédiaire de Nantes , l'histoire nous enseigne notre devoir. Je
lisais ce matin , que , du temps de Philippe le Bel , ces gens-là
ayant fait les rebelles , nous autres , nous montâmes à cheval j
REVUE DE PARIS. lUI
el , quand nous en eûmes sabré un millier, le reste redevint do-
cile.
Ces forfanteries de la noblesse avaient été répétées 5 elles n'a-
vaient fait qu'irriter la roture et raffermir dans ses résolutions.
Enfin , le 9 , arriva un arrêt du conseil , qui ordonnait de dis-
soudre les états^ Les députés du tiers obéirent , mais les gen-
tilshommes s'assemblèrent , pour signer l'engajîement de ne
jamais faire partie d'une réunion où leurs privilèges seraient
méconnus, sous peine d'être regardés comme traîtres et désho-
norés.
Le tiers, de son côté, convoqua les communautés. De part
et d'autre s'imprimaient des mémoires , où l'on échangeait des
injures, des provocations, et l'animosité des deux partis s'en
accroissait.
Mais pendant que la noblesse allait partout, semant les pro-
messes , les menaces , el s'épuisant en secrètes intrigues , le tiers
avait recours à un moyen d'influence dont on ne devait pas
tarder à sentir le pouvoir. Un journal , la Sentinelle du Peuple,
parut.
Ce fut ce jeune homme déjà remarqué par les habitués du café
de l'Union pour sa verve et sa logique railleuse, Volney , qui
le premier essaya ainsi la périodicité du pamphlet. « Amis et
citoyens, disait-il dans son introduction, vous saurez que doté,
par la grâce de Dieu , d'un petit revenu honnête , je puis vivre
en bon gentilhomme , c'est-à-dire sans travailler ; mais puisque
chacun de vous travaille, je me crois, en conscience , obligé
de mettre aussi la main à l'œuvre. Tandis que l'un laboure mon
champ , que l'autre t'ait mon pain , que celui-ci me fabrique
une étoffe, que celui-là va me chercher du café en Amérique,
je me suis demandé comment je pourrais me rendre utile j
et songeant qu'il court par ce temps des malintention-
nés , je me suis dit : Je serai sentinelle , la sentinelle du
peuple , et c'est moi qui crierai de loin à chacun haro ou qui
vive, >
Et entrant immédiatement en fonction , il signalait , dans le
même numéro , les manœuvres des gentilshommes et faisait
justice de leurs menaces.
« Les nobles ne sont pas dix mille , observait-il en terminant j
mais quand ils seraient deux fois davantage , nous serions en-
9,
102 REVUE DE PARIS.
core cent contre un , et rien qu'à leur jeter nos bonnets nous
pourrions les étouffer. »
Dans une autre feuille , raillant les Tourangeaux , qui , à l'in-
stigation de leurs chanoines, avaient refusé la taxe des réver-
bères, il s'écriait :
« Béni soit le bon Dieu de nous avoir donné le soleil sans
prendre d'avis; cfir s'il eût consulté une assemblée de notables,
il y eût eu , au moins , cent trois voix contre trente-sept pour
ne point avoir de soleil. »
La noblesse éprouva , à l'apparition de la Sentinelle du
Peuple , un dépit étonné. Ne pouvant deviner d'où lui venaient
ces soufflets sans main, comme les appelait Volney , elle vou-
lut d'abord aifecter le dédain ; mais les coups se renouvelèrent
régulièrement. Tous les noms furent successivement traduits au
tribunal du juge mystérieux. Pas un acte reprochable n'était
commis , pas un ridicule ne pouvait se produire sans être discuté
ou constaté le lendemain. La pluie d'épigrammes arrivait à jour
fixe comme les marées d'équinoxe , sans que l'on eût aucun
moyen de s'en garantir. Avant que l'on eût répondu à une at-
taque, une autre y succédait. Caché derrière son nuage, le
journaliste ressemblait au vaillant Ulysse , envoyant successi-
vement une flèche à chaque prétendant de Pénélope. Le journal
arrivait chez Vatard encore humide d'impression , se répandait
de là dans toute la ville , comme emporté par un coup de vent ,
et une heure après , les nobles ne pouvaient sortir sans trouver
aux mains de tous les passants la feuille fatale, et sans voir
tout le monde sourire à leur rencontre.
Poussés à bout , ils voulurent faire saisir la presse et le jour-
naliste; mais tous deux ne travaillaient que la nuit, et chan-
geaient sans cesse de domicile :
u Vous chercherez en vain , leur écrivait Volney; nous avons
un talisman qui nous rend plus forts que le fer, plus rapides
que l'air, plus subtils que la flamme..., l'amour delà liberté. »
Fatigué pourtant de poursuites toujours plus pressantes , le
jeune écrivain résolut de s'y dérober en allant s'établir au mi-
lieu même du camp ennemi. 11 fit emporter sa presse au château
de Maurepas , sur la route de Fougères , et ce fut de là désor-
mais que partirent les pamphlets dans lesquels il livrait les pri-
vilégiés à la risée publique.
REVUE DE PARIS. 105
Désespérant d'imposer silence à un pareil ennemi, la noblesse
se décida à lui répondre. Un abbé Lemaistre publia à cet effet
un facliim écrit en mauvais français, et bardé de citations en
latin estropié. Volney lui répliqua dès le lendemain dans un ar-
ticle où , proposant de le faire porter comme pensionnaire sur la
liste des états, à raison de deux sous par barbarisme , il
prouva que sa pension irait à deux mille livre. Le défenseur de
la noblesse , couvert de ridicule , reçut le nom d'abbé à deux
sous, et n'osa plus donner signe de vie.
Mais ce n'était point seulement la Sentinelle du peuple qui
tournait en moquerie les prétentions des gentilshommes ; la
satire était descendue sur la place publique. Les ramoneurs de
Renues, velus de loges grotesques, parodiaient les séances,
des étals, reproduisaient ses décisions et les condamnaient au
feu. Le journal de Volney publia même les arrêts de la cour
des Ramoneurs , revus , corrigés et considérablement aug-
mentés par l'ironique rédacteur.
Ces polémiques amères et blessanles n'avaient fait qu'aug-
menter l'audace d'une part, et de Taulre la haine. Les nobles
les plus influents, tels que MM. de Boishue, de Tremergat , de
Bolherel et de Kératry, cherchaient à exciter les classes infé-
rieures contre la jeunesse de Rennes qui avait embrassé la cause
du tiers. L'exaspération élait extrême des deux côtés, et une
collision semblait imminente.
Le 25 janvier 1789 , je m'élais rendu, comme d'habitude,
vers le soir , au Café de l'Union avec Benoisl. Nous y trouvâmes
Moreau entouré d'une quarantaine de jeunes gens qui parais-
saient fort animés. Au milieu d'eux élait un sergent de royal-
marine, arrivé à Rennes depuis peu, et (|ui s'était déjà fait re-
marquer par son esprit liant et ses opinions patriotiques ; on
l'appelait Bernadottej au moment où nous entrâmes, il parlait
vivement.
— Oui , disail-il , je l'ai entendu de mes oreilles chez le capi-
taine; ils étaient là plusieurs gentilshommes, et ils répétaient
qu'ils en auraient tini avant deux jours avec la canaille des
écoles.
— Et c'est pour cela , interrompit Moreau , que le peuple est
convoqué demain au champ Montmorin. Les billets de convo-
cation ont été faits dans la salle même des états; les gentils-
104 REVUE DE PARIS.
hommes enverront leurs laquais et leurs porteurs qui nous cher-
cheront querelle au moindre prétexte, et nous assommeront
pour gagner leurs gages.
— Nous avons tous chez nous une épée et une paire de pisto-
lets, dit un des assistants qui s'appelait Omnès.
— Et que gagnerons-nous à nous en servir contre des valets?
répliqua Moreau ; attendons les maîtres ! Que personne n'aille
au champ Montmorin : ils en seront pour leurs frais de guel-
apens.
— Songeons d'ailleurs , ajouta Benoist , qu'avec leurs gens
et leurs afRdés ils sont dix fois plus nombreux que nous; s'ils
veulent la bataille on ne la leur refusera pas, mais il faut au
moins qu'ils en aient les horions.
— Ajoute pour ceux qui sont pressés, reprit Moreau , qu'ils
n'auront pas longtemps à attendre.
— Qui le fait penser ?...
— Pardieu , ce que je vois. Ne coudoie-t-on pas à chaque
coin de rue quelques bandes iCépées .de fer (1)? Tous les man-
geurs de sarrasin sont arrivés de leurs villages avec l'habit au-
rore el le cadogan neuf pour boire gratis à la table du président.
Leur nombre finira par les enhardir. Quelque beau jour après-
dîner les meneurs leur persuaderont qu'ils sont des héros , et
nous les verrons arriver la rapière au poing.
— Je me charge de les recevoir, dit Omnès : aussi bien , je
suis fatigué de leur insolence. Les rues ne sont pas assez larges
pour eux el leurs épées. D'où viennenl-ils donc pour être si
fiers ? Ne sortent-ils pas, comme nous, de la fange d'Adam?
il est temps que le plus grand nombre ne soit point sacrifié au
plus pelilj le monde est à tous. Tant que je vivrai, je deman-
derai cette égalité des droits ; je combattrai pour elle, je ferai
de celle cause ma vie , et je veux que mon histoire soit tout en-
tière dans mon nom : Oinnes omnibus.
Un sourire général accueillit celte boutade.
— Vous aurez fort à faire , monsieur, si vous persistez dans
votre généreuse mission , dit Volney, qui , assis à l'écart , avait
(1) On donnait ce nom aux gentilshommes pauvres qni venaient aux
états avec des épées sans ornements et à poi<;née d'acier.
REVUE DE PARIS. 105
jusqu'alors gardé le silence. Le privilège a toujours été regardé,
en France , comme un droit , et l'égalité comme une exception.
Voulez-vous avoir, pour exemple , un échantillon de la justice
qui préside à l'établissement des impôts? Voici un extrait des
rôles de la capitation de Tiennes pour cette année même.
A ces mots , le jeune homme chercha dans son portefeuille
une note , sur laquelle il lut :
« Le marquis de Rosuyvien, pour lui et ses domestiques,
57 livres 18 sous.
» Desvarennes , perruquier-baigneur, sans biens-fonds,
ÔO livres..
» M"» de Rosuyvien, tenant maison avec porteurs, 9 livres.
» La demoiselle Bourgueil, tailleuse , 18 livres.
» M'ie Duhreuil de La Monneraie, tenant maison, 1 livre
16 sous.
» La Doucin , marchande d'herbes , 3 livres 2 sous.
« Un domestique de gentilhomme , 30 sous.
» Un domestique de roturier, 3 livres. »
— Je comprends , observa Moreau , que ces messieurs tien-
nent à un tel état de choses. Jusqu'à présent nous n'avons existé
que pour eux; ils nous ont eu à l'étable, buvant notre lait
d'abord, puis vendant notre peau. Mais le peuple se lasse de ne
servir qu'à faire des fromages et des souliers à messieurs de la
noblesse; il faudra bien qu'ils s'habituent à se suffire. Nous
avons fait pendant dix siècles le métier des vers-à-soie , qui
vivent pour filer une bobine à leurs maîtres , et meurent com-
plaisamment pour la laisser dévider ; c'est assez, d'abnégation
chrétienne comme cela ! La force et le droit sont pour nous ;
ayons de la prudence , le succès est certain.
On causa encore quelque temps sur ce ton , et nous nous
séparâmes en convenant de ne point aller le lendemain au champ
Montmorin.
La réunion annoncée eut lieu le lendemain , à l'endroit in-
diqué; mais, au grand désappointement des meneurs, aucun
bourgeois n'y parut. L'assemblée se trouva composée de six à
huit cents laquais , porteurs ou cochers , parmi lesquels on
remarquait surtout ceux de M. de Kéralry. Ils étaient conduits
par Dominique Lelandais, attaché au service de la commission
des canaux.
10S REVUE DE PARIS.
Celui-ci les harangua ; il parla de !a nécessité des états géné-
raux , qui devaient, selon lui, diminuer le prix du pain et
augmenter les gages des domestiques. Il accusa le tiers d'empê-
cher tout ce bien par ses prétentions , et tinit en proposant de
se rendre au palais.
L'assemblée entière applaudit , et se précipita à sa suite en
criant: Five la noblesse ! le pain à quatre sous! La cour
reçut ces étranges pétitionnaires , et promit de faire droit à leur
demande. Ils allaient se retirer , lorsque Dominique aperçut à
la porte du Café de VUnion une douzaine d'étudiants qui re-
gaidaient.
— Haro! haro ! s'écria-t-il , ce sont des bazochiens.
Aussitôt il s'élance avec sa meute ; les jeunes gens veulent se
mettre en défense ; mais les laquais s'arment de bûches qui ve-
naient d'être déchargées devant les Cordeliers , et assomment
tout ce qu'ils rencontrent. Aux cris qui s'élèvent , les gentils-
hommes sortent du palais et applaudissent 5 M. le marquis de
Tremergat encourage ses gens du geste. Un garde de ville veut
saisir un valet qui venait d'abattre un étudiant à ses pieds; le
marquis court au garde, le pistolet à la main, et le force à se
retirer. Ainsi soutenus, Dominique et les siens se répandent
dans les rues , attaquent tous les bourgeois qu'ils rencontrent ,
et les poursuivent jusque dans les maisons.
Cependant le bruit de cet odieux guet-apens ne tarda pas à se
répandre. Moreau , averti, accourut, suivi de quelques amis.
J'arrivais au même instant avec Benoist. A notre aspect, les
gentilshommes cessèrent d'exciter les valets ; plusieurs feigni-
rent même de s'entremettre. Un de ceux qui avaient le plus
applaudi les assassins , voyant un jeune homme apjjclé Louazon
qui se défendait avec peine contre deux porteurs , voulut le se-
courir.
— Va-t-en , lâche ! lui dit ce courageux jeune homme ; j'aime
mieux mourir que te devoir la vie !
Nous arrivâmes heureusement à temps pour le dégager. M. de
Monlboucher et deux autres nobles étrangers au complot, qui
s'étaient efforcés dès le commencement d'apaiser le tumulte,
nous aidèrent à disperser les laquais.
Comme on le devine , notre indignation était au comble. Une
requête fut adressée sur-le-champ au procureur général de
REVUE DE PARIS. 107
Cherville, une autre au grand prévôt de Mélesse, pour demander
l'arrestation des coupables, et spécialement du sieur Vignon,
confiseur de la noblesse, connu pour avoir convoqué et soudoyé
les laquais. Des députés se rendirent , en outre , à Sainl-Malo
ci à Nantes pour demander du secours. Nous nous portâmes
avec Moreau aux magasins où étaient déposées les armes de la
milice , nous les enlevâmes, et l'école de droit prit l'aspect d'un
camp.
La nuit se passa dans ces préparatifs de résistance. Le lende-
main , ô7 , nous apprîmes que la cour venait de faire suspendre
les informations judiciaires commencées au siège de police. Les
juges ne pouvaient nous déclarer plus positivement qu'ils fai-
saient cause commune avec nos assassins, iMoreau envoya
avertir M. de Thiard que, puisque la i)rotection des lois
nous était refusée , nous saurions nous protéger par les ar-
mes.
Une partie de la journée s'était écoulée dans ces démarches;
vers une heure, on vint nous avertir qu'un jeune ouvrier , qui
nous quittait, avait été frappé à coup de couteaux par les la-
quais devant le palais et aux yeux de la maréchaussée qui avait
laissé faire. Nous descendîmes pour parler au grand prévôt;
mais à peine eûmes-nous paru sur la place, qu'une trentaine
de gentilshommes sortirent des Cordeliers, l'épée à la main.
Nous nous étions arrêtés ; ils vinrent de notre côté avec des
l)rovocations et des injures; les dames nobles étaient aux fenê-
tres et nous montraient au doigt ironiquement.
— Que chacun fasse son devoir , dit Moreau en se tournant
vers nous.
Les épées furent tirées, les pistolets armés, et nous atten-
dîmes. Un gentilhomme s'élança à notre rencontre, nous appe-
lant lâches et nous criant d'avancer.
— Relirez -vous , monsieur de Boishuë , dit Moreau avec calme
votre mère est là, au balcon ; ne nous forcez pas à vous tuer
sous ses yeux.
— Feu ! feu ! s'écria une voix parmi les gentilshommes.
— Feu ! répéta Moreau.
Vingt coups p r tireur, f> ^ même temps des deux côtés , MM. de
Saint-Rivel et de Boishue tombèrent.
Un cri de rage s'éleva dans les rangs de la noblesse. Ils jeté-
108 REVUE DE PARIS.
reiit leurs pistolets, fondirent sur nous Tépée à la main , et la
mêlée devint générale.
Cependant ceux des deux partis qui se trouvaient dispersés
dans la ville ne tardèrent pas à être avertis et à accourir. Par-
font où des gentilshommes et des jeunes gens se rencontraient ,
une lutte partielle s'établissait , de sorte que l'on combattit bien-
tôt sur toutes les places et dans toutes les rues. Pendant ce
temps , le tocsin sonnait pour appeler les bourgeois à rétablir
la paix; on ne voyait de tous côtés que parents effrayés cher-
chant leurs fils, et gardes de ville ramenant des blessés.
Le combat ne cessa qu'avec le jour. Les bourgeois passèrent
la nuit -dans les salles de l'hôtel de ville, ou ils reçurent l'an-
nonce de secours arrivant de Hédé, de Saint-Malo, de Lorient
et de Nantes. Dans celte dernière ville, la plupart des commis
avaient abandonné leurs comptoirs pour prendre les armes ,
déclarant infâme quiconque en leur absence sollicilerait
leurs places, et protestant d'avance contre tout tribunal qui
les déclarerait séditieux.
De son côté la noblesse se préparait 5 une vigoureuse résis-
tance : quatre cents gentilshommes s'étaient enfermés dans le
cloître des Cordeliers, avec des lits , des vivres , des munitions
et des armes. Les banquettes des états avaient été brisées pour
faire des barricades , et les assiégés déclarèrent qu'ils s'enseve-
liraient sous les ruines de leur forteresse.
M. de Thiard qui , dans tous ces débats , avait montré son
courage habituel, se porta intermédiaire entre les deux partis.
Les jeunes gens exigeaient , avant tout , l'évacuation des Corde-
liers.
— Qu'ils viennent s'en emparer , répondirent fièrement les
gentilshommes.
— Ils viendront, dit M. de Thiard.
— Il faudrait une armée pour nous chasser d'ici.
— Ils auront une armée.
— Où est-elle?
— En voici l'avant-garde.
Un bruit de clairons venait, en effet , de se faire entendre au
loin. 11 s'approcha , et bientôt une longue file de chariots parut
sur la place du palais ; ils étaient chargés de jeunes gens armés
de piques ou de haches d'abordage, et portant tous à la bouton-
REVUE DE PARIS. 109
nière un ruban aux couleurs du tiers : c'étaient les patriotes de
Pfantes qui arrivaient.
Les genlilshommes devinrent sérieux ; ils demandèrent jus-
qu'au lendemain pour réfléchir; mais le lendemain , quand on
se présenta aux Cordeliers, tous avaient disparu,
EMILE SobVESTRE.
10
ANDRÉ VÉSALE.
(11514 — 1364.)
i^ESËUIERE PARTIE»
Duraiil les trente années qui unissent la fin du xvno siècle
au commencement du xviii", il s'est enraciné , en Europe, une
opinion qui, bien que souvent et courageusement combattue,
semble prévaloir aujourd'hui. C'est l'idée que tout ce que l'in-
telligence des hommes de l'anliquité nous a légué , n'est j)lus au-
jourd'hui , pour nous, qu'un ensemble de faits épuisés, propres
peut-être à entretenir parfois la curiosité et la souplesse de no-
tre esprit, mais dont il ne serait plus possible de rien tirer qui
pût s'appliciuer soit aux besoins de l'àme, soit à ceux du corps
chez les nations modernes".
L'antiquité et ses œuvres est décidément répudiée par les gé-
nérations actuelles; et pour en fournir une preuve irrécusable
qui comprend toutes les autres , je me bornerai à signaler l'in-
fériorité toujours croissante des études universitaires , causée
par l'indifférence , le mépris même que témoignent les classes
REVUE DE PARIS. 111
ies plus élevées de la société pour la connaissance des langues
anciennes.
Cette opinion, qui se fortifie de jour en jour, est certaine-
ment l'une des graves erreurs que caresse notre siècle , ce siècle
qui sacrifie tout au moment présent , à la journée qui s'écoule ,
et pour lequel le passé est comme non avenu , et l'avenir obscur
comme le néant.
Malgré la complaisance plus que gasconne avec laquelle on
constate les immenses progrès des lumières, le perfectionnement
indéfini des sciences . et le bien-être au(juel est appelée l'huma-
nité .je pense qu'à, d'autres époques l'homme intelligent s'est
trouvé parfois dans des conditions plus favorables pour lui et
pour ses semblables, que celles oîi nous sommes aujourd'hui ;
par exemple, lorsqu'ayant plus de respect pour le passé et plus
de fois dans l'avenir , il s'efforçait , par ses œuvres , de faire
honneur à ses aïeux, et de mériter la reconnaissance de la
postérité.
Telle fut, en effet, la disposition d'esprit des hommes éminents
en tous genres , qui concoururent pendant près de deux siècles
au grand œuvre de la renaissance des lumières en Europe, et au
nombre desquels André Vésale doit être placé.
Cet homme fut sans doute un novateur très-hardi; mais à
côlé de cette qualité douteuse, il en avait d'autres excellentes,
solides, qui l'empêchèrent constamment de rien hasarder sans
être sûr de son fait. On va voir quel fonds de connaissances il
fallait qu'il eût acquis par l'étude et l'expérience , dès l'âge le
plus tendre , pour déterminer , avant qu'il eût accompli sa vingt-
huitième année , une révolution complète dans la science qu'il
cultivait , l'anatomie.
André Vésale est né à Bruxelles, capitale du Brabant, le der-
nier jour du mois de décenribre 1514. Son père, qui portait aussi
le prénom d'André, était préparateur de médicaments de Char-
les-Quint. Son grand-père, Éverard Vésale, mathématicien très-
habile, auteur de plusieurs ouvrages sur la médecine qu'il cul-
tivait , avait acquis de la célébrité par les commentaires qu'il
fit sur les livres de Rhazès , que tous les médecins étudiaient
alors, ainsi que sur les quatre premières sections des aphorisraes
d'Hippocrate. Le père d'Éverard , le bisaïeul d'André, nommé
Jean, fut médecin de l'empereur Maiirailien. Il pratiqua et en-
112 REVUE DE PARIS.
scigna son art , et l'on rapporte qu'il avait dépensé une paiiie
de sa fortune à rassembler les manuscrits les plus précieux trai-
tant de la médecine. Enfin Jean avait eu pour père Pierre Vésale,
médecin aussi , et qui dans son temps avait joui d'une assez
grande célébrité.
Le frère d'André Vésale , le grand anatomiste dont je vais
m'occuper , François, dominé par l'instinct de la famille, ne
put résister au désir d'étudier aussi l'anatomie , ce qu'il fit avec
succès. Par condescendance pour ses parents , François étudia
bien d'abord la jurisprudence , mais il revint bientôt à la méde-
cine. Il mourut jeune.
On a observé , dans les diverses éditions des premiers ouvrages
publiés par Vésale, que l'orthographe de son nom n'est pas tou-
jours la même. Avant qu'il l'eût écrit ainsi : Fesalius, on lisait
tantôt Jresalius ou IVessalius. Sa famille , originaire de
Clèves , portait trois belettes dans ses armes, ce qui fait suppo-
ser que le mot flamand , d'origine saxonne , wesel , a pu faire
écrire originairement le nom de Vésale avec un W.
Les Vésale, on le voit , formaient une véritable dynastie de
médecins, et je rapporte leur généalogie et leur origine , non
seulement parce que l'on n'a pas manqué de faire des raproche-
ments entre cette famille et celle des Asclépiades ou enfants
d'Esculape , mais aussi et surtout à cause de l'influence salutaire
que les honorables souvenirs de ses aïeux oilt eue sur le grand
anatomiste André Vésale.
En effet, médecin A& race , si je puis m'exprimer ainsi , il
sentit de très-bonne heure le besoin de ne pas dégénérer. Ses
parents , mus sans doute par un sentiment de la même nature,
le placèrent très-jeune au collège de Louvain, afin qu'il fût imbu
dès son enfance delà doctrine péripatétique. On ne saurait dou-
ter que l'intelligence et les progrès de Vésale aient été extraor-
dinaires , puisque vers seize ou dix-sept ans, outre le latin qu'il
écrivait habituellement , et le grec qu'il possédait assez bien
pour que plus tard il fût chargé par l'imprimeur vénitien Junta
de corriger les épreuves du texte de Galien , il connaissait en-
core la langue arabe.
Cependant de tels efforts , plus que suffisants à l'emploi d'une
intelligence même distinguée, ne furent en quelque sorte qu'un
travail préparatoire pour le jeune Vésale qui , ne cherchant
REVUE DE PARIS. llô
dans les langues qu'un moyen de transmission d'idées , réser-
vait toute la force de son esprit et de son attention pour l'étude
de la physique et de l'anatomie. En effet , malheur aux rats, aux
taupes et aux animaux domestiques qui tombaient entre les mains
déjà savantes du jeune écolier, car il les disséquait impiloya-
blement pour en étudier l'organisation.
Celte chasse aux animaux, que l'on aurait tort de confondre
avec des espiègleries d'enfant , étaient au contraire pour Tésaie
l'occasion d'études extrêmement sérieuses. Elles atteignirent si
promplement une grande portée, que prt, lu'aussitôt après ses
premières dissections, Vésale fréquenta l'université de Louvain
oîi l'on étudiait l'anatomie. Bientôt il passa à celle de Montpel-
lier oij il séjourna jusqu'au moment où , attiré par la grande ré-
putation de Jacques Dubois, Jacobus Sylviiis , car les savants
traduisaient alors leurs noms en latin , il ne tarda pas à aller se
ranger au nombre des auditeurs de ce fameux professeur d'a-
nalomie à l'université de Paris. Or, à cette époque, André Vésale
ne pouvait pas avoir plus de quatorze ans.
Son ardeur pour l'étude était excessive; aussi la communiqua-
t-il à ses nouveaux condisciples. Son intelligence et son infati-
gable activité le firent même remarquer par le vieux Sylvius, qui,
en faveur des qualités éminentes qu'il reconnut à son nouvel
élève, se montra moins sévère à son égard pour l'observation
de la discipline établie dans son amphithéâtre. Les dissections
d'animaux ne duraient que trois jours, et , en outre, elles ne
pouvaient être faites que par un chirurgien désigiié pour cet
objet. Vésale prit sur lui de revenir après les leçons , accompa-
gné de ses camarades , pour interroger plus longtemps la na-
ture , et là , le jeune anatomiste usant pour son compte, et pour
celui de ses amis , de la supériorité qu'il avait déjà acquise,
recommençait la leçon , et rectifiait même souvent les erreurs
que le maître avait laissé échapper. Plus d'une fois , Sylvius ,
rentrant tout à coup, trouva le jeune auditoire occupé à repas-
ser les démonstrations qu'il avait faites. On rapporte même
qu'un jour le célèbre professeur ayant avoué qu'il lui avait été
impossible de trouver les petites membranes qui tapissent l'aorte
et les veines , Vésale et ses amis se mirent à les chercher avec
tant d'ardeur que le lendemain ils purent les indiquer à leur
maître.
10.
114 REVUE DE PARIS.
Je n'insisterai pas , comme la plupart des biographes de Vé-
sale , sur les tours d'écolier qu'il fit, ainsi que ses camarades ,
pour se procurer , en les dérobant , des os et des squelettes, soit
au cimetière des Innocents, soit à Montfaucon, où des chiens
furieux les attaquèrent. Ces détails prouvent ce que tout le
monde sait , qu'au temps de Vésale certaines prohibitions ren-
daient les études analomiques assez difficiles, et que ces défenses
même redoublaieiit la passion que Vésale avait pour la science.
Mais ce qui donne une bien autre idée de l'espèce de fureur
avec laquelle cet homme a étudié , c'est que de Paris il retourna
à Louvain pour èlre prosecteur et démonstrateur d'anatomie en
public , sous la direction de Jean Armentenarius , célèbre pro-
fesseur de médecine en cette ville ; c'est qu'en 1528 , lorsqu'il
atteignait à peine sa quinzième année, il fut appelé en qualité
de médecin-chirurgien , pour traiter une épidémie j c'est qu'à
vingt-ans , en loôo , lorsqu'on se proposait de faire la guerre
à la France , il fut choisi médecin-chirurgien attaché à l'armée,
et appointé en celte qualité ; c'est qu'à compter de l'âge de
vingt-deux ans il fut appelé successivement à Venise ^ à Bolo-
gne , à Padoue et à Pise , pour démontrer publiquement l'ana-
lomie , et qu'entin il était à peine dans sa vingt-huilième année
quand , en 1543 , il publia son livre De Humani corporis fa-
bricâ , de la Structure du corps humain , ouvrage qui , ainsi
qu'on le verra bientôt, changea subitement la marche de la
science de l'analomie en Europe , et lui donna l'impulsion à la-
quelle elle obéit encore aujourd'hui.
A vrai dire , la vie de ce grand anatomiste , la portion de son
existence au moins par laquelle il se recommande ù la recon-
naissance et à l'admiration de la société, est comprise daiw les
quatorze années qui se sont écoulées depuis ses éludes à l'uni-
versité de Paris jusqu'à l'époque où il publia son grand ouvrage.
Mais pour apprécier la nouveauté de ses travaux, ainsi que le
courage extraordinaire dont il a fallu que cet homme fût doué
pour les poursuivre , les mettre en ordre et les publier , il est in-
dispensable que l'on sache dans quel état se trouvaient alors la
médecine et l'analomie en Europe, et les principales vicissitudes
qu'avaient éprouvées ces connaissances lorsque Vésale les reprit
en sous-œuvre.
. Sans m'arrèter au dieu Esculape , dont les enfanls ou les dis-
REVUE DE PARIS. II5
ciples reçurent l'art de guérir, je rappellerai que les héritiers
directs de celte divinité mystérieuse, les Machaon , les Podalire,
apparaissent dans l'Iliade, où on les voit exercer simultané-
ment la médecine et la chirurgie , tout en combattant sous les
murs de Troie.
L'introduction du culte d'Esculape dans la Grèce est attribuée
à ces deux héros , dont l'un , Machaon , le porta dans le Pélopo-
nèse , et l'autre, Podalire , dans l'Asie Mineure.
C'est à celte époque que l'on fait remonter la fondation de ces
temples d'Esculape nommés en grec asclépions , dans lesquels,
outre le culte rendu à la divinité , on recevait les malades qui
venaient consuller. Les prêtres desservant ces temples passaient
pour les fils d'Esculape, et ces anclépiades , inslruils dans l'art
de guérir et augmentant leurs connaissances par l'expérience
journalière, soignaient les malades et transmettaient ù leur
tour la science qu'ils avaient acquise en pratiquant.
Peu à peu ces prêtres , qui tenaient note des cas de maladie
qu'ils avaient étudiés , résumèrent leurs observations, en firent
des corps d'ouvrages, et c'est ainsi que ces temjjles , ces asclé-
pions, devinrent en même temps des espèces d'hôpitaux et des
écoles où l'on allait étudier la médecine. Il s'en établit un grand
nombre ; les plus célèbres au ve siècle avant Jésus-Christ étaient
ceux de Cyrène, de Rhodes, de Gnide, de Cos , et la science
sacerdotale y était essentiellement empirique.
Comme la poésie, comme la musique, la danse, l'archilec-
lure et la sculpture, comme la peinture et le théâtre, c'était
sous la protection des prêtres et dans les temples que la méde-
cine avait pris naissance.
Mais aux approches du siècle dePériclès , et lorsque les con-
naissances de tout genre commençaient à s'infuser dans l'esprit
des populations, les philosophes , en recherchant les lois géné-
rales et particulières de la nature, se mirent à disséquer mora-
lement et physiquement l'homme pour le mieux connaître ; et
de cette connaissance plus ou moins parfaite , ils tirèrent des
principes propres à leur faire connaître les lofs qui règlent l'é-
quilibre ou l'altération de la santé. Ce n'est, il est vrai, qu'in-
directement qu'Empédocle, Parménide et quelques autres em-
piétèrent sur le terrain de l'art de guérir j mais Tardeur avec
laquelle les philosophes, depuis Démocrite jusqu'à Aristote,
116 REVUE DE PARIS.
firent des dissection d'animaux et sans doute d'hommes, fonda
la science de l'anatomie, et fit nécessairement concevoir l'idée
de pouvoir guérir méthodiquement aussitôt que l'analyse de
toutes les parties qui composent le corps humain permettrait
d'établir un système physiologique invariable. Tel fut le rêve
admirable des philosophes grecs , dont les observations anato-
miques sont sans doute très-imparfaites, mais qui, malgré les
erreurs qu'elles renferment , brillent ordinairement par une
espèce de divination puissante quiles porte parfois à deux doigts
de la vérité. Quoi qu'il en soit, ce sont les philosophes de la
Grèce qui ont jeté les bases de la science de l'anatomie et l'ont
fait entrer comme un élément indispensable dans l'art de la mé-
decine, exercée empiriquement jusque-là dans les asclépions.
Cette diversion , cette concurrence apportée à la doctrine des
médecins sacerdotaux, par la nouvelle méthode de guérir que
proposaient les philosophes , n'est pas la seule que les asclépia-
des eurent à soutenir. On sait jusqu'à quel point l'usage des jeux
gymnastiques était répandu en Grèce, et il est certain que les
palestres y étaient encore plus nombreuses que les asclépions.
De ce qui n'était ordinairement qu'un délassement ou un exer-
cice pour le corps , on fit un art très-compliqué. L'idée de for-
mer les hommes aux chances des combats se joignit à la mode ,
et les palestres devinrent de bonne heure, en Grèce, des éta-
blissements où non-seulement on enseignait très-méthodique-
ment la lutte et le pugilat, mais dans lesquels il se forma des
hommes qui traitaient les fractures et les luxations , résultats
fréquents de ces jeux. A ces talents, les médecins de palestres
joignirent bientôt celui d'étudifcr le régime le plus favorable à
l'entretien de la santé et au développement des forces de leurs
disciples athlètes, en sorte qu'après un certain laps de temps ces
hommes acquirent assez de réputation , par leurs cures et par
les règles d'hygiène qu'ils prescrivaient , pour que beaucoup de
malades aimassent mieux fréquenter les palestres que les as-
clépions.
On se figure facilement le grand nombre et la variété des ob-
servations hygiéniques, médicales et analomiques qui durent
êtres faites simultanément, pendant plusieurs siècles, par les
asclépiades, les philosophes et les médecins de palestres. Ces
observations furent le plus ordinairement consignées dans des
REVUE DE PARIS. 117
livres. Or ce furent ces éléments de la médecine antique que
irouva et qu'employa Hippocrate , lorsqu'il commença à fonder
sa doctrine.
Mais je me laisserais entraîner trop loin , et tout à fait hors
de mon sujet , si je cherchais à donner ici une idée même su-
perficielle du système médical de cet homme célèbre. Il suffira
de dire que , guidé sans doute par les deux modes d'observation
de la nature, employés, l'un par les prêtres et les médecins de
palestres, l'autre par les philosophes, Hippocrate, en interro-
geant l'état extérieur du malade , cherchait plutôt à connaître !e
développement général d'une maladie, dans l'intention de la
guérir, qu'à en observer scientifiquement le siège et la marche.
Cette manière synthétique d'observer et de comprendre les
choses de la nature était j)articulière à la race hellénique, et je
crois pouvoir fortifier cette remarque en la rendant plus nette
par le rapprochement que je vais tenter de faire entre la puis-
sance d'intuition d'un statuaire, tel que Phidias ou Polyclète,
et celle d'un médecin comme Hippocrate.
C'est un fait avéré et reconnu que les connaissances anatomi-
ques du médecin de Cos étaient vagues et extrêmement impar-
faites. A plusforle raison, Polyclètedevait-il être complètement
étranger à cette science, i)nisque c'est à peine si Aristote par-
vint un peu plus tard à distinguer précisément quelques mus-
cles. Cependant tous ceux qui ont étudié la statuaire grecque,
art dont les principes, dont les canons (1) établis par Polyclète,
ont été traditionnellement suivis jusque sous les empereurs ro-
lîîains, certifieront qu'il n'y a pas une seule statue faite entre
cej deux époques sur laquelle on puisse relever la plus légère
(1) Il est digne de remarque que le renseignement le plus complet
'que nous ayons sur le canon du statuaire Polyclète nous ait été trans-
mis précisément par un médecin de l'antiquité. Voici ce qu'en dit
Galien , dans sou livre : Sur les opinions d'Hippocrate et de Pla'on :
<t La beauté du corps réside dans les proportions harmonieuses {sym-
metria) des parties, comme il est dit dans le Canon de Polyclète. En
effet, dans ce traité, Polyclète nous enseigne les lois des proportions.
Ce statuaire, voulant confirmer sa doctrine par un exemple, fit une
statue conformément aux principes qu'il a établis dans son livre , et il
donna à l'écrit et à la statue le titre commun de Canon ( règle ). »
us REVUE DE PARIS.
faute d'anatomie , et surtout qui présente le moindre désordre
dans la pondération et les attitudes du corps humain ou de ce-
lui des animaux, tandis qu'au contraire, et j'en appelle ici à
tous CA'ux qui pratiquent et étudient les aits, c'est à partir du
XVI» siècle de notre ère, lorsque la science de l'anatomie a été
étudiée analytiquement dans les amphithéâtres par les artistes,
que les erreurs les plus grossières se sont habituellement intro-
duites dans la représentation des figures nues. Eh ! que l'on
n'argue pas , à ce sujet , de l'infériorité de tel ou tel artiste pour
expliquer l'introduction de ce défaut, car c'est au grand Michel-
Ange et à son école que l'on est en droit de la reprocher particu-
lièrement.
Je conçois donc que, si un statuaire, qui n'étudie le corps
humain qu'à travers son enveloppe et sa surface, peut cependant
le rendre avec assez de vérité, dans ses formes apparentes et
par ses mouvements, pour faire sentir que profondément s'é-
tendent ici des os , là des tendons ; que plus intérieurement sont
logés des viscères mous et flottants; que les muscles se contrac-
tent ou se relâchent, en raison des divers mouvements , et qu'en-
fin l'artiste arrive à exprimer les passions, les sentiments, et
jusqu'à la pensée, il n'est pas impossible qu'un médecin saisisse
l'ensemble et l'unité d'une maladie par la seule inspection de
l'extérieur de celui qui souffre. Si les connaissances anatomiques
et physiologiques étaient rigoureusement complètes , je conce-
vrais (jue le médecin comme le statuaire dussent s'y lier ; miiis ,
en fait de science , il n'y a pas d'à peu près, et l'on ne se trompe
jamais plus grossièrement que quand on se fie en aveugle à une
science encore imparfaite.
Malgré ré|)i(hè(e de dogmatique donnée à la médecine d'Hip-
pocrate, et tout en accordant que ce médecin était devenu plus
savant que beaucoup d'autres, je pense qu'il envisageait la mé-
decine comme un art, et qu'il ne serait peut-être pas sans dan-
ger de prétendre la réduire ou l'élever à l'état de science. Quoi
qu'il en soit, lorsque l'on évalue, ce que savait Hippocrate en
anatomie et en physiologie, relativement aux recherches sur
ces sujets , telles qu'on les poursuit analytiquement de|)uis Ga-
lien et André Vésale , il paraît certain que ce grand homme igno-
rait ces deux sciences. Il faut même ajouter que, malgré les
admirables travaux d'Aristote sur l'organisation comparée des
REVUE DE PARIS. 119
animaux, ce philosophe était, à peu de chose près, daus le
même cas qu'Hippocrale, ce qui n'erapécha ni l'un ni l'autre de
saisir et de comprendre synthétiquement les choses naturelles ,
et d'en tirer des vérités qui nous émerveillent encore.
Longtemps les médecins et les philosophes ne firent que com-
biner diversement les connaissances positives qui leur avaient
été léguées par ces deux grands hommes , et la science de l'a-
nalomie fit peu de progrès, jusqu'au moment où l'école de mé-
decine d'Alexandt-ie se rendit célèbre par les travaux que l'on y fit
pour étendre les notions que l'on possédait sur les différentes par-
ties du corps humain. Mais, d'une foule de livres d'anatomiecom-
posésdans cette école, aucun n'est parvenujusqu'à nous, et nous
savons seulement, par le témoignage de Pline, que le fameux mé-
decin Hérophile atPflîY disséqué trois cents cadavres de sa main,
sans compter les corps de gens qu'il avait ouverts tout vivants !
« Quin .' et spirautiuni jjrcetereà viva aperuisse corpora. »
11 n'est pas vraisemblable que les connaissances analomiques
d'une école qui pratiquait tant d'expériences n'aient pas été
poussées assez loin j ce qui me paraît le plus sûr pour en appré-
cier la solidité et l'étendue, au moins par induction, c'est de
supposer qu'elles tenaient le milieu entre les découvertes d'A-
ristote et celles que fit Galien dans cette science.
De tous les livres que nous a légués l'antiquité païenne sur
la médecine et l'anatomie , ce sont les ouvrages de Galien (1) qui
nous offrent les observations scientifiques les plus précises , les
plus abondantes et les mieux coordonnées. A juger de la célébrité
et de l'autorité que s'est acquises Galicn par ses études , par sa pra-
tique et ses écrits, il est certain que, sous le rapport de la science
anatomique, il avait dépassé tous ses contemporains. C'était
même, à cet égard , un génie précurseur. L'étude de l'anatomie
comparée des animaux et de l'homme, qui avait été l'objet des
(1) Claiidius Galenus, né à Pergame vers Tan 131 de Jésus-Christ,
alla éludier la méJecine à Alexandrie , puis vint à Home en 169. Aprèi
avoir voyagé en Asie , il se fixa à Home , où l'avait appelé Marc-Aurèle.
De retour à Pcrgame , sa patrie , il y mourut en l'an 200 de Jésus-
Christ. C'est à Rome qu'il a composé la plus grande partie de ses
ouvrages.
iiO REVUE DE PARIS.
veilles des plus grands philosophes grecs, mais plus parliculiê-
rement dans le but de connaître la nature de l'homme que pour
le délivrer des maladies , ces connaissances anatomiques devin-
rent pour Galien le point de départ de tous le système médical
qu'il s'efforce d'établir. Sous se rapport, ses livres devinrent
tout aussitôt des lois respectables , dont l'autorité se maintint
en Europe pendant treize siècles , depuis Septirae Sévère jusqu'à
Charles-Quint , et l'on peut même dire jusqu'à la découverte de
la circulation du sang par Harvey , en 1619.
Entre l'apparition de Galien et celle d'André Vésale , les seuls
travaux anatomiques qui aient été conduits avec pénétration ,
sincérité et prudence, sont dus aux médecins arabes. Ceux-ci,
depuis le viii^ siècle jusqu'au xiii^ , ont écrit sur ces matières ,
soit près des kalifes à Bagdad , soit sous le règne des Maures
en Espagne (1).
(1) Voici quels sont les plus célèbres médecins et auatomistes arabes :
Rhazes ( Mohammed-Ebn-Secharjah-Abou-Bekr-Arrasi ) , né à Ray ,
ville de l'Irak, vivait sous le kalife Almanzor, et est mort en 92.~.
C'est un des plus habiles médecins arabes ; ses ouvrages, fort savants
et dignes à quelques égards d'être encore consultés, ont aidé à la
renaissance de la médecine en Europe jusqu'au xvi» siècle. C'est le
premier auteur qui fasse mention de l'eau-de-vie , arak. — Avi-
cennes , dit le prince des médecins, né à Bocbara en 980 , est mort
en 1036. Son principal ouvrage , auquel il donna le titre de Canon
( règle) , est un immense recueil de tout ce qui avait élé dit avant lui
sur la médecine par les auteurs grecs et arabes. Ce livre eut une au-
torité absolue pendant le moyen âge , lorsque l'ignorance de la langue
grecque forçait d'avoir recours aux écrits d'Avicennes. En s<)mme , il
n'a fait que reproduire ce qu'il avait trouve dans les livres de Galien ,
d'Aëtius et de l\hazès , et quand il s'écarte de Galien , c'est ordinaire-
ment pour se conformer aux opinions d'Aristote. — Albucasis , né à
Cordoue , mort en 1122, a .écrit un ouvrage fort remarquable sur la
pratique de la chirurgie. L'idée lui en fut suggérée parla négligence
avec laquelle on pratiquait les opérations chirurgicales, défaut qu'il
attribue à l'ignorance des médecins espagnols en anatomie. On voit
qu'à divers siècles cette question fondamentale s'est représentée. —
Averrhoi's ( Mohammcd-Ahoul-Walid-Ebn- Achmad-Ebn-Roschd ) fut
1 plutôt philosopiie que médecin. Dans l'une et l'autre scienc«, il se
montre partisan passionné d'Aristote , et tous ses efforts ont clé em-
REVUE DE PARIS. 121
Jusqu'au xine siècle, les médecins d'Europe , si ce litre peut
être donnéou à des ignorants de bonne foi ou à des charlatans tels
que ceuxqui alors prenaientce titre , ^es médecins enfin, avaient
complètement perdu la tradition des études faites sur la nature,
celle même de l'observation empirique, et ils traitaient toutes les
maladies avec des remèdes de bonnes fenwies et des amulettes.
C'est en Italie et par l'intermédiaire des traductions arabes,
que vers le xii» siècle , on entendit parler d'Aristote et de Pla-
ton, d'Hippocrate et de Gaiien ; ainsi se communiqua cette
grande lumière qui réveilla tous les esprits et détermina la re-
naissance des connaissances humaines en Europe.
Vers 1315, lorsque Dante terminait ses trois cantiques, on
ouvrait à Bologne le premier amphithéâtre de dissection. Depuis
un siècle que la lecture des ouvrages de Galien était devenu fré-
quente , au milieu de tous les érudits médecins que l'admiration
pour le médecin de Pergame avait fait pulluler, il se présenta
un homme, Mondini, à qui il vint l'idée de s'assurer de l'exacti-
tude des recherches anatoraiques de Galien , en en faisant lui-
même de nouvelles. Prenant pour point de départ les travaux de
cet homme, il disséqua publiquement des corps humains , et de
ses leçons composa bientôt un livre sur l'anatomie. La nou'
veautéet le mérite de cet ouvrage le firent accueillir avec tant
de faveur, que presque toutes les villes d'Italie ordonnèrent par
décret public que le livre de Mondini sur l'anatomie fût lu et ser-
vît à la démonstration dans leurs académies. Le succès fut aussi
constant qu'il avait été rapide, car, en effet, pendant près de
trois siècles , on a conservé religieusement cet usage , en ayant
soin toutefois d'ajouter au livre de Mondini toutes les découver-
tes nouvelles que l'on faisait successivement dans la science.
Malgré les erreurs grossières dans lesquelles ce premier anato-
raiste est tombé quelquefois , il y avait cependant dans son livre
ployés à faire cadrer l'art de la médecine avec les doctrines du péri-
patétisme. 11 est né à Cordoue , et mort à Maroc en 1217. Vers la fîii
du moyen âge et au commencement de la renaissance, Avicennes et
Averrhoës avaient une autorité immense, même sur les esprits les plus
éclairés. Dante et Pétrarque les placent dans la compagnie des plus
grands hommes de l'antiquité.
1 11
122 . REVUE DE PARIS.
une qualité précieuse 5 il avait été écrit d'après nature, en pré-
sence des parties disséquées à mesure, sans que Timaginalion
du démonstrateur eût eu !e temps d'altérer le témoignage de ses
yeux ; et , en outre , Vésale l'a reconnu lui-même , la description
de Mondini est claire, précise et très-simple.
On consignait ordinairement dans ce livre les nouvelles dé-
couvertes sous la forme de commentaires. Je ne signalerai que
ceux de Jean de Carpi, professeur d'anatomie à Bologne , parce
que, outre le mérite qu'on leur reconnaît, ils présentent une
innovation importante dans les études anatomiques. C'est le
premier livre sur cette matière dans lequel on ait joint des figu-
res pour faciliter l'intelligence du texte. Il a été publié en 1521 ,
au moment même où Léonard de Vinci et Michel-Ange, s'étant
paasionnés pour cette science , venaient d'introduire les éludes
anatomiques dans celles de l'art.
C'est un fait qu'on a déjà constaté , qu'en Grèce, du temps de
Platon , de Phidias et d'Arislote , comme en Italie , au temps de
Marsile Ficin , de Michel-Ange et de Vésale , la philosophie , les
arts et l'anatomie ont fait cause commune et réuni leurs efforts
pour sonder et découvrir la nature de l'homme en l'observant
sous son triple aspect, intellectuel, apparente! matériel.
De tous les artistes de la renaissance, Léonard de Vinci est
celui qui a donné à ses études sur l'anatomie le tour et la direc-
tion à la fois les plus philosophiques et les plus scientifiques.
Après avoir étudié le corps humain sous Marc-Antonio délia
Torre, professeur à Padoue, Léonard, qui résumait les leçons
en dessinant les parties disséquées , rassembla plus tard ces étu-
des ; elles servirent de base à son Traité d'Jnatoinie pittores-
que, qm, malheureusement, est perdu. Cependant, d'après
quelques croquis à la plume , dessinés en marge des feuilles qui
composent le grand manuscrit atlantique de Léonard , conservé
ii l'Ambroisienne à Milan, d'après un dessin très-terminé du
même manuscrit, représentant une main artificielle et mécani-
que , destinée à remi)lacer celle d'un manchot , on peut s'assurer
que le grand artiste avait des notions très-précises d'anatomie,
quant à ce qui touche au moins aux organes du mouvement.
J'ajouterai même que les passages de son Traité de Peinture,
où il parle de la pondération dans les divers mouvements du
corps humain , renferment des observations d'une justesse ex-
REVUE DE PARIS. 123
quise , et dont on ne trouve les analogues que dans le bel ouvrage
d'Aristole sur le Mouvement et la Marche des Animaux.
Celte impulsion scientifique donnée à l'art par Léonard de
Vinci pendant les années où les plus célèbres peintres et sculp-
teurs de l'Italie produisaient leurs chefs-d'œuvre , ne forme pas,
dans l'histoire de l'esprit humain . une circonstance que l'on
doive rejeter sur l'influence du génie particulier de tel ou tel
homme ; car la transition analogue se manifesta en Grèce lors-
que le peintre Pamphile, disciple d'Eupompe , maître d'Apelles
et contemporain d'Aristote , enseigna dans son école , qu'il était
impossible de devenir bon peintre sans être versé dans les ma-
thématiques.
Cette transformation de l'art en science a sans doute quelque
chose d'inévitable et de fatal en soi. Léonard de Vinci fut le
premier grand peintre (|ui la détermina. Une foule d'autres sui-
virent son exemple. Mais pour constater le fait sans citer un
trop grand nombre d'ouvrages , j'indiquerai le livre qu'Albert
Durer, ce fameux peintre allemand qui vint étudier son art en
Italie, publia , en 1534 : « Des Proportions du Corps humain. »
De hutnani corporis symmetriâ. H y présente une suite de
figures géométriques dans lesquelles des ligures humaines des
deux sexes et d'âges différents sont inscrites d'après certaines
règles que l'auteur établit pour leur donner les proportions les
plus naturelles et les plus parfaites. Ce traité, qui n'est bon , il
faut le dire, ni pour les artistes, ni pour les savants, obtint
toutefois un succès prodigieux dans son temps , par cela seul
qu'il encourageait le goût et les espérances de ce xvi^ siècle,
durant lequel on se flatta de tout réduire à l'état de science
exacte , comme dix-se|)t cents ans avant , on avait fait le même
rêve en Grèce lors de l'apparition des ouvrages d'Aristote.
Quoi qu'il en soit , le concours des artistes fut très-utile aux
progrès des éludes anatonii<iues ; car, en 1541 , Gauthier RyfF,
médecin de Strasbourg, fit exécuter , sous sa direction, dix-
neuf planches de figures anatomiques , déjà fort supérieures à
celles que Jean^le Carpi avait données en 1521 , à Bologne.
Tel était i'élat de la science de l'anatomie et la portée des
ouvrages qui en traitaient, en 154ô , lorsqu'André Vésale pu-
blia les sept livres qu'il avait composés sur la structure du
corps humain : «Z>e Humant corporis fabricâ , libri septem. »
124 REVUE DE PARIS.
Mais avant de parler de ce grand ouvrage , je crois nécessaire
de faire connaître d'abord Tordre de dates dans lequel Vésale a
publié ses difFérents travaux. Il a écrit ou publié (1) :
En 1537. La Paraphrase des ouvrages de Rhazès. — 1358.
additions et Corrections à Vouvrage de Guintlierius. — 13ô9.
Plusieurs Planches anatoviiques , publiées à Venise comme
essai. — 1539. Lettre sur la Saignée dans la Pleurésie. —
1543. Abrégé des sept livres sur la Structure du corps hu-
main. — 1543. Les sept livres sur la Strticture du corps hu-
main.— 1546. Lettre sur l'Usage du Quina. — 1355. Les
Sept livres , etc. corrigés et augmentés. Nouvelle édition , don-
née à Bàle. — 150Î. La Grande Chirurgie. — 15(51. Examen
des Observations faites par G. Fallope sur les Sept livres.
Pendant les sept ou buit années du professorat de Vésale à
Padoue , à Bologne et à Pise , c'est-à-dire de la vingtième à la
vingt-huitième année de son âge , les idées de cet homme , on
le pense bien, éprouvèrent de grandes modifications, résultats
de ses études et de son expérience. Durant les trois premières an-
nées , il calqua en quelque sorte ses leçons sur les livres de Ga-
lien , pour lequel il professait même hautement le respect et
l'admiration les plus sincères. Comme médecin, il estimait Ga-
lien régal d'IIippocrate , et il lui faisait une place à part à cause
de l'habileté de ses dissections et de la netteté de ses descrip-
tions.
Quant au travail de Mondini , tout imparfait qu'il soit , il ne
fut cependant pas i)erdu pour Vésale , qui sentit le mérite qu'a
toujours nne observation faite directement sur la nature et dé-
gagée des idées et des interprétations précédentes trouvées par
d'autres. Quelques erreurs graves commises par Gaiien éveillè-
rent d'ailleurs son attention, et, après ses leçons, il prit l'habi-
tude d'écrire en marge du livre de Gaiien, dont il se servait pour
démontrer , les omissions , les fausses descriptions et les erreurs
qu'il y trouvait. Il en observa plusieurs si grossières , qu'elles
(1) L'édition la plus complète d'André Vésale, celle dont j'ai fait
usage pour mon travail, est Téilition en deux vol. in-fo, donnée à
Amsterdam (Lugdiuii Batavorum ) en 1725, par Herman Boerhaave
rt B.-S. Albini.
REVUE DE PARIS. 125
éteignirent presque tout à coup la foi qu'il avait eue en la
science du médecin de Pergatne. Guidé par quelques passages
du texte qui mettaient sur la voie des erreurs , que l'inspection
de la nature aurait fait évidemment reconnaître pour telles par
Galien lui-même , Vésale se mit à disséquer des singes de diffé-
rentes espèces et reconnut bientôt que Galien avait fréquemment
attribué à l'homme des organes et des dispositions corporelles
qui n'appartiennent effectivement qu'à ces animaux.
La confiance une fois trompée ne se rétablit jamais. Vésale
sentit qu'il ne devait plus s'en rapporter qu'à la nature, et il ne
se servit désormais du livre de Galien qu'avec l'intention d'eu
faire un contrôle sévère . pendant le cours de ses dissections.
Non-seulement il poursuivit avec ardeur ce travail critique pour
sa propre instruction, mais bientôt , dans les amphitliéâlres où
il professait, il signala hardiment les erreurs qu'il reconnut
dans Galien, et s'appliqua à les démontrer à ses disciples en leur
en fournissant les preuves sur le cadavre.
Comme on n'a plus l'idée aujourd'hui de l'admiration fana-
tique qu'inspiraient alors des noms tels que ceux de Platon ,
d'Hippocrate et de Galien , on aura peine à se figurer le scan-
dale que causa cette hardiesse parmi tous les savants. Vésale,
dont l'expérience dans l'élude de la nature était déjà devenue
grande, pensa que le meilleur moyen de justifier ses assertions
nouvelles contre Galien était de mettre les pièces du procès au
grand jour. Étant à Venise en 1539, il préluda , en attendant
l'exécution de la grande entreprise qu'il méditait, son livre sur
la structure du corps humain, par publier un certain nombre
de planches anatomiques gravées sur bois.
A peine cet essai fut-il connu, que le nom de Vésale et le goût
des savants et des artistes pour ce genre de représentations ex-
citèrent l'activité des plagiaires ; ces planches d'analomie , co-
piées et contrefaites plusieurs fois en Allemagne où la gravure
en bois était fort en usage, se répandirent dans toute l'Europe.
Dans plusieurs endroits de ses ouvrages, Vésale se plaint amè-
rement, non pas tant du plagiat de cet œuvre, que des inexac-
titudes et des preuves d'ignorance que les copistes y ont laissées.
Quoique cette publication d'essai ait causé beaucoup d'ennuis et
d'inquiétudes à Vésale, tourmenté de Tidée qu'on ne lui repro-
chât les fautes de ses plagiaires, cependant comme elle eut un
11.
126 REVUE DE PARIS.
succès de vogue , ainsi que l'atteslent les nombreuses contrefa-
çons (|ui en fuient faites, elle prépara l'esprit des savants à re-
cevoir le grand ouvrage d'anatomie<iue Vésale méditait.
Il en commença la rédaction et fît entreprendre la gravure des
planches sur bois en 1539, à l'âge de vingt-cinq ans ; et il en avait
à peine vingt huit lorsqu'il termina et publia l'ensemble de l'ou-
vrage, en 154Ô.
Lorsqu'il l'entreprit , quoique persuadé qu'il était indispen-
sable, pour remettre la science dans la véritable voie, de recom-
mencer entièrement la description analomiquedu corps humain
d'après l'homme même , il soumit cependant son projet à plu-
sieurs savants. renommés. Presque tous, subjugués par l'admi-
ration générale qu'excitait Gaiien, engagèrent Vésale à renoncer
à cette téméraire entreprise. Cependant il s'en trouva de plus
éclairés , de plus zélés pour la science; entre ces derniers qui
poussèrent Vésale à poursuivre son noble projet, on cite Marc-
Antonio Genua, professeur de Padoue , et Wolfang Herwort ,
noble citoyen d'Âugsbourg.
Vésale , également versé dans la lecture des ouvrages d'Hip-
pocrate et de Gaiien, et qui de plus était un observateur sincère
et pénétrant, s'aperçut de très-bonne heure des inconvénients
sans nombre qui résultent de la culture isolée de la médecine ou
de la chirurgie. Tout disposé qu'il fût à combattre les erreurs
de détail commises par Gaiien , cependant la lecture des livres
de cet homme le lit revenir au grand principe de la médecine
antique, et il pensa que l'étude de l'anatomie n'était pas moins
nécessaire au médecin qu'au chirurgien. Selon lui, et cette idée
perce dans tous ses écrits , les connaissances anatomiques doi-
vent être le fondement de toute la science du médecin. Peut-être
même pourrait-on lui reprocher d'avoir poussé ce système trop
loin ; néanmoins , c'est celle idée forte, vraie à beaucoup d'é-
gards, quoique les médecins Jie l'abandonnent que trop souvent,
qui lui a inspiré le courage de faire une révolution complète
dans la science qu'il professait.
Cette idée, on la voit jioindre dans l'essai de gravures en bois
qu'il publia à Venise en 1559. Les parties du corps humain qui
y sont représentées sont affectées de blessures, d'ulcères, de
tumeurs, de lu.xations, de fractures et de contusions. Évidem-
ment, comme le dit H. Boerhaave en rapportant ce fait,rinten-
REVUE DE PARIS. 127
tion de Vésale élaitde faire connaître précisément ces cas divers
aux barbiers-chirurgiens chargés de les guérir, et de se moquer
des médecins qui alors n'étaient occupés qu'à prescriie des si-
rops et des drogues, même quand il s'agissait de remettre un
bras ou de faire passer une foulure.
Vésale prévoyait bien toute la gravité d'une publication pro-
chaine de son livre. Après ce premier essai de pièces anatomi-
ques gravées, il voulut encore préparer le public par nn second
travail préliminaire. Il fit imprimer et présenta , en ]o4ô, au
prince Philippe, fils de Charles-Ouint, l'abrégé du grand ouvrage
qu'il devait mettre au jour quelques mois après. Dans ce livre,
que l'ont peut considérer à la fois comme un prospectus et une
table raisonoâc des matières à traiter, Vésale introduisit un
certain nombre de planches où les grandes dispositions de
l'anatomie de l'homme sont rendues d'une manière fort remar-
quable.
Enfin , dans cette même année 1543 , on imprima à Bâle son
grand ouvrage sur l'anatomie de l'homme : De humani cor-
poris fabricâ , libri septem, dont il offrit la dédicace à Charles-
Quint.
L'épîlre dans laquelle la sa vaut implore la protection du prince,
et où il lui donne les motifs qui l'ont engagé à composer et à
publier cet ouvrage, est un morceau trop curieux i)0ur que je
puisse résister au désir d'en donner des extraits en traduction.
Cette préface est écrite, ainsi que le livre, en latin tant soit peu
ludesque , mais d'un style ferme et animé. La suscription en
est curieuse. On y voit que dans ce siècle l'autorité de Charles-
Quint n'était pas moins grande sur les esprits que celle de
Galien :
AD DIVUM
CaROLCM QtI\TlM
maximum, imvictissimumque imperatorem
AiVDRE.î Vesalii
in suos de humani corporis fabrica libros
Pr.îfatio.
« Au divin, grand et invincible empereur Charles-Quint, pré-
face d'André Vésale sur ses livres traitant de la structure du
corps humain. >
128 REVUE DE PARIS,
Après avoir fait sentir au très-clément césar Charles la né-
cessité d'une nouvelle exposition scientifique des connaissances
propres à guider les hommes qui se livrent à l'art de guérir , il
trace succinctement l'histoire de cet art jus(iu'à son temps. II
rappelle d'abord la perte de toutes les connaissances humaines
qu'avait acquises l'antiquité, et signale l'invasion des barbares
en Europe comme la cause principale du désordre qui s'intro-
duisit dans les études et la pratique delà médecine. 11 fait ob-
server que c'est à partir de celle éjioque que l'on a abandonné à
des hommes de basse classe , et complètement étrangers aux
doctrines de l'art médical, la pratique des opérations chirurgi-
cales ainsi que les pansemenls de toute espèce. Puis, après avoir
fait une exceptitm honorable à celle critique générale en faveur
des Arabes et des Grecs, qui ont toujours pratiqué l'art de guérir
avec plus de science el de respect, il ajoute :
« Quoiqu'il ait existé autrefois trois sectes ou écoles de mé-
decine, les dogmatiques, les empiriques el les méthodistes
(logica, empirica, et methodica), cependant les auteurs de ces
trois systèmes n'ont pas complètement touché le but que doit se
proposer la médecine , qui est de conserver la santé et de dé-
truire les maladies. Mais les moyens employés par chacune de
ces sectes, tels que les règles de l'hygiène par la première, les
médicaments par la seconde, el l'expérience des faits et la con-
viction acquise au moyen du tact par la troisième, toutes ces
ressources furent mises simultanément en usage. La dernière
surtout, qui consiste dans l'expérience el l'élude des faits, et qui
a donné la preuve que le propre de l'art de la médecine est d'a-
jouter à ce qui manque et d'ôter ce qu'il y a de superflu, celle
doctrine a été consacrée par l'usage et le temps, et a sans aucun
doute très-puissamment contribué à l'avantage du genre hu-
main. Celte triple ressource était devenue familière aux méde-
cins de chacune des trois secles ; et bien que les mélhodisles,
par exemple, s'appliquassent surtout à interroger l'état des
malades en làlant les parties du corps où pouvait être le siège
du mal, cela ne les empêchait pas d'étudier soigneusement le
régime à prescrire ou la composition des médicaments qu'exi-
geaient les cas divers de maladie. C'est ce que prouvent surtout
les ouvrages du divin Hippocrale, dans lesquels , .") propos des
devoirs que doit remplir le médecin, il traite de la fracture des
REVUE DE PARIS. 129
OS, de la luxation des articulations, et des accidents fâcheux qui
peuvent en résulter. Bien plus , Galien , le plus grand des mé-
decins après Hippocrate, non-seulemènt tirait vanité de ce que
lui seul avait le droit de guérir les blessures des gladiateurs de
Pergame, mais il répète souvent avec satisfaction que, quoique
déjà vieux, il se fait aider par des serviteurs pour dépouiller des
singes, les disséquer et en étudier les parties intérieures avec
les principaux médecins de l'Asie. En somme, aucun des méde-
cins célèbres de l'antiquité ne me paraît avoir opéré ses cures
sans le triple secours de l'bygiène, des médicaments et de l'ex-
périence manuelle ( la chirurgie).
«Mais, continue Vésale, après les dévastations des Golhs,
lorsque toutes les sciences, si florissantes jusque-là, furent tom-
bées en décadence, il parut d'abord en Italie des médecins élé-
gants et délicats qui, exagérant les préjugés de l'ancienne Rome,
et méprisant comme servile tout travail tpii exige le secours des
mains , firent pratiquer par des esclaves les opérations et les
pansements queiéclamait l'état des malades, se conduisant en
cela à peu près comme les architectes qui font exécuter tous les
travaux grossiers parles maçons. Mais comme il arriva que ces
médecins, tirant peu d'honneur et de profit de ce métier, lais-
sèrent peu à peu se perdre ce qui restait des principes de l'an-
cienne doctrine médicale, hienlôt ce furent de simples gardiens
qui se chargèrent d'apprêter la nourriture des malades, des
apothicaires qui confectionnèrent les médicaments, et enfin
des barbiers qui se trouvèrent chargés des opérations chirur-
gicales. »
Ici Vésale s'élève avec véhémence contre cette séparation de
la médecine et de la chirurgie, qui vicie et dénature l'art de
guérir. Puis, après avoir versé le ridicule sur les physiciens
guérisant avec des amulettes, ainsi que sur les barbiers-clnrur-
giens qu'il relègue dans la classe des valets, il ajoute :
« Lorsque Homère vante un homme comme un excellent mé-
decin, lorsqu'il célèbre Podalire et Machaon , ces fils du divin
Esculape, ce n'est pas parce que Machaon et Podalire ont fait
passer un petit accès de fièvre qui se serait guéri tout seul et plus
promptement même sans le secours des médecins, mais bien
vraiment parce qu'ils ont guéri les braves soldats d'Agamemnon
des luxations, des fractures , des contusions et des héniorra-
130 REVUE DE PARIS.
gips résultant des blessures reçues dans les combats. Quoi qu'il
en soit, dit tout à coup Vésale, dont le sens droit maîtrise la
colèie, je ne prétends pas donner la préférence à l'un des trois
éléments de l'art de guérir, mais je pense au contraire qu'on
doit les faire concourir également et simultanément à sa per-
fection.»
Je ne puis donner que des extraits de cette curieuse mais assez
longue préface, qui fait si bien connaître le mépris dans le(|uel
étaient tombés la plupart des hommes qui remplissaient alors
les fonctions de chirurgien , et met au grand jour l'ignorance
deranatomie, dans laquelle croupissaient ceux qui prenaient
le litre de médecin. Vésale n'emploie jamais le mot de barbier
sans faire sentir que de son temps il était exposé à se voir con-
fondu avec les gens de cette profession. Mais malgré l'indigna-
tion que lui inspire cette injustice , cet homme , dont le sang
était si jeune encore, laisse toujours reparaître en lui le savant,
quand il a purgé sa colère, et l'on ne saurait trop louer la péné-
tration d'esprit , la sagesse même avec laquelle il criticpie les
préjugés des médecins qui prétendaient découvrir les maladies
sans connaître l'organisation du corps humain , la sottise des
apothicaires vendant leurs drogues sans en connaître l'effet , et
l'ignorance brutale des barbiers-chirurgiens. Il ne s'élève pas
avec moins de raison et de verve contre les professeurs d'ana-
tomie démontrant à l'aide d'observations faites par des auteurs
dont ils ne vérifiaient jamais les assertions sur la nature , ou
qui , lorsqu'ils disséquaient, présentaient à leurs auditeurs des
pièces si monstrueusement préparés , « qu'un boucher, ajoute
Vésale, aurait eu autant de droit qu'eux à faire un cours d'ana-
loniie au milieu du marché. »
Après s'être efforcé de démontrer que, chez les anciens, l'art
de la médecine comprenait la triple élude de l'hygiène, de la
connaissance des médicaments et de l'analomie ; après avoir
indiqué le démembrement dans les temps modernes de cet art
divisé en trois professions isolées, incohérentes et devenues
absurdes, de ce métier dont les charlatans , les apothicaires et
les baibiers étaient devenus les arbitres sujjrêmes, Vésale dédie
son livre à Charles-Quint en suppliant ce prince, qui voyait en
effet renaître autour de lui toutes les connaissances humaines
en Europe, del'aider de son appui, pour remettre la médecine en
REVUE DE PARIS. 131
honiieur en donnant une activité et une direction nouvelles aux
études anatomiques si longtemps négligées. Pour inspirer plus
de confiance à l'empereur, il rappelle à sa mémoire les exemples
que lui, Vésale, a reçus de ses aïeux, tous médecins et anato-
misles ; il lui fait la peinture des éludes, des efforts, des labo-
rieuses recherches qu'il n'a pas cessé de faire depuis sa plus
tendre jeunesse; il énumère ses travaux à Paris, son professorat
à Padoue, à Bologne et ù Pise; il insiste sur les applaudisse-
meiils qu'il a reçus de tous les plus savants analomistes de
l'Euiope et ne craint pas de dire que si parfois on l'a accusé de
n'avoir pas toujours parlé de Galien avec le profond resi)ectdù
à ce grand homme, loin de l'avoir calomnié, il lui a constam-
ment rendu justice ; que seulement il a contrôlé ses opinions en
les comparant avec ce que présente la nature; que quand il l'a
blâmé, il n"a fait que ce que Galien fit souvent envers lui-même,
chaque fois qu'une expérience nouvelle ou mieux conduite le
forçait de revenir sur ce qu'il avait avancé ; qu'enfin tous ces
reproches étaient tombés d'eux-mêmes, lorsque, pendant ses
démonstrations anatomiques à Padoue, à Bologne et à Pise, il
avait prouvé, les objets en main et comparés aux descriptions
anatomiques de Galien, que ce célèbre médecin avait donné ces
descriptions comme étant faites d'après des hommes, tandis
qu'il ne les avait dictées réellement que d'a])rès des dissections
pratiquées sur des animaux, et particulièrement sur des singes.
Vésale croit donc pouvoir se flatter d'ofFiir à Charles-Quint
un véritable traité de l'organisation du corps humani. Mais,
non content de s'adresser à lintelligence des lecteurs, il veut
encore porter la conviction dans leur esprit par le témoignage
de leurs yeux. Il instruit donc le prince des soins qu'il a pris
pour joindre à son texte des gravures représentant les nombreux
' objets, qu'il a décrits. Enfin, le grand anatomiste termine sa
prélace en désignant les sept grandes divisions de son livre sur
la structure du corps humain :
« Dans le premier livre , dit-il , j'ai décrit la nature de tous
les os et de tous les caililages, comme étant ce que les analo-
mistes doivent connaître d'abord, puisque c'est sur eux que
s'appuient et se meuvent toutes les autres parties du corps hu-
main qui restent à décrire.
0 Le second traite des ligaments au moyen desquels les os et
132 REVUE DE PARIS.
les cartilages soiil liés enire eux, et ensuite des muscles, or-
ganes des mouvements que leur imprime notre volonté.
» Le troisième comprend l'ensemble des nombreuses veines
qui portent et distribuent le sang dont les os", les muscles et
toutes les autres parties sont nourries ; puis les artères qui rè-
glent la température de la chaleur de l'esprit vital.
« Le quatrième fait, non-seulement connaître les nerfs qui
portent l'esprit animal aux muscles , mais encore l'ordre dans
lequel ces nerfs se propagent et vont se distribuer.
» Le cinquième explique la disposition des organes qui ser-
vent à la nutrition opérée par le boire et le manger; et en rai-
son de leur voisinage , des organes qui servent à l'entretien de
la race humaine , tels que le Créateur de toutes choses les a
établis.
» Le sixième est employé à décrire le cœur, ce foyer de la
faculté vitale, ainsi que toutes les diverses parties qui le con-
stituent.
« Dans le septième enfin, on traite de l'harmonie générale des
organes du cerveau et des sens, de manière à ce que les choses
dites déjà dans le quatrième livre, sur les nerfs qui tirent leur
origine du cerveau, ne soient pas répétées.
» J'ai suivi , ajoute Vésale , l'idée de fialien qui, après avoir
fait l'histoire des os, des muscles, des veines, des artères et des
nerfs, traite ensuite de l'anatomie des viscères. Et, dans l'inten-
tion de rendre l'ensemble de mon grand ouvrage plus facile a|
saisir, j'en ai fait un abrégé (une espèce de nomenclature) que
j'ai offerte au sérénissime prince Philippe, lîls de Votre Majesté.
11 s'est trouvé beaucoup de gens qui ont blâmé avec aigreur le
parti que j'ai pris pour faciliter l'étude des élèves, de faire
représenter en gravure les différentes parties du corps humain
que je déciis dans mon livre; et, sans tenir compte des soins
que j'ai apportés et qui ont été prodigués par ceux qui les ont
exécutées, pour rendre ces" représentations aussi parfaites qu'il
était possible, on a répété jusqu'à satiété, que ce n'est pas
d'après des peintures, mais en observant, en disséquant sur la
nature même, que l'anatomie doit être enseignée et apprise.
Plût à Dieu, que les gravures originales que j'ai publiées déjà
n'eussent pas été contrefaites avec tant d'ignorance ! car ce
nouveau reproche m'eût été d'autant moins imputé, que j'ai
REVUE DE PARIS. 133
joint des gravures à mon livre pour inciter les élèves, tout en
les guidant, à multiplier les dissections, travaux que je ne cesse
de leur recommander. Au surplus, quant aux secours qiie l'on
peut tirer de ces planclies pour l'étude de l'anatomie, pourquoi
leur refuserait-on l'efficacité reconnue des figures de géo-
métrie et de mathématiques dans les livres qui traitent de ces
sciences?
» Mais c'est en vain que je chercherais à me le dissimuler :
ayant à peine accompli ma vingt-huitième année, ma jeunesse
nuira à un ouvrage dans lequel j'ai eu l'occasion de relever les
erreurs commises par Galien; et je sens que je serai en butte
aux morsures de ceux qui ont étudié l'anatomie sans conscience,
ou des vieillards jaloux des découvertes des jeunes gens, et
d'une foule d'hommes qui ne me pardonneront jamais d'avoir
fait connaître et démontré ce qu'ils n'ont point aperçu, si
je ne me mettais sous la protection du divin et invincible
Charles.
1) PadoUG, août lo42. u
Cette préface fut soumise à l'empereur pendant l'impression
de l'ouvrage, et la publication eut lieu l'année suivante.
SECOMDE PARTIE.
A peine le traité de Humant corporis fabricâ eut-il paru,
qu'il attira sur Vésale les plus violentes critiques ; à Rome,
Bartholomeo Eustachi tonnait contre lui, tandis que Marpurghi,
professeur dans la même ville, ne craignait pas de le calomnier.
Mais ce fut moins en Italie qu'eu France que l'orage qui le
menaçait se grossit. Jacques Dubois , ce Jacobus Sjlvius dont
Vésale avait été l'élève de prédilection à Paris , devint son
ennemi le plus acharné, sitôt que son grand ouvrage fut
connu.
A partie culte fanatique qu'il rendait à Galien, Sylvius était
1 12
154 REVUE DE PARIS.
un anatomisle savant et trt^s-recoramandable. Il a illustré sa
carrière par plusieurs belles découvertes dont le nombre eût
sans doute élé plus fjrand, si la pénétration naturelle de son
esprit n'eût pas été offusquée par celte fatale idée que, Galien
étant infaillible, on devait fermer les yeux sur les phénomènes
de la nature que le médecin de Pergame n'avait pas reconnus
et signalés.
Ce genre d'aveuglement qui, sous d'autres formes, se repro-
duit dans tous les siècles , se combina dans l'esprit de Sylvius
avec l'idée que ce petit Vésale, qu'il avait enseigné dans son
école, était l'anatomiste dont l'ouvrage , en portant atteinte à
l'infaillibilité de Galien, allait ruiner peut-être l'autorité que
s'étaient acquise les professeurs qui suivaient ses doctrines.
Sylvius ne put supporter Irancjuillement celte double in-
jure qu'il s'appli(iua directement , et l'on peut dire qu'elle
le rendit fou dans celle occasioli. Cependant Vésale, dont
la célébrité allait toujours croissant, ne cessa pas de mon-
trer du respect pour le vieux professeur dont il appréciait
fes talents, et envers lequel il conservait une sincère re-
connaissance. Cependant les leçons que Vésale continuait de
donner à Padoue , à Bologne et à Pise , contribuèrent à
augmenter l'éclat de son nom, ainsi que l'importance de son
livre. Ce succès parvint jusqu'aux oreilles du vieux professeur
parisien qui, ne pouvant i)lus contenir le dépit et la colère
qu'il en ressentit, écrivit une espèce de traité intitulé : Sylvius
Vesani calumnias depulsandus (Sylvius contré les calomnies
d'un insensé ) , jouant avec aussi peu de dignité que de goût sur
les mots Fesalius et vesamis. Dans cette défense de Galien
contre les attaques de Vésale, le vieux professeur y traite son
ancien élève d'ignorant, d'orgueilleux, de calomniateur , d'im-
pie, de transfuge, et termine par le signaler comme un monstre
d'ignorance dont rhaleine-impure empoisonne l'Europe. Enfin,
dans son égarement , le pauvre Sylvius , se voyant forcé par
l'évidence des faits de reconnaître que quelques descriptions
de Galien ne sont pas conformes à ce que présente la nature,
se décide , j)Our sauver l'honneur de son oracle , à dire « que,
dans le siècle de Trajan et de Seplime Sévère, les hommes étaient
autrement orjjanisés que de son temps. »
Malgré la fureur aveugle et l'absurdité qui se révélaient dans
REVUE DE PARIS. 135
ces critiques , le nom et l'autorité de Sylvius étaient tels cepen-
dant que son écrit fit élever des doutes sur l'exactitude des
assertions de Vésale. Le bruit de cette dispute se répandit en
Europe, il parvint même jusqu'à la cour de Charles-Quint où il
fut décidé que l'on ferait une enquête et, au besoin, une cen-
sure du livre de Vésale.
Dès que Vésale, après la réception de celte nouvelle, se vit
forcé de se rendre à la cour, il se sentit profondément blessé.
On dit que dans les premiers moments de sa colère il jeta
plusieurs ouvrages manuscrits au feu : un livre de formules de
médicaments, une comparaison des travaux des médecins
arabes avec ceux de Galien, un nomiire considérable d'obser-
vations sur les divers ouvrages de Galien , et , ce qui peut-être
est plus regrettable encore , l'exemplaire des œuvres de ce
médecin , sur les marges duquel il consignait ce qu'il observait
journellement de nouveau en disséiiuant. Plus tard , et lorsque sa
colère fut passée, il regretta la perte de ces ouvrages qu'il s'ef-
força vainement de réparer.
Cependant, l'orage que Sylvius avait amoncelé sur la tête
de Vésale se dissipa peu à peu, et le grand analomisle, après
avoir été employé comme médecin chirurgien dans les armées
de Cbarles-Quint , finit par être appelé à la cour de ce prince, où
il exerça la médecine pendant longtemps , à la grande satisfac-
tion delà noblesse espagnole.
D'après plusieurs passages de ses écrits , et si l'on considère
surtout l'infériorité des ouvrages qu'il a produits depuis son
séjour en Espagne, on peut présumer que les efforts d'intelli-
gence et de travail que lit Vésale, depuis son adolescence jus-
qu'à l'année 1542, où il publia ses sept livres sur la slructure
du corps humain, déterminent l'apogée de sa carrière de sa-
vant. A compter de 1545 à 1546, on le trouve prescpie exclu-
sivement occupé à remplir les devoirs de son emploi ù la
cour, et vivant dans l'alternative incessante de la jalousie que
lui portaient les médecins espagnols, et de l'admiration que
lui témoignaient les courtisans de Charles-Quint. De fait,
il ne se livrait presque plus aux études analomiques; la dissec-
tion des corps humains n'était pas permise en Espagne, et
toutes les ressources scientifiques lui manquaient. Lui même
nous apprend , dans VExatnen des Observations de Fallope ,
136 REVUE DE PARIS.
qu'il n'avait ni le lieu , ni les instruments nécessaire à la pour-
suite de ce genre d'études. Aussi, on ne doit pas s'étonner si
tous les écrits qu'il a composés en Espagne se ressentent de ce
dénùment et plus encore du défaut de cette activité d'es-
prit qui se ranime si difficilement une fois qu'on l'a laissée se
ralentir.
Telle était , en effet , la disposition où se trouvait Vésale
lorsque, dans les loisirs de sa vie à la cour, il rédigeait un
ouvrage dont le volume ainsi que la nouveauté eussent été
assez importants pour doubler sa gloire, si ce dernier écrit eût
eu un mérite égal à celui du premier. Mais la Grande Chirur-
gie ne répond pas à ce que l'on avait droit d'attendre de celui
quia fondé la science de l'analomie en Europe, et bien que
Vésale ait plus d'une fois rempli les fonctions de chirurgien
dans les armées de Charles-Quint , néanmoins les habitudes de
son esprit et de sa main étaient avant tout celles d'un sa-
vant qui cherche et étudie , et il manquait un peu de cette
sûreté de coup d'œil et de scalpel qui constitue l'opérateur
habile.
Cette dernière gloire était réservée à un homme dont le nom
n'est pas moins grand que celui de Vésale , à Ambroise Paré ,
qui a fondé la chirurgie moderne, de même que Vésale a jeté
les bases de l'élude expérimentale de l'anatomie (1).
(1) Ambroise Paré, né à Laval en I^jOG, mort à Paris en 1590. Il
fut successivement premier chirurgien de Henri II , de François II , do
Charles IX et de Henri III. Cet homme extrêmement habile a fait, pour
remettre la chirurgie en honneur, des efforts de la même nature que
ceux d'André Vésale pour restaurer la science de l'anatomie. A. Paré
devint un praticien consommé par la réflexion et l'expérience. En
plusieurs occasions , et particulièrement à Metz , ville dans laquelle
il se trouva enfermé avec l'armée française , lorsque celle de Charles-
Quint en faisait le siège , il donna la preuve de ses grands talents et de
son noble courage.
Quant aux améliorations positives qu'il apporta dans l'art de la chi-
rurgie, on lui doit la substitution de la ligature des artîres à la cau-
térisation dont on avait fait jusqu'alors usage pour arrêter l'hémor-
ragie après les amputations des membres ; il posa les véritables règles
à suivre dans le traitement des fractures compliquées Je plaies , de
REVUE DE PARIS. 137
Depuis la publication du grand ouvrage de Vésale , les études
anatoraiques avaient pris un élan extraordinaire en Italie, et
parmi les élèves que ce grand maître y avait formés , Gabriel
Fallope, né à Modène en 1523, fut celui qui jeta le plus
d'éclat. S'il était possible d'oublier un instant l'immense ser-
vice que Vésale rendit à la science , en l'affranchissant de l'au-
torité pesante de Galien , pour ne la plus faire dépendre que de
l'observation scrupuleuse de la nature , et si l'on considérait les
expériences du maître en les comparant avec celles de l'élève ,
peut-être trouverait-on que G. Fallope a apporté dans ses tra-
vaux une sagacité , une pénétration , une délicatesse prudente ,
et une habileté dans ses recherches , qui , comme anatomiste au
moins , le rendent supérieur à Vésale.
D'ailleurs , depuis que ce dernier était médecin à la cour de
Madrid, l'impulsion qu'il avait donnée à la science en Italie
s'était accrue en force et en vitesse. G. Fallo|)e, après treize
ans de professorat à Ferrare , toujours pénétré d'admiration
pour son maître, crut cependant devoir faire sur ses ouvrages
caque Vésale avait fait sur ceux de Galien, et, en véritable
savant élevé ù ne s'en fier qu'à l'expérience, il publia en 1561
ses Observations anatoniiqiies , dans lesquelles, tout en ex-
posant ses propres découvertes , il signala avec le plus grand
respect les erreurs et les omissions commises par son illustre
maître. Cet ouvrage , extrêmement remarquable, fut lu avec
avidité de son temps , et il est devenu le complément indispen-
sable du grand travail de Vésale. Ces deux livres renferment
l'exposition entière de l'état de la science anatomique pendant
le xvi" siècle.
Les observations de G. Fallope furent lues attentivement par
Vésale , qui de la cour de Madrid, et dans cette disposition d'es-
prit que j'ai fait connaître, fit une réponse à son élève dans la
même année 1561.
telle sorte qu'ayant eu lui-même la jambe brisée d'un coup de pied de
cheval , il dirigea le traitement avec une habileté qui , de l'aveu des
hommes de Tart , ne pouvait être surpassée. C'est encore à lui que
l'on doit la pratique du débridement des blessures. 11 a d'ailleurs
donné sur une foule d'opérations des préceptes qui n'oflt point vieilli.
Ses œuvres , dédiées à Charles IX , ont été publiées en l57ô.
12.
138 REVUE DE PARIS.
Celte apolojïie est faible ,• il était difficile qu'il en fût autre-
ment, puisque depuis plusieurs aunées, non-seulement Vésale
était resté en arrière du mouvement scientifique qu'il avait
imprimé, mais qu'il était dépourvu, à Madrid, de toutes les
ressources qui eussent pu laider à se remettre au niveau des
connaissances nouvellement acquises par G. Fallope et les
jeunes anatomistes qu'il avait formés. Il y a quelque chose de
triste et de touchant dans resi)èce d'exil où végétait cette belle
intelligence de Vésale, au milieu de la cour de Philippe II.
« J'espère cependant, dit-il en terminant son Examen, adressé
à Fallope lui-même, s'il se présente quelque occasion favora-
ble de faire des dissections ( ce qui est douteux , puisque je n'ai
même pas pu me procurer ici une tête osseuse); j'espère,
dis-je, repasser la structure de l'homme en entier, et revoir
tout mon livre, n — « Ego intérim , et si nulla hic (ubi ne cal-
» variam quidem commode nancisci possim ), ad dissectionem
» aggrediendam incidere potest occasio, opportunitate tamen
» aliquû , verum illum noslrum liumani corporis librum,
» hominemve ipsura , adhuc aliciuando me perlustraturum
» spero. »
Quoi qu'il en soit, Vésale attachait une grande Importance à
cette apologie. Il en confia le manuscrit à Paul Tiepolo , alors
ambassadeur de la république de Venise auprès du roi d'Es-
pagne, pour que ce personnage le remît à G. Fallope en
passant à Padoue. Mais, retenu par la guerre, Tiepolo ne put
quitter l'Espagne que l'année suivante, en 1362, et, à son
arrivée à Venise, ayant appris la mort récente de Fallope , il
garda le manuscrit sans le faire connaître.
Cet accident jeta de la tristesse dans l'esprit de Vésale. De
fier qu'il avait été si longtemps d'avoir eu Fallope pour disciple,
il en vint à lui faire un crime de ses observations sur son livre.
11 lui reprocha de ce qu'après avoir été son meilleur auditeur à
Padoue, celui en qui il avait mis le plus de confiance , c'était
lui précisément qui le tuait, qui regorgeait avec les propres
armes qu'il lui avait fournies. Triste et si fréquent exemple de
la mésintelligence presque inévitable qui sépare les généra-
tions qui commencent de celles qui finissent! Vésale avait été
renié par son maître Sylvius , et Vésale reniait presque son dis-
ciple Fallope.
REVUE DE PARIS. 139
Mais ce n'était pas encore le dernier et le plus grand chagrin
que cet analomisle célèbre dût éprauver. Depuis l'abdication
de Charles-Quint, en looo, Vésale avait continué de vivie à la
cour de Philippe il. Une cure heureuse, faite à l'occasion d'une
contusion que le fils du roi reçut à la léte, avait contribué à
augmenter singulièrement la réputation d'habile médecin-chi-
rurgien dont Vésale jouissait à la cour d'Espagne, et, en dépit
des manœuvres de ses confrères espagnols , les grands ne vou-
laient être traités dans leurs maladies que par le médecin
étranger.
Longtemps il fut heureux dans ses prévisions et dans ses
cures; on en raconte même des résultats surprenants. Mais le
sort ou son art le traliiient enfin , et il paya ch:=r son erreur. Il
soignait un Espagnol de haute qualité dont il paraît que la
maladie , quoique inconnue , avait élé jugée incurable. Voyant
le patient près de mourir , et n'ayant pu deviner la cause véri-
table de son mal , Vésale pria instamment les amis et les
parents du malade de lui accorder la permission d'en faire
l'autopsie après la mort. Elle lui fut donnée , en effet, et lors-
que le seigneur parut avoir rendu l'âme, notre analomiste
commença son opération. Mais à peine le cœur était-il à décou-
vert, qu'on le vil battre et palpiter. A l'instant même, les pa-
rents , les amis du défunt accusèrent Vésale tout à la fois d'ho-
micide devant les juges, et d'impiété devant le tribunal de la
sainte inquisiliou.
Vésale, le savant analomiste Vésale, ne pouvait prétexter
cause d'ignorance, en sorte que l'inquisition, le déclarant cou-
pable, le condamna au dernier supplice.
Chose remarquable pour l'iiisloire de cette étrange institu-
tion, ni l'autorité, ni les prières mêmes du roi Philippe II ne
purent faire réussir ce prince à conserver près de lui son André
Vésale , auquel il élait attaché depuis vingt ans , et ce ne fut
que par une grâce spéciale accordée aux instances de Philippe
et de toute la cour, par le tribunal de l'inquisition, que l'on
commua la peine de mort en un exil et un pèlerinage à Jérusa-
lem pour expier le prétendu homicide.
C'est en 1564 qu'eut lieu cet accident, et qu'André Vésale,
exilé d'Espagne , s'embarqua pour Venise. Malgré tout ce qu'il
y avait de si pénible pour lui dans cette étrange aYeniure , l'un
140 REVUE DE PARIS.
des premiers soins du savant , en arrivant dans celte ville , fut
de se mettre à la recherche du manuscrit de son Examen des
Observations de Fallope , qu'il avait confié à P. Tiepolo , et il
ne continua son voyance qu'après avoir fait imprimer son manus-
crit aussitôt qu'il Teut en sa possession.
Après avoir pitbiié cette espèce de testament scientifique.
André Vésale profila d'une occasion que lui offrit J. Malalesta
de Rimini de s'embarquer avec le général des troupes de la séré-
nissime république , pour se rendre à l'île de Chypre, et de là
à Jérusalem. La traversée fut heureuse ; arrivé dans cette
dernière ville, Vésale y reçut du sénat vénitien l'offre de
la chaire d'anatomie à Padoue , vacante par la mort de G. Fal-
lope.
Il avait donc expié son prétendu crime ; il allait retourner à
Venise où , plus favorablement placé qu'en Espagne , il aurait
pu , âgé de cinquante ans seulement , se livrer de nouveau à la
science. II quille Jérusalem et s'embarque pour l'Italie, lorsque,
poussé par les venls contraires , il fait naufrage sur les côles
de l'île de Zanlhe. Peu s'en est fallu que cet événemeni ne soit
resté complètement inconnu. Parti pour Venise au mois de
mai 1564, il fut jelé à la côlede l'île dans le mois d'octobre de
celte même année , et là il mourut misérablement dans un lieu
solitaire, et privé de tout secours. Son corps même serait sans
doute devenu la pâlure des animaux si , par un hasard singu-
lier, un orfèvre qui le connaissait , n'eût aperçu son cadavre et
ne lui eût fait donner la sépulture dans une chapelle dédiée à la
Vierge , en y plaçant celte inscription :
Andreaè Vesalii Bruxellensis tumulus ,
Qui ohiit idibus octobris,
Anno 1564,
jCtalis vero su;e quinquagesimo ,
Quiim Hierosolymis rediisset.
Le récit de cet événement , qui a élé fait du temps de Vésale,
dépourvu des détails qui pourraient l'éclaircir , n'est pas plus
étendu que celui que j'en ai donné moi-même.
Au surplus, je n'insisterai pas davantage sur cetlefin étrange
REVUE DE PARIS, 141
d'André Vésale , de même qu'il n'enlre pas dans mes iiUenlions
de citer une ou deux aventures tout à la fois sinistres et roma-
nesques qu'on lui attribue comme à tous les anatomisles et les
peintres fameux. Je n'ai cru devoir rapporter de sa vie que les
circonstances qui se rattachent immédiatement aux progrès de
ses facultés et à l'avancement de la science.
Il ne reste donc plus maintenant qu'à déterminer les points de
départ et d'arrivée de ce grand anatomiste , afin d'apprécier ses
travaux à leur juste valeur.
Vésale fut porté par un instinct puissant à la recherche des
connaissances anatomiques prises abstraitement. Cependant, de
très-bonne heure aussi , la science d'érudition qu'il avait ac-
quise dans les livres donna une direction plus importante à ses
études, de telle sorte que , frappé presque aussitôt de la dis-
jonction fâcheuse de la médecine et de l'anatomie , ce savant ûl ,
(lès son adolescence , des efforts extraordinaires , on peut le
dire, pour perfectionner la connaissance de la structure du
corps humain ; celte science lui avait paru devoir être le vérita-
ble fondement de l'art de guérir. Telle avait été dans les temps
antérieurs l'opinion d'Hippocrate, de Galien et de quelques
médecins arabes des ix^ et \° siècles , opinion que des défauts
inhérents à la nature humaine , l'ignorance , la superstition et le
charlatanisme ont fréquemment pervertie.
Sous le rapport purement technique, le grand effort de
Vésale fut d'obéir religieusement à la disposition naturelle qui
le porta tout jeune à l'observation de la nature, sans toutefois
qu'il se dispensât d'étudier avec respect et confiance les auteurs
de l'antiquité. Son mérite particulier est de s'être défié de lui-
même jusqu'à ce qu'il eûtac(|uis la connaissance de ce qui avait
été découvert avant lui; de ne s'être laissé aller à critiquer et à
reprendre ses savants prédécesseurs , que lorsque l'évidence des
faits, produite par la multiplicité des expériences , lui eut fait
une loi rigoureuse de séparer le vrai du faux dans les auteurs
célèbres; de ne pas craindre , enfin , après avoir prouvé maté-
riellement que Galien avait fait la plupart de ses expériences
sur des animaux , de dire qu'il était indispensable de refondre
en entier la science de l'anatomie de l'homme , et de ne s'en fier
absolument qu'à l'expérience pour l'énoncé des faits et la des-
cription des parties du corps humain.
1« REVUE DE PARIS.
Cette méthode exi)érimentale , ébauchée par Galien , renou-
velée par Momlini . n'a , en effet , été rigoureusement mise en
pratique quepar Vésale; aussi celte idée seule, quand bien même
elle n'eût pas été développée avec tant de bonheur par le
médecin de Charles-Quint , suffirait-elle pour lui assurer une
place éminenle parmi ceux qui ont cultivé la science de l'ana-
tomie.
Mais plus heureux que Descartes, fondateur d'une méthode
excellente dont il fut le premier à s'écarter, Vésale , jusqu'au
moment de la publication de son grand ouvrage, devint cha-
que jour plus sévère envers lui-même comme envers les autres ,
sur l'admission des faits destinés à être présentés comme avérés.
11 y a sans doute dans son livre des omissions , des erreurs et
des fautes ; mais on n'y trouve rien qui ressemble à une illusion
par laquelle il eût été séduit, et encore moins à un mensonge.
Au contraire, Vésale , averti par l'exemjjle de Galien, ordinai-
ment porté à deviner les dispositions du corps humain d'après
celles des animaux, se garantit constamment des séductions
que présente l'analogie, et ne dicta jamais ses descriptions sans
avoir au même instant la nature devant les yeux.
Depuis trois cents ans que cette méthode a été adoptée, ceux
qui la suivent aujourd'hui , je dirai presque machinalement ,
s'étonneront que l'idée n'en soit pas venue plus tôt ; peut-être
même trouveront-ils étrange que l'on en vante si faslueusemenl
la découverte. Mais qu'ils sachent que les pensées les plus vraies,
les plus fertiles en grands résultats , ne germent ordinairement
dans l'esprit des hommes que par la puissance de l'intuition h
l'origine des sciences , ou par la force du raisonnement quand
les sciences ont déjà été élaborées depuis longtemps. Aussi
peut-on reconnaître que les hommes tels qu'Hipi)Ocrate , Aris-
lote , Galien ou Vésale, chacun relativement au temps où il a
Vécu , ont étudié avec une ardeur extrême les systèmes et les
écrits des philosophes et des médecins fameux qui les avaient
précédés. Us s'étaient aperçu qu'il n'y a qu'un certain nombre
de vérités fondamentales que l'homme sent, dont il porte le
germe en lui-même , et qu'il devine plutôt qu'il ue démontre;
que le mode synthétique d'observation à l'aide duquel l'esprit
passe de l'ensemble aux détails, moins satisfaisant peut-être
pour la vanité du savant , est généralement plus avantageux à
REVUE DE PARIS. 143
la science ; ils savaient , ces grands hommes, que la connais-
sance des vérités qu'il nous est donné de pressentir ne résulte ,
la plupart du temps, que de l'observation des rapports mysté-
rieux qui existent entre son être et l'ensemble des phénomènes
ambiants qui le pressent et l'électrisent ; ils étaient persuadés,
enfin, que la compréhensirm absolue nous est interdite, et
qu'aussi éclairé que puisse le devenir un savant , il est toujours
forcé de combler, par le secours du tâtonnement expérimental,
le vide énorme que la science laisse toujours dans son esprit.
C'est , je n'en doute pas, ce senliinenl si fort chez ceux plus
pleins de respect pour la vérité que de complaisance pour eux-
mêmes, (|ui poussa Vésale à se remettre au point de vue d'Hip-
pocrate et de Galien , afin de se former une idée simple et nette
de l'art qu'il désirait remettre en honneur. Admettant alors pour
unique base de ses études ces idées d'enfant, si j'ose m'exprimer
ainsi , qui ne naissent que chez les génies vigoureux , et que
n'ont point encore embrouillées le travail stérile d une foule
d'esprits recherchés et sophistiques, Vésale fit table rase de tous
les travaux alambiqués qui s'étaient succédés depuis Galien jus-
qu'à lui , et se fraya une carrière nouvelle où il put s'avancer
dans toute sa force et sa liberté.
En effet, et tout ce qui précède le prouve, avant Hippocrale
l'art médical, encore incertain, résidait éjiars dans les asclé-
pions , dans les palestn s et dans les écoles des philosophes ana-
tomistes. Le médecin de Cos réunit ce que l'on n'avait pas en-
core pu joindre, et fonda ainsi le véritable art de guérir. Après
lui l'art tomba , tendit à se diviser de nouveau, et les éléments
de la médecine , l'empirisme, Ibygiène et la chirurgie, allèrent
se réfugier au sein des sectes jalouses, qui se déprécièrent au
lieu de se porter un mutuel secours.
Ce désordre plus ou moins grand , depuis le siècle de Périclès
jusqu'aux empereurs romains , fut arrêté par le génie de Galien
qui , imbu des connaissances acquises en Grèce et par l'école
d'Alexandrie , eut cependant la prudence de ne pas mettre trop
de confiance dans ces notions, et ramena au contraire l'art de
guérir au grand principe d'unité établi par Hippocrale.
L'ordre se rétablit donc; mais, comme le fait observer Vésale
dans la préface adressée à Charles-Quint, après l'invasion des
barbares , les vrais principes de la médecine , ainsi que ceux de
144 REVUE DE PARIS.
toutes les autres sciences, se pervertirent de nouveau, et ies
trois éléments constitutifs de cet art venant à se disjoindre et à
s'isoler encore , on vit s'établir en Europe , pendant le moyen
âge et une partie de l'époque de la renaissance , cette foule de
charlatans connus sous les noms de physiciens , de droguistes
et de barbiers-chirurgiens.
Si , avec juste raison^ on sait gré à Vésale d'avoir guéri les
savants du xvi" siècle du culte extravagant qu'ils rendaient à
Galien , le restaurateur de la science anatomique ne s'est pas
rendu moins illustre en lisant , en méditant les livres du méde-
cin dePergame, avec assez de soin et de pénétration pour y
avoir reconnu que l'esprit supérieur de Galien , comme celui
d'Hippocrate, avait toujours cherché à maintenir l'unité dans la
doctrine de la médecine , par la fusion des trois éléments qui
composent cet art.
Ce grand principe frappa Vésale ; aussi employa-t-il toutes
les ressources de ses talents" pour la rétablir en Europe , et si ,
comme anatomisle, on l'élève au premier rang, par cela seul
qu'il a établi la méthode rigoureusement expérimentale dans la
science , il ne s'est pas rendu moins recommandable aux yeux
de la postérité, en cherchant à relever et à perfectionner la con-
naissance de la structure du corps humain, de manière à donner
des bases plus fixes à l'art de la médecine. J'ajouterai même,
quoique ses travaux dans cette partie de l'art aient été moins
importants , que l'emploi et la préparation des médicaments ont
été pour lui l'objet d'études fort sérieuses.
Il demeure donc clairement démontré que , vers le milieu du
xvie siècle, Vésale , combattant les mauvaises habitudes et les
fausses doctrines adoptées alors par les hommes qui se mêlaient
de guérir et d'enseigner la médecine ou la chirurgie , força le
monde savant à se soumettre à l'expérience de la nature , et fit
revivre l'idée de l'unité dans les trois éléments de la médecine,
idée dont on s'était écarté en Europe depuis Galien.
Maintenant , il me reste à dire quelle fut précisément la por-
tée des découvertes que Vésale fit en anatomie.
Dans l'ostéologie , outre la description plus précise et infini-
ment plus complète de toute celte portion du corps de l'homme
dont on peut assez facilement saisir la forme et les rapports de
position, Vésale contribua à la découverte des différents os plus
REVUE DE PARIS. 145
délicats qui enlrent dans la comi>osition du système auditif, des
fosses nasales, de la mâchoire, du stemura et du sacrum.
En myologie , la vérité la plus importante qu'il ait établie ré-
sulte de sa réfutation victorieuse de l'opinion de Galien sur la
fibre musculaire. Le médecin antique faisait entrer les nerfs dans
la composition des muscles ; Vésale démontra qu'ils ont une or-
ganisation qui leur est propre , puisque l'on détruit leur action
en coupant les fibres transversalement , tandis qu'une section
longitudinale ne fait pas cesser leurs fonctions. Puis, parmi les
erreurs consacrées par Galien , il réfuta ct;lle ((ui attribue à
l'homme le panuicule charnu (muscle peaucier), ort^ane dont
l'homme présente en effet quelques rudiments vers la réjjion du
col et du menton, mais qui est uniquement propre aux animaux,
sur tout le corps desquels il s'étend.
Ses découvertes en angéiologie, il faut l'avouer, furent à
peu près nulles. Depuis Galien, les veines étaient considérées
comme les premiers de tous les vaisseaux ; elles passaient pour
être les réservoirs du véritable sang, et à elles seules était at-
tribuée la nutrition des différentes parties du corps. Vésale
adopta cette opinion , et , selon lui, les artères ne sont que des
canaux destinés à conduire les esprits vitaux du cœur dans
toutes les parties du corps j il n'en traite qu'après les veines, et
entre , à leur sujet , dans beaucoup moins de détails.
Vésale est même resté étranger à la découverte de la petite
circulation du sany (1) qui ne commença à être coiniue que
vers 1550 , par le concours des recherches anatomi(iues de Ser-
vet, Eustache, Canuani, Colombus, Cesalpin , Sylvius et Fal-
lope.
(1) Voici comment le savant docteur Bourgery, auteur de V^na-
tomie de l'Homme , s'exprime au sujet àe \3l grande et de \a. petite
circulation du sany : « L'ensemble des canaux circulaloires , artères,
veines et vaisseaux lymphatiques se décompose en deux systèmes par-
ticuliers : l'un qui appartient à toutes les parties du corps , et que
l'on appelle circulation générale, ou grande circulation ; l'autre
borné à l'étendue des poumons que le sang traverse pour son oxijé-
nation, et que Ton nomme circulation pulmonaire, ou petite circu-
lation. (Tom. IV, pag. l.)o — La découverte de cette dernière a
conduit à l'autre.
1 18
146 REVUE DE PARIS.
II fut plus heureux dans l'étude de la splanchnologie. Le pre-
mier, il donna une description exacte de l'épiploon et du py-
lore; il rectifia des erreurs graves , avancées par Galien, sur le
cœcura , fit bien connaître , pour la première fois , le médiaslia
et la plèvre, et donna des renseignements précis sur la glande
lacrymale.
Quant à la névrologie , cette partie des connaissances anato-
miques si avancée aujourd'hui , comparativement à ce qu'elle
était du temps de Vésale, mais si bornée, si vague encore, quand
on juge de tout ce que l'on pourrait savoir par ce qu'évidem-
ment on ignore, celte partie de la science anatomique est ob-
scure et confuse dans le livre de Vésale. Ce qu'il en a dit de
plus clair et de plus positif se rattache au nerf optique. Au sur-
plus, comme la plupart des anatoraistes de son siècle , Vésale ,
suivant les opinions de Galien, et ayant abandonné les doctrines
péripatétiques , faisait dériver les nerfs du cerveau , au lieu de
leur donner le cœur pour origine , comme l'avait enseigné Aris-
tote : c'était le seul progrès réel que l'on eût fait depuis Galien.
Certes, il y a loin encore de là à la découverte de la circula-
lion du sang , par Harvcy en 1619, et, dans leur ensemble, les
connaissances anatomiques de Vésale , considérées isolément et
en elles-mêmes, ne paraissent pas répondre à la haute réputa-
tion que ce savant s'est acquise. On peut même dire que son
élève Faliope est réellement l'anatomiste le plus intelligent elle
plus pénétrant de ce siècle , mais , il faut le répéter, la gloire
de Vésale est établie sur les mêmes bases que celle de Descartes.
Tous deux ont secoué le joug de la routine pour ne s'en fier qu'à
l'expérience, il faut même ajouter, à la louange du médecin-
chirurgien , qu'il a toujours été plus fidèle à la méthode expéri-
mentale qu'il avait donnée, que le philosophe. Car, si Vésale
n'a pas fait beaucoup avancer la science, on ne peut lui repro-
cher de s'être jamais laissé aller aux fantaisies de son imagina-
tion ; il a bien rempli sa lâche, il a donné pour guide à ses suc-
cesseurs la nature et l'expérience , et il n'a jamais présenté
comme vrai que ce qu'il avait vu.
Parmi les qualités secondaires qui le distinguent, on ne doit
pas passer sous silence l'heureux emploi qu'il a fait du talent
des artistes, ses contemporains, pour doubler en quelque sorte
la conviction de ceux qu'il enseignait, en faisant concourir la
REVUE DE PARIS. 147
perception des yeux avec les efforts de l'intelligence. Ce concert
des arts graphiques avec la science est d'ailleurs une idée par-
ticulière à la race italienne, pendant le xvie siècle; aussi les
planches qui accompagnent le grand ouvrage de Vésale sur la
structure du corps humain , font-elles de l'ensemble de ce beau
livre un moiuimenl qui témoigne du zèle ardent avec lequel les
savants et les artistes concouraient alors à la recherche de la
vérité.
J'ai cherché dans les œuvres de Vésale tous les passages où
j'espérais trouver quelques renseignements sur ceux des artistes
qui , en travaillant sous sa direction , se sont montrés si habiles
à le servir. Mais le savant , qui , dans plus d'un endroit de ses
livres , parle avec tant de sollicitude des gravures qu'il fit exé-
cuter à Venise , n'a laissé aucune indication positive sur ceux à
qui il en avait confié l'exécution. Quelques biographes ont
avancé qu'il employa un peintre de l'école vénitienne , nommé
Giovanni Slefano. sur lequel je n'ai pu trouver aucun rensei-
gnement, ni dans Lanzi ni dans Vasari. Mais un passage de ce
dernier écrivain, tiré de la vie du Titien , donne le détail sui-
vant , qui est curieux, o Parmi les élèves du Titien, dit Vasari ,
était un jeune Flamand , Jean de Calcar (Hans van Kalcker),
auteur d'un nombre considérable de figures en grand et en petit,
comme on peut le voir à Naples , où cet artiste vécut longtemps
et où il est mort. C'est lui qui , à son éternelle gloire, a exécuté
les dessins d'anatomie que fit graver , pour les joindre à son
grand ouvrage , le très-excellent André Vésale. »
L'application de l'art du dessin à la science de l'anatomie
peut donc être mise au nombre des moyens très-importants,
quoique accessoires , que Vésale employa au perfectionnement
de la science et de l'étude de l'anatomie; et si l'on considère
que les premières planches d'essai qu'il publia à Venise, en 1539,
représentaient les parties du corps humain affectées de maladies
ou déformées par des blessures, on sera encore en droit d'attri-
buer à Vésale le mérite d'avoir été l'un des premiers qui s'occu-
pèrent méthodiquement de l'anatomie pathologique.
André Vésale a donc ramené l'étude et l'euseignemeut de la
science de l'anatomie à l'inspection et à l'observation immé-
diate de la nature ; il a appliqué ses plus puissants efforts au
rétablissement de l'unité dans l'art de guérir en faisant concou-
148 REVUE DE PARIS.
rir simultanémenl au même but la théorie médicale, l'hygiène
et la chirurgie; il a consacié et rendu accessibles à tous ces
deux grandes idées par la publication de son livre ; et ce livre ,
aujourd hui même encore, peut être consulté non sans fruit.
Enfin Vésale a fait exécuter les plus belles planches d'anatouiie
que l'on eût vues jusqu'à lui , et qui , sauf quelques erreurs de
détail faciles à reconnaître , sont restées les modèles les plus
parfaits en ce genre pour ceux qui tentent des entreprises ana-
logues. Tels sont les titres qu'André Vésale s'est acquis à la re-
connaissance du monde savant.
En réfléchissant à cette impulsion si forte et si franche don-
née aux études anatomiques par Vésale, quand on repasse dans
son esprit toutes les savantes et ingénieuses recherches si heu-
reusement dirigées par les Césalpin , les Servet, les Fallope et
les Borelli ,lorsqu'enfin on arrive à celte admirable découverte
de la circulation du sang par Harvey , qui d'abord sembla fixer
les incertitudes de la physiologie et de la médecine , mais dont
la connaissance, fertile sans doute en plus d'un heureux résul-
tat thérapeutique , ouvrit tout à coup un champ d'une éten-
due tellement grande à la science que l'on jugea , non sans rai-
son, que tout, en physiologie comme, en médecine , devait à
l'avenir être observé , comparé et classé d'après un ordre nou-
veau , on est tenté de se demander si , en raison de ces décou-
vertes successives remettant sans cesse en question ce que l'on
avait cru démontré , la médecine cessera jamais d'être un art,
et si ce n'est pas lutter vainement contre la nature des choses
que de prétendre la réduire à l'état de science ?
On sait , et l'expérience prouve que , dejiuis la découverte de
la circulation du sang ou de l'hydrodynamique en physiologie ,
les maladies qui affectent les vaisseaux sont bien connues et par
conséquent peuvent être guéries. Sous ce rajjport, et lorsque l'on
voit que ces affections partielles se guérissent aujourd'hui sur
les plus gros vaisseaux du tronc, le cœur et à peine l'aorte ex-
ceptés , on doit attribuer à la découverte d'Harvey cet envahis-
sement de la chirurgie sur la médecine, ou bien plutôt signaler
comme un des progrès dont elle a été cause le retour à l'unité
antique de l'art de guérir.
En effet , si , comme on vient de le dire, cette découverte a
affermi et régularisé le traitement chirurgical des maladies des
REVUE DE PARIS. 149
vaisseaux, elle a donné aussi un peu plus de certitude aux cures
proprement médicales, aux cures tentées dans l'intention de
{îuérir les affections d'un de ces organes indispensables , uni-
(jues, que l'on ne saurait retrancher, dont il est impossible de
rien distraire, dont on ne peut ni on ne doit essayer de suspendre
la fonction, et dont le mal ne peut être arrêté que par l'art du
médecin, qui consiste alors à diminuer ou à augmenter artifi-
ciellement l'énergie de tel ou tel organe pour lâcher de
rétablir l'équilibre détruit.
Cette découverte, on le voit, a été plus favorable à la chirurgie
qu'à la médecine; mais depuis ce grand événement jusqu'à nos
jours, c'esl-à-dire dans l'espace de cent vingL ans , les rapports
de l'anatomie avec les autres sciences se sont multipliés à l'intini.
i/extension progressive des connaissances en physique, et sur-
tout en chimie , par exemple , en étendant d'une manière exor-
bitante le champ déjà si vaste de l'observation . a tellement
compliqué ses aspects et ses résultats combinés, que le temps
nécessaire pour constater et coordonner les innombrables faits
nouveaux qui se succèdent n'en laisse souvent plus assez pour
les ramener à leur véritable i»rincipe. Nous sommes à cet égard
comme les voyagecis entraînés sur un chemin de fer, dont
l'altenlion glisse avec un telle rapidité sur une si grande mul-
titude d'objets, qu'aucun d'entre eux ne laisse une impression
fixe et durable dans la mémoire de ceux qui les ont vus. Telle
et non moins rapide est la succession des laits que produitjour-
nellement l'élude des sciences naturelles et d'observation ; en
sorte que, bien que l'on connaisse infiniment mieux beaucoup
plus de choses qu'au temps d'Hippocrale. de Galien , de Vésale
et même d'Harvey, cependant la somme lotale des nombreuses
connaissances acquises par les modernes, comparée à celle assez
minime que fournissent les anciens, est loin de donner un ré-
sultat scienlifique, et surtout philosophique, proporlioiméà ce
que l'on sait aujourd'hui.
C'est précisément lorsque l'on fait un véritable cas de la
science, qu'il faut se garder de prendre le change sur lé point
où elle est arrivée. En analomie, en physiologie et par consé-
quent en médecine, il y a des questions capitales sui' lesquelles
ont est encore aujourd'hui dans l'étal d'indécision où se trou-
vaient les Vésale, les Galien, les Hippocrale. On peut le dire sans
15.
150 REVUE DE PARIS.
crainte d'être démenti : depuis Galien, qui faisait naître et dé-
pendre tout le système nerveux du cerveau , quelle découverte
importante et applicable à la médecine a-t-on faite dans la né-
vroiogie? Aucune. 11 en est ù peu près de même de la splanciino-
logie , et il est certain que le plus habile anatomiste , quoiqu'il
pût très-fidèlement décrire la position et la forme des viscères,
serait fort embarrassé de déterminer d'une manière précise
quelles sont les fonctions et la destination dans l'économie du
corps humain de quelques-uns d'entre eux (1).
Par le secours de la science et du hasard, l'étude de l'angéio-
logie fut plus heureusement servie; et, il faut en convenir, le
double cours que prend le sang dans les artères et les veines est
la découvei'le la plus satisfaisante et la plus com|)lète qui ait été
faite en analomie deiiuis que l'on s'occupe de cette partie fon-
damentale de l'art de la médecine.
Toutefois, la découverte de ce grand secret eut, comme tous
les événements de cette nature, l'inconvénient de faire conce-
voir aux savants des espérances qui ne purent être réalisées. On
crut cette fois que la médecine allait décidément acquérir la
certitude d'une science, et il faut lire avec attention toutes les
expériences faites sur la transfusion du sang, pour se former
une idée des résultats miraculeux que certains savants se flat-
taient d'opérer.
Ce fut vers ce temps, lorsque l'on eut combiné la découverte
de la circulation du sang avec celle des fonctions de certains
viscères , que la physiologie vers laquelle les efforts des méde-
cins et des philosophes avaient été diiigés depuis Hypocrate et
Aristote , commença à prendre la forme d'une science. Dans les
divers traités composés sur ce sujet , depuis cent ans, les faits
les plus curieux accumulés d'année en année y ont été rangés
d'après diverses méthodes par des esprits scientifiques plus ou
moins ingénieux, sans que les résultats en soient demeurés
plus clairs et plus décisifs , et ces ouvrages servirent plutôt à
faire briller le talent des auteurs que la vérité.
(1) On peut consulter à ce sujet ce qu'en dit notre savant physiolo-
giste M. Magendie , dans ses Leçons sur les /'onclions cl les maladies
du système nerveux, professées au Collège de France. Voyez vol. ler,
pag. 12 et suiv.
BEVUE DE PARIS. 151
A une époque plus rapprochée de nous , lorsque Desault ,
Chaussier et enfin Bichat, marchant sur les traces de Vésale ,
firent de nouveaux efforts pour ramener l'unité dans Part de la
médecine , en réhabilitant encore une fois l'étude de l'anatomie ,
les espérances se reportèrent plus vivement que jamais vers
l'établissement d'un système physiologique appuyé sur des prin
cipes fixes et immuables. Alors et depuis , un grand nombre de
traités de pliysiologie ont été successivement publiés ; et ce qui
prouve que les auteurs , tout savants qu'ils fussent, n'apparte-
naient pas à un temps oii l'ensemble des connaissances lût assez
complet pour qu'on pût les coordonner avec l'exactitude scien-
tifique, c'est que le dernier traité de physiologie |>ublié a tou-
jours ruiné jusqu'ici les doctrines que renfermait le précédent;
La voie si minulitusemenl analytique où les sciences sont
engagées aujourd'hui , conduit nécessairement à ce résultat, et
de toutes les connaissances nouvellement perfectionnées en Eu-
rope, la chimie est peut-être celle qui contribue le plus puis-
samment à faire remettre en question toutes les piétendues dé-
couvertes physiologiques. C'est peu de connaître le mécanisme
de la circulation du sang , on s'occupe maintenant à décompo-
ser ce fluide pour en déterminer les éléments et la nature ; on
l'expose à l'action des gaz et d'une foule de substances qui peu-
vent l'altérer ou le régénérer ])ar l.-ur contact.
On conçoit qu'aujourd'hui, lorsque les divers et nombreuxflui-
des qui circulent dans le corps humain ne sont pas même encore
bien connus, que la névrologie est demeurée à l'état d'enfance,
que la splanchnologie est si imparfaite , et qu'enfin il règne
tant d'obscurité sur le rapport et les combinaisons qui existent
entre toutes les parties du corps humain ; on conçoit , dis-je ,
que nos plus savants physiologistes ne craignent pas de dire
qu'il faut recommencer les éludes sur de nouveaux frais avant
de penser à en faire un corps de science.
On ne peut se le dissimuler , les savants , quelque branche
des connaissances humaines qu'ils cultivent dans notre temps ,
sont entraînés dans un dédaie de recherches qui se multiplient
sans cesse et sans fin les unes par les autres. N'aurait-on pas à
craindre quil ne résultât parfois de ce mode d'études des élu-
cubrations plus curieuses qu'utiles ? Peut-être serait-il bon qu'à
la manière de Vésale , de Galien et du vieil Hyppocrate , on fît
135 REVUE UE FAHIS.
des efforts pour rendre à l'art de la médecine ce caractère sim-
ple et un qui résulte particulièrement de l'intuition synthétique,
faculté si préciei^e , je dirais presque divine, et que l'on re-
gretterait de voir altérée par les al)us de l'analyse.
On publie en ce moment une traduction nouvelle des ouvra-
ges du médecin de Cos , et je m'en réjouis (1). Je sais même que
la belle et savante introduction qui précède ce livre a été lue
avec le plus vif intérêt par tous ceux qui ne restent pas étrangers
à l'art de guérir. A mon sens , c'est un progrès ; car si quelque
esprit droit , fort, et par conséquent indépendant, ne craignait
pas d'aller se retremper dans la source antique de la science ,
je ne doute pas qu'il n'en sortît plus lucide et plus vigoureux
encore. Je finirai donc ce morceau comme je l'ai commencé, en
recommandant l'étude de l'antiquité. Quoi qu'on en puisse pen-
ser dans ce siècle , qui ne perdrait rien de son éclat et de sa
grandeur en gagnant quelque chose en modestie, j'oserai dire
que l'habitude de ne se repaître que des idées exclusivement ac-
créditées par ses contemporains, blase et use l'esprit, énerve et
engourdit les âmes ; que les génies naturellement doués d'éléva-
tion et d'énergie dégénèrent dans celte espèce de prison, où la
température , se viciant faute d'être renouvelée , transforme
leur puissance en une activité fébrile et nerveuse ; je dirai que
cette communauté d'idées souvent éphémères, fruit d'une espèce
de conversation scientifique à laquelle toute l'Europe prend part
à la fois, met de la diffusion dans les esprits , délaye la pensée,
et qu'enfin , au milieu de ce commérage intellectuel qui ne per-
met plus à personne de reconnaître ses pensées , chacun reste ,
à l'égard des idées livrées à la circulation , dans cet état d'indif-
férence et d'insensibilité qu'auraient sans doute éprouvé pour
leurs enfants les habitants de la république rêvée par Platon.
Je ne le dissimulerai dqnc pas : dans l'intérêt même des
(1) M. E. Littré a déjà fait paraître le premier volume de la tra-
duction des ceuvres complètes d'Hippocrate avec le texte en regard.
L'introduction , qui remplit presque entièrement ce premier volume,
est un travail doublement scientifique sous les rapports philologique
et médical. On ne saurait trop vivement recommander 'a lecture et
l'étude de cet excellent ouvrage à ceux qui cultivent la médecine.
REVUE DE PARIS, 15S
sciences , je redoute la diffusion indéfinie des éludes et surtout
des études sans but, parce qu'elles font naître promptement la
satiété et le dégoût.
Pour éviter ce mal, pour retremper Tàme et l'esprit , l'expé-
rience indique deux moyens : l'étude de l'antiquité, et des voya-
ges entrepris dans des contrées que la civilisation n'a pas encore
nivelées sous son laminoir banal. Dans l'une comme dans l'au-
tre de ces entieprises, les impressions que l'on reçoit sont vives,
nettes , et laissent des traces profondes ; maître de régler sa lec-
ture ou ses courses , l'homme peut faire un choix entre les ob-
jets et les idées qui s'offrent à lui ; loin de toute société préoc-
cupée et bruyante , vous laissez prendre à vos réflexions le cours
qui leur est naturel, vous reconnaissez les idées qui vous sont
l)ropres , et pouvez en apprécier au juste la valeur, en les com-
parant avec celles d'hommes plus simples ou plus forts que vous.
Enfin , en étudiant l'antiquité ou en parcourant des pays jeunes
encore, on apprend à se connaître, à savoir précisément ce
que l'on vaut, et si réellement on a une vocation assez forte
pour que l'on doive se décider à la suivre.
Ces conseils présentés sous la forme d'une proposition géné-
rale, je ne craindrai pas de les adresser plus particulièrement
aux jeunes gens qui se destinent à l'art de la médecine. Qu'ils
essayent donc de consacrer leurs instants de loisirs à la médita-
li(m des écrits des anciens. Dans ces vieux livres composés chez
h'S Grecs, chez les Romains, par les Arabes et leurs premiers
successeurs modernes, ils trouveront une foule d'embryons d'i-
dées fortes qui n'attendent elles-mêmes qu'une fécondation vi-
goureuse pour se développer.
On a répète souvent, et rien n'est plus vrai, uque, chez
les peuples , l'art de guérir doit être considéré comme une
branche de la philosophie qui s'est développée chez eux. »
Aussi , comme chaque système phylosophique contient en soi
i\n certain nombre de vérités et d'erreurs diversement réparties,
(le même chaque théorie médicale renferme-t-elle ces deux élé-
ments dans des proportions inégales. C'est donc une étude de
la plus haute importance que de connaître et de comparer
ces systèmes dans l'intention de revenir au meilleur ou d'en
établir un plus parfait encore.
C'est ce qu'Hippocrate fit en compulsant les écrits amassés
154 REVUE DE PARIS.
dans les asclépions ; c'est ce qu'Hérophile d'Alexandrie renou-
vela d'après les ouvrages d'Hippocrale ; c'est ce que Galien en-
treprit avec une ardeur nouvelle en profitant de l'expérience de
tous ses prédécesseurs; c'est ce que les Arabes s'efforcèrent d'i-
miter jusqu'au xiii" siècle de notre ère ; c'est enfin la voie qu'a
si heureusement retrouvée le grand anatomiste André Vésale
dont j'ai essayé de faire connaître le génie et les travaux.
E.-J. Delécltjze.
^AUSÏINE MORO.
Assise sur un roc , au pied de hautes montagnes toujours
couvertes de la verdure des myrtes et des oliviers, Baslia, quoi-
que laide et incommode à l'intérieur, est néanmoins une ville
pittoresque. C'est l'endroit \e plus commerçant de l'île de Corse,
et ce n'est pas beaucoup dire. A la vue des six tartanes , des
vingt ou trente barques de pêcheurs et du bateau à vapeur à
l'ancre dans son mauvais port , ses habitants répètent avec
orgueil que leur ville est la Marseille de la Corse; elle en est la
Marseille à peu près comme Dijon est le Paris de la Dourgoipie.
C'est cependant avec Ajaccio la seule ville de l'île où l'on fasse
quelquefois fortune. On compte ceux qui ont eu la chance
bonne. Us font à peu près autant d'envieux qu'il y a d'habitants
dans la ville ; lis n'en sont pas moins les heureux et les consi-
dérés du pays 5 mais leur manière de jouir de la fortune est
vraiment singulière : elle ne consiste guère qu'à acheter des
maquis, des îlots rocailleux ou d'immenses terrains incultes
et qu'ils laissent en friche, ou bien à entasser de gros sacs
d'argent dans un coffre-fort bien fermé. De luxe, de comfort,
nulle entente et nulle apparence. Comment faire du luxe dans
un pays où il n'y a qu'un seul chemin praticable pour les voi-
tures, et où les mulets ont peine à gravir la grande rue? Quant
au comfort , on a eu des commencements pénibles, on a long-
temps vécu à la dure, et, quelle que soit la fortune acquise, on
finit comme on a commencé. Sans doute qu'à Bastia comme
ailleurs il y a des exceptions à la règle j mais à Bastia les excep-
156 REVUE DE PARIS.
lions sont plus rares qu'ailleurs ; elles feraient scandale dans la
ville, où il est déjà fort scandaleux d'avoir beaucoup d'argent ;
écoutez plutôt ce qu'on vous dira des Gregori et autres qui ont
eu le talent de devenir millionnaires dans un pays où une telle
fortune est si rare.
Lorenzo d'Alagno de Bastia était l'un de ces hommes privilé-
giés. Dernier descendant d'une famille noble de Bonifacio, il
n'avait pas craint de déroger et de s'adonner de bonne heure au
commerce. II jouissait déjà. d'un assez beau revenu lors([ue vers
la fin du printemps de 1810, en surveillant le débarquement
d'une tartane qui lui avait été expédiée de Marseille , il aperçut
à la fenêtre d'un ferblantier, don! la petite maison donnait sur
le port, une jeune iîlle d'une admirable beauté. Lorenzo, tout eu
inscrivant sur son calepin le nombre des colis débarqués , s'in-
forma du nom de cette charmante créature. — C'est la fîllc du
vieux Thomaso Moro, la belle Fausline, qui rend fous tous nos
jeunes gens, dit un faquin en retournant avec son crochet de
fer une énorme balle d'étoffes et en s'inclinant pour la charger
sur ses larges épaules. Il y a deux mois à peine qu'elle est arri-
vée de Saint-Florent , et déjà elle a fait tourner la tête à je ne
sais combien de nos compagnons , ajouta le bonhomme en se
redressant péniblement et en cherchant lentement son centre
de gravité. Mais elle est fière ! fière ! Bien malin sera celui qui
apprivoisera ce joli merle ; — et le faquin, qui avait achevé de
charger sa balle, descendit de la tartane sur le quai sans pro-
noncer un mot de plus.
Lorenzo, dont les yeux restaient fixés sur la fenêtre, où de
temps à autre apparaissait la jeune fille, eût voulu cependant
en savoir plus long. La tartane était presque déchargée, il ferma
son calepin, et, se dirigeant vers la boutique du ferblantier,
frappa à la porte d'un air décidé. Le maître de la boutique était
sorti, sa fille descendit et ouvrit. Elle rougit en reconnaissant
l'homme qui tout à l'heure l'avait examinée avec une attention
qui ne lui avait pas échappé. Lorenzo , enchanté de se trouver
seul avec elle, lui adressa la parole, et fit durer la conversation
aussi longtemps qu'il put le faire sans effaroucher sa suscepti-
binté. En se retirant, il laissa une liste détaillée d'objets qu'il
pria Faustine de lui faire tenir prêts pour le lendemain à la même
heure.
REVUE DE PARIS. 157
Le lendemain , Lorenzo était de retour à la maison du fer-
blantier, et cette fois il se hasarda à adresser à Fausline des
propos de galanterie détournée que celle-ci ne parut pas com-
prendre. Sa froideur et son indifférence irritèrent l'amour-
propre de Lorenzo ; entreprenant comme le sont tous les Corses,
et ardent comme nn homme du Midi , il fit le serment de triom-
pher de la rebelle, n'importe à quel prix, et dès lors il ne né-
gligea rien pour arriver à ses fins. Prières, séductions, pro-
messes, il essaya tout, mais vainement. Déjà bien des jours
s'étaient écoulés , et Fausline restait insensible. Lorenzo s'était
blessé en jouant; la résistance avait enllammé ses désirs; un
caprice était devenu une passion sérieuse. Affaires, travaux,
spéculations , il négligeait tout pour ne songer qu'à son amour.
Être heureux ou mourir, telle était sa seule pensée; la |)assion
marche vile, et l'on sait qu'en Corse elle marche plus vile
qu'ailleurs.
Lorenzo avait cependant ce bon sens vulgaire et un peu pro-
saïque qu'on acquiert à l'ombre des comptoirs. Il vit aussitôt
qu'il n'avait pas affaire à une de ces jeunes filles légères qu'on
séduit avec une promesse, ou (|u'on achète avec un présent ; il
comprit qu'il avait à lutter contre un caractère, et que, pour
être heureux , il fallait avant tout se faire aimer. Il était jeune ,
il était beau, son amour était ardent , sa passion éloquente, il
pouvait donc espérer. En effet, du moment (jue Fausline le vit
à ses pieds, et qu'elle se crut sincèrement aimée, elle l'aima.
Ce n'était point assez pour Lorenzo d'avoir triomphé du cœur
de Fausline, il voulut triompher de ses scrupules. Mais celte
fois il la trouva inébranlable , et cependant il n'y avait ni cal-
culs vils, ni motifs indignes dans sa résistance; il y avait scru-
pules honnêtes et vertu ; et comme Fausline avait un noble et
grand caractère, retranchée dans ces scrupules, elle était in-
vincible. Du reste , on n'eût pas trouvé d'arrière-pensée chez
elle, et sa sagesse était désintéressée; en effet , Lorenzo, poussé
à bout, lui avait souvent proposé de l'épouser, et toujours la
généreuse fille avait refusé. Lorenzo, cependant, avait facile-
ment mis le vieiLX Thomaso dans ses intérêts, mais cet appui du
père était sans effet. — Non, répondait Faustine à ses exhorta-
tions, non ! ce mariage ne peut se faire. Lorenzo est riche, sa
famille est noble , il ne peut épouser la fille d'un ourrier. —
1 H
158 REVUE DE l'ARIS.
Lorenzo se désolait et cherchait vainement le moyen de vaincre
celte résistance ; un Jour il crut l'avoir trouvé. — Vous m'aimez,
dit-il à Faustine. La jeune fille ne répondit pas, mais son silence
disait oui. — Vous refusez d'être ma femme publiquement, eh
bien! laissez-moi vous épouser secrètement ; aussitôt mariée,
je vous conduirais à la ?«a»7><c de Brando , où j'ai un casin dans
la montagne; dans quelques années j'annoncerais mon mariage;
je vous ramènerais du continent , et personne ne pourra recon-
naître en vous la fille du ferblantier de Bastia. Vous ne me
nuirez donc pas , comme vous craignez de le faire , vous n'aurez
aucune fausse honte à surmonter, et nous serons heureux en
dépit du monde , comme nous méritons de l'être.
Faustine hocha tristement la tête en écoutant la proposition
de Lorenzo; elle lui demanda jusqu'au lendemain pour se déci-
der et répondre. Le lendemain, quand Lorenzo , tremblant, vint
lui demander ce qu'elle avait résolu, elle lui tendit la main et
lui dit avec un ineffable sourire : — Quand tu voudras, je serai
fa femme ; mais n'oublie pas que désormais je ne vivrai que
pour toi. Pour les autres sois Lorenzo, et pour moi sois toujours
un amant.
Lorenzo eût été heureux, s'il eût été digne de son bonheur.
Il montra un si ardent empressement à profiter du consentement
de Faustine, qu'on eût pu l'en croire vivement touché; mais,
chez lui , cet empressement c'était du caicul , nous le verrons
plus tard. Le mariage de Lorenzo et de, Faustine fut célébré de
nuit , par un seul prêtre , dans la chapelle d'un couvent du cap
Corse , et le lendemain Lorenzo conduisit sa nouvelle épouse
dans sa maison de campagne de Brando où tout était disposé
pour la recevoir.
Les premières années de leur union s'écoulèrent sans nuages.
Lorenzo, il est vrai , était o"l)!igé de se séparer bien souvent de
Faustine ; ses affaires l'appelaient un jour à Bastia , un autre à
Ajaccio , quelquefois même à Livourue et à Marseille. Mais il
revenait toujours plus amoureux que jamais , et Faustine eût pu
croire que pour lui le \)his grand bonheur était d'oublier le
monde et la fortune dans ses bras. Pendant près de cinq années ,
cette félicité fut complète et sans mélange.
Cependant , un bonheur constant semblait s'attacher aux opé-
rations de Lorenzo; tout ce qu'il entreprenait fui réussissait. Sa
REVUE DE PARIS. 159
fortune s'était rapidement accrue , et peu d'années après son
prétendu mariage avec Fausline , c'était l'un des plus riches né-
gociants corses, celui dont le crédit était le plus solidement et
le plus universellement établi. Livourne était le centre de ses
opérations qui s'étendaient dans toute l'Italie et même en France
et en Orient. Dans cette vilVe toute commeiçanto, il jouissait de
cette considératio)! colossale qu'y donne une grande fortune
rapidement acquise , et , comme on le croyait garçon et qu'il
était encore jeune , les dix maisons les plus considérables , dont
les chefs avaient des filles à marier, lui avaient fait faire, indi-
rectement, des propositions d'alliance que Loreiizo avait tou-
jours repoussées. On ne savait à quel motif attribuer son éloi-
gnement pour une si bo)ine affaire qu'un mariage qui, tout en
lui mettant une jolie femme entre les bras . ne pouvait manquer
de doubler ses capitau.x et son crédit. — Voilti bien un de ces
Corses, disaient les sages Livournais, leur ambition est insa-
tiable. Vous verrez, il attendra qu'il ait cinquante ans et
20 millions de fortune pour se marier, et alors il demandera
sans doute la main de la fille du grand-duc
Vers la fin de la cinquième année de son mariage avec Faus-
line, il s'opéra une révolution dans le caractère et les habitudes
de Lorenzo. Ses absences de la villa Brando étaient plus fré-
quentes et plus prolongées; il était moins attentif et moins em-
pressé, et, même dans les bras de sa Fausline, il avait de ces
moments de distraction ou plutôt de rêverie qui ne peuvent
échapper à la clairvoyance et ù la pénétration d'une amante.
Faisant effort sur elle-même et obéissant au prudent instinct de
l'amour, Faustine feignait de ne point s'apercevoir de ce chan-
gement. U\K n inarque, en effet, eût amené une explication ,
une explication des reproches, et Fausline était trop fière pour
se croire dédaignée ou seulement moins aimée. Elle eût surtout
regardé comme indigne d'elle de montrer qu'elle le pensait ,
quand même elle en eût acquis la certitude.
Ce qui causait la préoccupation de Lorenzo, c'étaient les fu-
nestes conseils de ses amis , c'était aussi celte fatale ambition
que l'on ne lui reprochait i)oint à tort ; c'était enfin une incon-
stance naturelle que jusqu'alors il n'avait pas, eu à combattre,
n'ayant pas encore été mis à l'épreuve, et qui, maintenant,
allait le perdre.
16tt REVUE DE PARIS.
L'ambition , en effet, n'eût pas suffi pour l'égarer, et Lorenzo,
connaissant les vanités de la fortune, eût aisément résisté à ses
tentations; mais il était plus faible contre des séductions d'un
autre genre ; son cœur, trop inflammable , laissait trop de prise
à la volupté.
Livourne, ce grand marché de la Toscane, ce bazar anglais
et oriental à la fois, la moins italienne des villes de l'Italie , est
renommée avant tout |)our la beauté de ses femmes. Là les races
sont aussi variées que les costumes, mais l'Arménienne ou la
Grecque partagent seules avec l'Anglaise la palme de la beauté-
La plage aride de l'Ardenza est la promenade à la mode de
Livourne. C'est là que chaque soir le négociant sortant de ses
comptoirs vient , au coucher du soleil , se reposer des affaires
en respirant l'air frais de la mer ; c'est là que , par une belle
soirée , toute la société livournaise se réunit de |)rél'érence. Rien
de plus animé que le coup d'œil que présente celte promenade,
où sont confondus les coslumes de tant de nations. C'est là sur-
tout que, par ce demi-jour chaud d'une soirée italienne, les
femmes sont dangereuses, soit qu'agaçantes syrènes, elles usent
de charmes perfides pour enlacer leur proie ; soit qu'ignorant le
pouvoir de ces charmes, elles se montrent d'autant plus redou-
tables qu'elles ne cherchent i)as à l'être.
Lorenzo, que ses affaires retenaient à Livourne depuis plus
d'une semaine, se promenait un soir à l'Ardenza, dans la com-
pagnie d'un Français de ses amis , quand tout à coup il se trouva
tace à face avec une jeune femme d'une si merveilleuse beauté
(|u'il resta immobile et coi^me ébloui de sa rencontre. Cette
jeune femme n'était pas seule ; elle donnait le bras à un homme
Agé , qui sans doute était son père. L'ami de Lorenzo avait salué
ie vieillard et sa compagne, et machinalement Lorenzo l'avait
imité. Quand il fut revenu dé son extase : Quelle est cette per-
sonne si belle? lui demanda-t-il avec intérêt.
— Comment! tu ne la connais pas encore? lui répondit le
Français; c'est la pins jolie fille de tout Livourne, la belle des
belles , Théodora , la fille du vieux crésus grec Papadolo ; tu as
vu comme elle était belle; eh bien! elle est plus riche encore
qu'elle n'est belle. On assure que Pa|)ado!o doit lui laisser des
millions en dot; déjà deux ou trois princes italiens se sont mis
sur les rangs , mais Papadolo ne veut en aucune façon faire de
REVUE DE PARIS. 161
sa fille une princesse; son projet est de la marier à quelque né-
gociant riche qui plaira à la jeune fille. Il a l'esprit de caste,
et ce qu'il a décidé, il le fera.
Lorenzo écoutait , ne réjjoudaiî pas, et paraissait rêver pro-
fondément. Son ami interrompit sa rêverie en lui serrant le
bras. — Tiens , regarde-la encore . lui dit-il , la voici qui revient
de noire cô(é. — Cet ami ressemblait terriblement au tentateur.
Lorenzo revit , eneffft, la jeune Grecque (pii lui jjarut plus belle
que jamais; un regard tombé négligemment de ses grands yeux
noirs l'avait louché au cœur, et avait fait tressaillir tout son être.
Pendant le reste de la promenade il ne laissa plus échapper que
(les paroles brèves et sans suite. Il adressait à son ami des ques-
tions indirectes au sujet de Papadolo, et il n'attendait pas sa
réponse; sa démarche était brus(iue , ses gestes convulsifs, il
avait quelque peu l'air d'un fou, et, en etfet , atteint comme il
l'était de cette subite maladie d'amour qu'on a si bien nommée
un coup de foudre, il se trouvait tout ù coup |)lacé sur les li-
mites de la folie. En revenant de VArdenza il fil promettre à
son ami de le présenter le lendemain chez Papadolo.
Huit jours après sa présentation à Théodora, Lorenzo, si
sauvage d'ordinaire, avait prononcé le mot mariage, et expo-
sait froidement sa situation de fortune au vieux Papadolo qui
prenait des notes et l'ajournait à quinze jours. Ce délai épuisé,
les informations essentielles étaient prises, et Lorenzo agréé,
si toutefois il plaisait à Théodora. Lorenzo était jeune encore,
sa figure était belle, et il savait le chemin du cœur des femmes;
il plut donc, et bientôt le jour du mariage fut fixé. Ce mariage
eut lieu dans l'église de la Madone, près d'une villa du Mont-
Neroque Papadolo habitait pendant Télé. Une dame corse, qui
se trouvait à Livourne et qui connaissait Lorenzo, annonça que
cette union ne serait pas heureuse; elle avait remarqué que tous
ceux qui avaient complimenlé Lorenzo sur la parfaite beauté de
sa femme avaient négligé de dire, à la suite de leurs compli-
ments : Que Dieu la bénisse! Or tout oubli de cette espèce
est un présage infaillible de malheur. Dire d'un enfant qu'il est
beau sans dire que Dieu le bénisse, c'est lui jeter un sorl;
c'est du moins ce que vous disent les habitants de la Corse, dont
les onze douzièmes croient encore au mauvais œil.
Le ciel est juste , et cependant les grands coupables ont quel-
14.
162 REVUE DE PARIS.
quefois de bien heureux moments. Les affaires de Lorenzo le
conduisaient souvent de Livourne en Corse; peu de personnes
dans rî!e élaienl instruites de son mariage; la cliose fut donc
tenue seciète pendant plus d'une année. Lorenzo espérait que
la nouvelle n'en viendrait jamais à Brando où Fausline vivait
toujours solitaire. — Mais si par hasard la pauvre femme venait
à être instruite , se disait-il , nous laisserions passer un premier
débordement de colère , et puis nous trouverions bien moyen
de la dédommager, et de lui imposer silence en prodiguant l'or,
et en lui assurant une position. — Tranquillisé par ces misé-
rables accommodements de conscience, rinlidèie passait sans
remords An^i bras de l'une dans les bras de l'autre de ses femmes.
Fausline était trop fière et trop sûre d'elle-même , et Théodora
Iroj» innocente pour que l'une ou l'autre soupçonnassent tant
de noirceur. Ajoutons encore que depuis son mariage, Lorenzo
avait retrouvé son ancienne sérénité qu'il avait un moment
perdue , et que rien ne pouvait faire-soupçonner à Faustine que
son aman! l'eût trahie.
On a tort de dire que tout se découvre ; si tout se découvrait ,
(|uc de drames se dérouleraient autour de nous dont nous ne
soupçonnons pas même que les premières scènes se soient ja-
mais jouées ! Oue d'enfers dans les(|ue!s plongerait tout à coup
notre œil effrayé! Le silence et les ténèbres cachent, en effet,
plus de crimes que la justice n'en châtie. Sur trois coupables,
deux sont ensevelis avec leur crime et dorment dans le même
oubli. Lorenzo comptait sur ce silence et cet oubli ; il se croyait
certain de l'impunité : nous allons voir combien il se trompait
dans ses calculs.
Lorenzo avait à son service un jeune Corse qu'il avait recueilli
dans les niontngnes de la Bajagne. Il l'avait choisi sauvage et
ignorant pour plus de sûreté. Celait le seul de ses domestiques
qu'il emmenât quelquefois à Brando , chez Fausline , sa parente,
comme il le lui disait ; mais cet enfant, (pii ne savait ni lire,
ni écrire, qui parlait un patois ininleiligible, et que son maître
croyait profondément siupide , cachait sous de grossiers dehors
et sous les formes de la brute rinlelligencc et la perspicacilé
des monlagnards , dont il avait l'astuce malicieuse et toutes
les passions vindicatives. Dès ses pi'cmières visites à Brando, il
avait soupçonné son maître : cuiieux et malin, il l'avait soi-
REVUE DE PARIS. 165
gneuseraent épié, et il avait bienlot su parfaitement ce qu'il
devait croire de celte prétendue parenté de Lorenzo et de Faus-
tine. Maître de ce secret, cet enfant grossier avait eu assez
d'empire sur lui-même pour le garder, sentant bien qu'un jour
son silence pourrait lui êiie chèrement payé , et ne sachant
d'ailleurs à laciuelle s'ouvrir des deux femmes de Lorenzo. Mat-
teo , c'était le nom de cet enfant , avait tous les vices des jeunes
niontagnaids. II était i)aresseux , gourmand et menteur. Lorenzo
était donc souvent obligé de le châtier pour ces défauts. Ces
châtiments, d'oidinaire, étaient paternels ; ils se bornaient à
des paroles sévères ou à quelques retenues sur ses gages. Mais
un jour, ayant égaré uiie lellre importante que son maître l'a-
vait chargé de porter à l'un de ses correspondants de Baslia,
Lorenzo , mécontent de sa négligence , qui pouvait avoir de fâ-
cheux résultais , menaça l'enfant d'une correction d'un autre
genre; Matteo raisonna ; Lorenzo,outré,lesaisissant par lebras,
lui appliqua sur les reins une vingtaine de coups de la cravache
qu'il tenait à la main. La correction était rude, l'enfant se dé-
battit en fureur, et laissant entre les mains de Lorenzo une
partie de ses vêlements , il s'enfuit tout en pleurs, en criant de
toutes ses forces qu'il se vengerait.
C'était le soir que celte scène s'était passée, et le lendemain
Lorenzo devait s'embarquer pour Livourne. Il attendit vaine-
ment l'enfant qui ne reparut pas. — 11 sera retourné dans ses
montagnes , se dit-il; et une fois arrivé à Livourne, il n'y pensa
plus.
— Je me vengerai! avait dit l'enfant en s'enfuyant : il était
Corse , ses instincts et ses passions étaient encore dans toule
leur farouche naïvelé et leur sinislre énergie; celle menace ne
devait donc i)as être vaine. Lorenzo , Corse lui-même , aurait
bien dû le savoir.
Mais voyons comment s'y [irit l'enfant pour tenir parole à son
maître et quels furent ses raisonnements dans ce grand acte de
la vengeance. — Mon maître a deux femmes , se dit-il , une à
Brando et l'autre â Livourne. Or on ne peut avoir qu'une
femme, il les trompe donc toutes les deux. Laquelle faut-il pré-
venir ? Celle de Livourne , mais elle est trop jiiune ; elle ne m'é-
couterait pas , et puis com.ment faire pour passer la mer? Celle
de Brando aime mieux mon maîire ; elle a des yeux plus noirs ,
164 REVUE I>E PARIS.
elle doit ôtre plus colère , plus méchante, et puis elle est du
pays. — Elle est du pays ! cela voulait beaucoup dire : Matteo
ne laissa pas refroidir sa colère; le soir même, il prit le che-
min de Brando , en suivant la côte. Comme il faisait encore nuit
ijuand il arriva près du la maison de campagne de Fausline, il
se blottit dans une de ces tours en ruine (pie les Génois ont bâ-
ties sur chaque promontoire et près de chaque petite anse de
l'île. Là , il attendit le jour, bercé par le bruit des vagues de
la mer et rêvant délicieusement à sa vengeance. Quand le so-
leil fut haulsur Thorizon, il frappa à la porte deFaustinequi ou-
vrit elle-même , sa seule servante étant ailée au hameau voisin.
Lorsque Fausline aperçut Matteo tout couvert de poussière,
tout défait et seul , elle fut frappée de terreur et pâlit horrible-
ment.
— Lorenzo est-il vivant?... Ce fut le seul cri qu'elle eut la
force de pousser.
— Oh ! oui , madame , bien vivant.
— Pounpioi es-lu venu seul ici ?
— Il m'a battu, je me suis enfui.
— Tu t'es enfui! Et où as-tu laissé ton maître?
— A Baslia , et prêt à s'embarquer pour Livourne.
— Je le savais.
— Oh oui ! et vous saviez sans doute que madame attendait
monsieur à Livourne? ajouta sournoisement Matteo.
— Madame !... et de qui veux-lu parler?
— De la femme de mon maître, de la signoia Théodora.
~ Ton maître a une femme? à Livourne?
— Madame plaisante sans doute ([uaiid elle me fait cette ques-
tion; elle sait aussi bien que moi que mon maître est marié à
Livourne.
— Marié ! comment ! et depuis quand? Avec qui?
— Depuis un an, avec la fille d'un Grec bien riche, bien
riche, Théodora Papadolo.
— Tu mens, misérable! ton maître l'a battu et lu le ca-
lomnies.
— Won maître m'a battu , mais je ne mens pas. Il est marié,
lout Livourne le sait ; si madame ne me croit pas , qu'elle écrive
au curé de l'église de la Madone du Moiit-ISero , c'est lui qui a
fait le mariage.
REVUE DE PARIS. 165
Faustine était convaincue, car il était impossible de ne pas
démêler, dans les dénonciations de l'enfant , l'accent naïf de la
vérité. Faustine le poussa devant elle dans le casino , le con-
duisit dans une chambre reculée et , pendant deux heures , elle
le pressa de questions , lui faisant raconter tout ce qu'il savait
de Théodora et de Lorenzo. Puis , quand elle fut convaincue
par le nombre et la précision des détails, et qu'il ne lui resta
plus Un doute, elle congédia Matteo en lui recommandant bien
de ne parler à personne de ce qu'il venait de lui raconter et en
lui jetant quel(|ues pièces d'argent.
Matteo ramassa l'argent avec une vive satisfaction ; l'agitation
de Faustine ne lui avait pas échappé, il savait qu'il serait
vengé.
Quand huit jours après Lorenzo , de retour de Livourne , ar-
riva à la villa Brando . il fut frappé de la pâleur de Faustine et
de l'altération de ses traits. Ces huit jours avaient été. pour la
malheureuse femme, huit siècles de douleur et de désespoir;
Lorenzo, son seul ami, celui en (|iii elle s'était confiée comme
en Dieu; l'homme à qui elle avait tout donné, sa jeunesse, sa
vie, son bonheur, Lorenzo l'avait lr<ihie, indignement trahie!
il s'était vendu aune antre! Ces moments qu'il passait loin
d'elle , il les passait dans ks bras de cette rivale inconnue ; tout
éiaitdonc fini pour elle, elle n'avait plus qu'à mourir; mais
elle aussi était Corse , elle était du pays! et , avant de mourir ,
elle voulait se venger. Elle avait donc fait. i)endant tout le
temps que Loienzo était resté absent , des efforts inouïs pour
retenir la vie qui voulait lui échapper. Un œil moins confiant et
moins distrait que ne l'était celui de Lorenzo eût découvert , sur
le visage de l'infortunée , les traces de cette lutte affreuse.
Quand Faustine revit Lorenzo, elle eut encore assez de force
pour dissimuler. La rage au fond de l'âme , elle s'efforça de le
recevoir avec un visage riant; mais, épuisée par ce terrible
combat intérieur, elle fut plus d'une fois sur le point de dé-
faillir.
Vers le commencement de la nuit, Lorenzo, fatigué du
voyage , se mit au lit et ne tarda pas à s'endormir profondément.
Faustine profita de son sommeil pour fouiller dans ses papiers
et y chercher la preuve de sa trahison ; peut-être conservait-
elle encore quelque doute ou quelque espoir ? Ces doutes et cet
166 REVUE DE PARIS,
espoircessèreni, car cette preuve (iu'el!eclierchait,ellela trouva;
c'étaient des lettres de Papadolo relatives aux biens qu'il avait
laissés à sa fille, et \\n billet de Théodora elle-même. Certaine
alors de la perfidie de Lorenzo , Fausline ne songea plus qu'à
la vengeance. Elle ferma soigneusement les portes de la cham-
bre; elle prit sur une table, où Lorenzo les avait déposés en se
couchant, un de ses pistolets de voyage, s'assura qu'il était
chargé et approcha froidement le canon du front de Lonnzo
endormi. Hésita-t-elle dans ce terrible moment? on l'a toujours
ignoré ; le coup partit, et Lorenzo, sans faire un mouvement,
sans même pousser un cri , passa des bras du sommeil dans
ceux de la mort.
Quand, après la découverte du meurtre, on pénétra dans la
chambre où Lorenzo était couché, rien n'était dérangé autour
de lui, il semblait encore profondément endormi; seulement,
le pistolet était tombé à terre au-dessous du chuvel du lit ;
sans doute , après le coup , il avait échappé de la main de Faus-
tine.
Faustine prit ensuite, dans un secrétaire qu'on trouva ou-
vert, l'acte du premier mariage de Lorenzo, acte faux comme
on l'a deviné; le sang de Lorenzo avait jailli sur les mains de
l'infortunée , car on en voyait des traces sur l'acte fatal. Elle
l'enveloppa ensuite dans un papier qu'elle cacheta et adressa à
sa rivale de Livourne , puis elle vint s'asseoir sur une chaise
longue au pied du lit de Lorenzo , le visage tourné du côté du
visage du mort ; combien de temps resla-t-elle dans cette fatale
contemplation ? on l'ignore également. Quand le lendemain ,
vers le milieu du jour, la servante. Inquiète de ne voir sortir
personne de celle chambre à la porte de laquelle elle avait frai)pé
sans obtenir de réponse, eut appelé les voisins, et que tous ,
enfonçant cette porte , eurent pénétré dans l'appartement des
deux époux, on trouva Faustine toujours assise, mais ne don-
nant plus aucun signe de vie. Un médecin de Bastia , qu'on fit
venir pour constater ce double décès , ne découvrit sur son corps
aucune trace de poignard ou de poison -. elle était donc morle
naturellement; le désespoir l'avait tuée.
Frédéric Mercey.
MADAME DE FRESNES.
Déjà les journées étaient courtes el les nuits humides ; c'était
le temps où s'enfuient les hirondelles, où les voyageurs rentrent
dans les villes, où les chasseurs, atteints de mélancolie , ou-
blient leurs meutes pour rêver sur les feuilles mortes que l'au-
tomne amoncelle sous leurs pas. Une chaise de poste qui suivait
la route d'Auxerrc ù Paris, s'arrêta au bas d'un coteau très-
rapide, et l'unique voyageur qu'elle contenait en descendit pour
gravir à pied la colline.
Ce personnajje, vêtu avec une certaine élégance, paraissait
jeune, bien qu'une décoration ornât sa boiftonniùre i ses formes
avaient celte délicatesse , ses traits, cet air de froideur , de ré-
solution et de défiance à la fois, qui est le propre des gens dont
la force est toute intellectuelle. La largeur des arcades sourci-
liaires qui, encadraient ses yeux bleus, la fermeté des contours
de ses lèvres indiquaient une volonlé peu commune et d'autant
plus remarquable, qu'on devinait à la blancheur du teint de
l'étranger, au peu de développement de sa poitrine, au reflet
cendré de ses cheveux noirs, longs et fins, une organisation
physique très-débile.
Malgré la recherche de sa toilette, la finesse de sa physiono-
mie et sa décoration, ce jeune homme n'avait l'apparence ni
d'un militaire, ni d'un dandy , ni d'un artiste , et en examinant
168 REVUE DE PARIS.
ses moindres inuuveineiits sur ce cliemin désert où i)ersoiiiie ne
robligeait à s'observer, on démêlait en sa personne une longue
pratique de la bonne société et des manières du monde.
Au moment où il quittait le marche-pied de sa chaise, un
chasseur, rusliquement velu d'une veste grise et d'un pantalon
de coutil, chaussé de guêtres énormes, coiffé d'un grand cha-
peau de paille, se leva du gazon où il était assis sur le talus de
la route, et s'avança avec empressement sans même relever son
fusil et sa carnassière, vieux sac de cuir écorché, taché de
pluie, de sang, et digne d'un vieux braconnier. Le campagnard
avait une taille alhléli(|ue et une belle tête assez commune,
hâlée, comme celle d'un soldat de marine. — Par le ciel! s'é-
cria-l-il en barrant le chemin de l'homme à la chaise, c'est lui-
même ! Pardon, monsieur, n'étes-vous point.,., n'es-(u pns
mon bon ami de collège, Jean-Paul Gersain ?
A ces mots, Gersain recula de surprise et contempla deux
secondes, sans le reconnaître , celui qui l'abordait de la sorte.
Il fallait, pour justifier une telle hésitation, qu'un grand chan-
gement se fût accompli dans celui qu'un cherchait ainsi sans le
trouver, car il avait un de ces visages dont le caractère frappe
à une première inspection, et où l'on ne voit plus rien de sail-
lant après deux entrevues. Les beautés de Gersain, au contraire,
délicates et cachées , se découvraient une ù une et ne se mani-
festaient point tout d'abord. La chevelure de son compagnon
était mal taillée, d'épais favoris ombrageaient ses joues trop
vermeilles, sa voix était rauqne et sa démarche pesante comme
celle d*un laboureur. — Eh quoi ! repartit enlin Jean-Paul,
serait-ce là mon sémillant camarade, le comte Alexis de Vignolle ?
Oui diantre t'a ainsi accoutré, mon cher? que fais-tu donc ici?
qu'es-tu devenu depuis trois ans que la diplomatie me confine
au fond de l'Allemagne?
— Tu le vois, quillant Paris et ses pompes, je me suis f;iil
campagnard. Tu sais quelle a toujours été ma vie, bercée sur
une paresse absolue 5 eh bien, la faligue et la philosophie attei-
gnent le fainéant comme le plus occupé. L'existence me pesait,
les plaisirs me comblaient d'ennui, l'oisiveté même ne me sou-
riait plus; j'en étais là quand j'ai perdu mon père, et je suis
venu passer mon deuil dans mes terres de Bourgogne. Que le
dirai-je ? la solitude m'a plu 5 revenu des erreurs de la jeunesse,
REVUE DE PARIS. 169
j'eus la joie de sentir qu'ici je ne me sentais plus exister, et
c'est pourquoi j'y demeure ; la mort viendra quand elle
voudra.
— Tu me surprends : comment reconnaître le roi des fêles,
le beau Vignolle enfin, sous cette tournure de garde-chasse?
— Ne me rappelle plus ces souvenirs, le bruit m'est devenu
insupportable. Les amusettes de notre temps i)rosaïque ne sont
pas assez vives pour qu'un sage se détermine longtemps à gas-
piller pour elles les trésors de la fainéantise. Mais, parlons de
toi, mon cher Gersain, de toi que j'aime d'autant plus que tu ne
me ressembles guère ; es-tu toujours un travailleur infatigable,
uu des plus ambitieux soupirants de dame Fortune?
— Cher comte, j'ai, ma vie durant, travaillé comme un nègre;
des désirs de science, des rêves d'or, des projets conçus avec
audace, exécutés avec obstination, tel est mon passé. Me voici
maître des requêtes, secrétaire d'ambassade à Vienne, auteur
de dix volumes d'économie politicjue ; j'ai trente ans, et je suis
arrivé à cette position par moi-même, ayant élé lancé dans ce
monde sans nom et sans fortune. Si je me présentais ù la dépu-
tation, mon élection serait assurée. Afin d'être éligible, j'ai
acquis naguère un joli domaine eu Alsace ; me voilà donc eu
fort bonne passe. Or sais-tu ce que je vais faire en ce moment
à Paris ?
— Non, mais je t'écoute, et afin d'avoir le loisir de t'entendre
plus longtemps, je vais envoyer ta voilure par cette avenue au
bout de laquelle se trouve ma maison ; on y déposera tes malles,
et tu passeras quelques jours dans ma Ihébaïde. Franck,
ajouta-t-il en se tournant vers un piqueur qui venait de les
joindre, cours au château de Fresnes, demande à voir le mar-
quis ou M"'" de Fresnes, et dis-leur que l'arrivée d'un ancien
ami m'empêchera d'aller diner chez eux ce soir; dépêche-loi,
mon garçon, et fais-leur mes compliments de ton mieux ; tu
expliqueras qu'étant au milieu d'une route, je n'ai i)U te charger
d'une lettre. Me voici maintenant, mon cher Gersain, tout à loi
qui es dans une situation superbe, vaillamment conquise, et qui
vas à Paris dans un but que tu es prêt à me dire.
— J'y vais porter la démission de mes deux emplois, afin de
me retirer en paix dans la terre que j'ai achetée en Alsace.
— Es-tu fou ? s'écria Vignolle.
1 IS
170 REVUE DE PARIS.
— Pas plus que toi, ce me semble ; je suis las, ennuyé, sage,
et voilà tout.
— Singulier rapprochement ! L'oisiveté m'a conduit à la fati-
gue, au désir du repos, et le travail aiguillonné par le succès a
produit en toi le même effet. Montaigne avait raison de dire
que, « par divers moyens, on arrive à pareille fin. » Eli
bien ! conviens - en , nous sommes deux mortels assez bi-
zarres.
— Non pas; la cause de ceci n'est pas en nous, elle est endé-
mique , ce mal dont tu ignores le nom se respire avec l'air du
siècle.
— Quelle est donc cette maladie qui nous arrête et nous cloue
à (erre?
— C'est l'impossible. Ce mot est la devise des sociétés qui se
dissolvent ou se régénèrent ; les masses ne profitent alors
qu'en dévorant les individus. As-tu jamais, loi le chercheur de
l»laisir, accompli un seul de tes souhaits? rien, dans ta vie,
s'est-il accommodé suivant ta guise ? tes pâles et courtes jouis-
sances n'onl-elîes pas été dues au hasard seul? Entouré de
richesses, d'estime, d'affections, investi d'un revenu de trente
mille livres, tu as eu la modeste ambition de couler des jours
supportables, et tu n'as pu y réussir au milieu des égoïsmes
monotones où il fallait te caser. Les disiraclions du monde...
quoi ? D'abord, il n'y a plus ni monde, ni salons ; mais encore?
Quelques individus liéléroclitement rapprochés, faits pour ne
pas s'entendre, divisés d'opinions, de sentiments, causant dans
deux ou trois chambres avec méfiance et insipidité. Le public a
.si bien fait justice des réunions d'aujourd'hui, qu'il est devenu
du meilleur (on de s'y rendre à onze heures et de se retirer à
onze heures et demie. Demande à ce sujet leur pensée à quel(|ues
femmes de haute intelligence, qui ont tenté de refaire un salon,
et vois si le mot impossible ne s'élance de leurs lèvres aussilùt.
Parlerons-nous de l'amour? Mais oii, mais comment voir assez
et assez bien une femme pour désirer la retrouver? Séparation
heureuse, au surplus, car en face de leurs esprits tordus par les
éducations acluelles. que de décei)(ions ! En fait, il est impossi-
ble qu'une passion, à Paris, se creuse, se consolide et surtout
se conserve. Ah ! mon ami, que de cœurs, dépareillés, que
d'existences lïétries et jetées vives dans l'océan de l'impossible
REVUE DE PARIS. 171
par cette première anomalie! (Gersain exhala un profond
soupir.)
— Iléias ! et loi aussi , mon pauvre Jean-Paul ? interrompit
Vignolle en lui serrant la main d'un air qui signifiait : nous
sommes l'un pour l'autre de dignes confidents.
— Moi comme tout le monde. As-tu jamais, par hasard, pos-
sédé une femme que lu aimasses, ou... aimé une de celles que
tu possédais? Pénétrons dans les réalités de la vie, tu verras
plus clairement encore l'impossible se lever comme une massue
sur le front des gens les mieux trem|)és. Pour une âme forte,
pour un génie fécond, il n'est (jue deux mobiles, Alexis : la soif
de la gloire et celle de l'utilité ; ces deux résultats sont devenus
introuvables, tout obéit à des textes inflexibles, et res|)rit ne
peut plus vivifier ce que lue la lettre, le cri des masses est
législateur souverain; l'influence des individus est nulle, quant
au moment présent, et les forces intelligentes sont divisées à
l'infini comme la propriété territoriale. Tel grand sois-tu, lu
poursuivras en vain la gloire; quel que soit ton génie, il glissera
sur la société sans la pénétrer, et s'y évaporera comme la pluie
sur le toit d'un édifice.
J'ai désespéré de l'illustration, ami, et j'ai perdu la con-
science de mon utilité. Ces deux impossibles ont dissous les
illusions qui m'avaient soutenu , et je trouve impraticable le
sentier des labeurs, comme toi celui des plaisirs. Ainsi pensent,
crois-moi, des gens très-lumineux : renonçant à des folies ma-
gnifiques, ils condamnent leurs esprit ù l'infécondité, et les su-
perbes chimères se réfugient dans les jugements faux.
Ils continuèrent de marcher en silence. Sur leurs tètes, une
double rangée d'ormes , frappés par la bise d'automne, vastes
encensoirs qui jetaient leurs cendres, jonchait le chemin de
feuilles sèches.
— Si du moins, reprit Jean-Paul, on avait cette consolation
d'une femme qu'on aime, pour qui l'on travaille, à qui l'on sera
grand et glorieux!... Mais non, celle qui vous convient suivant
le cœur, ne vous convient pas suivant la société, et les obstacles
sont toujours aussi insurmontables que la passion. Bast, on
guérit de celte folie comme des autres! Écoule, Alexis, on a
souvent défini la vieillesse, et souvent fort mal; un vieillard,
peu importe ici l'âge , est un être qui n'arobilionne plus rien et
172 KEVUE DE PARIS.
n'aime plus personne ; et en voici la preuve : c'est que la consé-
quence de celte situation, comme celle du dernier âge, est l'im-
puissance.
Le bruit d'une voilure suspendit la conversation un instant.
— C'est le inar(|uis de Fresnes qui vient à nous ! s'écria le
comte de Vignolle; lu vas être régalé de l'aspect du plus laid,
du plus sot vieillard qui soit au monde, et cependant, Gersain,
Jamais tes talents ne t'auraient juclié ù la hauteur où sa nullité
est parvenue. Cet homme a été sénateur, plénipotentiaire, mi-
nistre, inilié à tous les grands secrets de TÉtat , sa poitrine est
harnachée de cordons, de plaques, de chaînes d'or, et pourtant,
gloire humaine ! tu savais à peine le nom de ce mortel superbe.
— Si fait ! mais je le croyais mort depuis près de quarante
années.
— Il n'en compte pas encore cinquante. Tu vois comme au-
jourd'hui les vivants vont vile, et comme rapidement tout s'use
et s'efface et s'oublie ; les gens d'hier sontdéjà d'un autre siècle.
Voici notre homme qui s'approche.
— Permets-nous ; cher campagnard , une observation indis-
crète. Tu as paru ravi de l'apparition de ce sot personnage,
empressé de le joindre, d'écouler ce qu'il souhaite de l'appren-
dre, et cependant, tu le traites avec un mépris mêlé d'aver-
sion. Ce vilain homme ne serait- il point le mari d'une jolie
femme ?
— Quelle idée burlesque, et... quelle analogie?...
— Oh ! je comprends ! Que d'excuses j'ai à te faire, mon ami,
pour ma visite malencontreuse qui l'empêche, ce soir , d'aller
à Fresnes! ah ! l'homme des champs, le philosophe désenchanté,
vous ne nous surprenez plus et l'on conçoit que Lucifer se fasse
ermite.
M. de Fresnes venait de recevoir le message de son voisin, et
en apprenant le motif qui l'empêchait de se rendre au château,
il s'était hâté d'accourir lui-même afin d'inviter le nouvel arri-
vant à accompagner son ami, s'excusant de cette proposition
un peu trop cordiale, sur la liberté des champs et sur les regrets
que causerait â Fresnes l'absence d'Alexis de Vignolle. Gersain
se fil longtemps prier, mais lisant dans les yeux de son hôte
que cette partie n'était pas sacrifiée sans regrels, il accepta l'in-
vitation du marquis.
REVUE DE PARIS. 173
— A la bonne heure! s'écria ce dernier, voilà qui rendra
]\Ime (Je Fresnes très-contente, car, bien qu'elle n'ait rien dit à
cet égard, j'ai cru voir que votre absence la contrariait.
A ces mois , un coup d'œil guilleret de Gersain troubla Vi-
gnolle à un tel point, qu'il ne put répondre sans balbutier. Il
paraît, pensa son hôte, que ses affaires ne sont pas encore
avancées.
— Éh bien ! avais-je deviné ? demanda-t-il en riant, lorsque le
marquis eut continué sa roule.
— Jean -Paul, ne riez point; ceci n'est pas ce que vous
pensez.
— Qu'est-ce donc, alors?
— Une chose grave et fâcheuse, et sans avenir; c'est, vois-tu,
c'est l'impossible.
— Ceci est évident; quelle que soit la marche des incidents,
il est bien assuré que , si le but de la recherche est le bonheur,
la fin sera riin|)Ossible. N'importe, mon ami , je t'offre mes ser-
vices, use de moi comme d'une seconde pensée. Un confident de
comédie est un chandelier très-commode.
— Non, lu ne peux comprendre ma situation; il ne s'agit
point d'amour ni de projets, mais d'une préoccupation douce ,
d'une intimité pure, exempte d'orages, de désirs...
— Oh , oh! il faut que tu aies jugé la forteresse bien impre-
nable, pour avoir ainsi contraint ton cœur à prendre le change
sur ses sensations véritables , et pour l'être persuadé que tu ne
souhaites rien.
— C'est la vérité pourtant ; d'ailleurs , un succès complet ne
s'obtiendrait jamais.
— A la bonne heure. Sais-lu que tu es totalement enlacé ?
— Ta présence m'affectera ce soir , j'ai regret de l'avoir
voulue; tu parais si léger, qu'un sentiment de gravilé, de dé-
licatesse...
— Autre mensonge que l'on te fait ; mais cette fois , c'est
l'amour-proprequi t'abuse. Il a peur, le mauvais, délaisser voir
à un tiers le fil d'une intrigue mal attachée et timidement con-
çue ; impose-m'en si tu veux; mais quand lu le trompes toi-
même, je te prends en pitié, parce que tu esta propre dupe avec
iropde bonhomie.
— Au fond, vois-tu, je ne suis pas un roué.
15.
174 KEVUE DE PARIS.
— Au fond es( un ménagement délicat. C'est entendu ; sous
les plis séducteurs de celte veste grise , sous les ailes de ce cha-
peau de paille de ris , palpite le cœur et s'élève le front d'un
honnête homme. Tu es amoureux comme un écolier de rhéto-
rique, et je l'en fais mon compliment sincère, car tu as encore
la certitude d'exister.
— Tu me dis cela sur un Ion...
— Sur le ton de l'envie. Je n'ai ressenti qu'un seul sentiment,
Alexis, mais il valait le tien, sur mon âme ; il a fracassé mon
existence entière. Or, pour peu que celle confidence te rassure
ou te fasse moins réservé, tu n'as qu'à parler, en trois minutes
lu sauras tout. L'objet et l'époque de cette passion sont bien
éloignés ; je ne les retrouverai plus, et la blessure est radicale-
ment guérie, je l'atteste.
Ce fut le tour de Vignolle de hocher la tête et de sourire.
— Mes amourettes , reprit le jeune diplomate, avaient com-
mencé de très-bonne heure et d'une façon bucolique, dans un
jardin. J'avais seize ans; c'était chez le général de D...; ses fils,
mes condisciples, ses filles et leurs amies jouaient un jour avec
moi. L'une d'elles , qui frottait avec de la verveine la paume
de sa main , me demanda : « Savez-vous la pro|»riété de ces
feuilles? on prétendait, au temps des fées, que deux personnes
qui entrelacent leurs mains, après les avoir parfumées de ver-
veine, sont unies d'une façon myslérieuse et indissoluble. »
Écraser une de ces feuilles dans ma main et loucher celles delà
belle prêtresse qui m'initiait à ces mystères, était l'acte de la
plus simple galanterie; mais elle prend la fuite, je poursuis
alors une de ses compagnes qui m'échappe pendant que les au-
tres se dispersent. Honteux de ma défaite, voulant, par amour-
propre, mener à fin mon entreprise , je m'élance à mon tour,
et me voilà comme un loup poursuivant un troupeau.
Au dt'lour d'une allée , une de ces jeunes filles brune , mince
et déjà un peu femme, bien qu'elle n'eût pas quatorze ans,
m'attendait de pied ferme. J'arrive brusque comme un conqué-
rant; mais elle , avec une placidité parfaite et semblant dire : il
n'est pas besoin de combattre , me tend la main avec assurance ,
en souriant et en dardant sur moi deux longs yeux noirs d'An-
daiouse, d'une expression bien plus profonde que la circon-
stance ne le valait. Cet incident un peu romanesque rae troubla ;
REVUE DE PARIS. 175
quand nos mains se sont jointes , elles étaient froides , frémis-
sanles , moites, et noire émotion mutuelle si vive, que nous
ne pouvions parler ni l'un ni l'autre.
Que de fois, depuis ce jour, sur les bancs du collège , mes
rêveries l'ont invoquée! que de chàleaux en lisijagne ! que d'hé-
roïnes de romans sa ligure d'ange a personnifiées pour moi!
En la retrouvant dans le monde , belle , entourée , divine , Je
m'api)rochai confiant , eile m'avait reconnu , et nous nous som-
mes aimés avec une noble candeur. Dès cet instant , les châ-
teaux en question s'élevirent bien plus vile , nous étions deux
pour les bàlir; le bonheur sans moi lui semblait impossible,
et cependant , c'était une âme grave , sérieuse , pure , pas-
sionnée et poussant la piété jusqu'à l'exallalion. Par malheur
elle avait un beau nom , point de fortune et une tante impi-
toyable ! Il fut décidé (|ue j'acquerrais une position brillante;
je me mis à l'œuvre, et voilà comment je suis devenu presque
un personnage. Quelle ardeur j'apportais au travail j mais aussi,
que d'amour ! Sa tanle lui expliqua un jour que la femme d'un
gentilhomme riche, tel qu'il fût , serait mieux considérée que
celle de Jean-Paul Gersain , et en dépit de la verveine , la belle
s'unit à un veau d'or quelconque, aussi vieux que celui d'Aaron.
Donc , je quittai la France , et tout à coup le travail m'ennuya ,
l'avenir m'inléressa peu , les succès ne me recherchèrent plus.
Trois ans se sont écoulés, et me voilà fatigué d'errer sans but,
épuisé par le manque d'affections, et parfailement guéti de
toute passion humaine. De celle fraîche et trompeuse malinée
de la vie, je n'ai gardé qu'un âpre souvenir... et celte petite
mosaï(|ue , qui me sert d'épingle ; elle l'a travaillée pour moi.
L'objet , coii'.me lu peux le voir , représente une branche de
verveine. J'ai dit. Si mainter.ant tu me trouves par trop au-des-
sous de la métaphysique de les passions, garde tes confidences.
— Écoule , Gersain : M""' de Fresnes est d'un caractère doux,
mais ferme , austère et froid; elle m'accorde un sentiment de
bienveillance plus voisin de îamilié que de l'amour, et , à l'é-
tudier , on ne comprend pas comment elle pourrait franchir
celte distance.
— C'est tout juste ainsi que l'on trace le portrait des femmes
dont on n'est pas aimé.
— IN'avais-je pas raison de craindre que tu ne comprisses rien
176 REVUE DE PARIS.
à tout ceci ? Comment se seraient éveillés en elle des sentiments
plus tendres, sous l'inspiralion de l'affreux gnome qu'elle a
pour mari? Ce cœur s'explique si bien pour moi , que m'y su-
bordonnant avec bonheur, je ne demande rien de ce qu'il ne
peut livrer; plaçant mon âme en harmonie avec la sienne , je
lui rends une sympathie douce, content de cette intimité, par-
tageant la sérénilé où elle dort et tremblant de rider la face de
mon tranquille bonheur.
— En d'autres termes, tu trembles si fort de n'être pas aimé,
que tu redoutes, par l'essai des plus légères épreuves, de faire
crouler des illusions si difficilement échafaudées.
— A quoi bon te répondre? tu ne la connais pas ; sa vue
seule changera tes idées; nous irons ce soir à Fresnes , et
après cette visite, ce qui te confond te paraîtra naturel. N'ad-
mires-lu pas, toi qui tout à l'iieure nous assimilais à des vieil-
lards, la chaleur, l'importance que nos deux philosophies ont
apportées à ces affaires du cœur? Nous sommes jeunes encore
ù cet endroit, et puis([ue nous voilà revenus de toutes les er-
reurs, c'est bien le cas de convenir que l'amour , qui est bien
peu de chose, est la plus sérieuse préoccupation de la vie.
— C'est pourquoi, mon cher Alexis, ta situation m'alarme.
Que vas-tu faire? ce calme forcé dont tu vantes les charmes, ne
peut être stable ; ton âme va s'allumer , et si , comme tu le pen-
ses , on résiste , quels chagrins te sont réservés ! Ne risque pas
une [tareille partie , dans celte solitude , à la campagne où rien
ne distrait d'une pensée et ne compense une infortune; d'ail-
leurs, ces passions-là ont toujours triste fin , et le succès même
est déplorable. Le partage avec M. de Fresnes te fera horieur,
les gênes que tu subiras te rendront furieux , les remords de
celte dame te seront insupportables , et tous deux vous pleure-
rez chaque jour voire félicilé constante ; enfin , tout peut se con-
clure p;ir une catastrophe, et l'existence de la marquise est
flétrie. Voilà le tableau non exagéré des amours où nous cou-
rons à l'étourdie ; la société nous a fait ces loisirs. Aussi le
sage, où d'autres lisent plaisir', déchiffre le mol impossible , et
s'enfuit. Oui, l'impossible est là toujours, et si l'on s'unit une
seule fois à cette perfide divinité, elle est à rinst;.nt féconde.
Abandonne celle aventure, j'ai là-dessus de vilains pressenti-
ments. Tu sais combien mon conseil est pur, Alexis; je n'ai eu
REVUE HE PARIS. 177
qu'un sentiment dont toute ma vie est empoisonnée , et j'en
puis parler comme d'une vieille histoire, ayant oublié et la pas-
sion , et son objet , que j'espère ne plus revoir.
Pour toute réponse , le jeune de VignoUe, après un instant
de méditation , dit à son ami en souriant :
— Allons vite nous habiller, et partons.
Quand les deux amis entrèrent au châleau de Fresnes, la nuit
était tombée; ils furent reçus dans un grand salon éclairé par
trois énormes souches qui flambaient sous l'âtre, car on n'a-
vait pas encore allumé les bougies. A leur arrivée, la marquise
s'était levée d'un grand fauteuil pour les recevoir, et un jet de
flamme accusa vivement ses traits. Au moment où le comte de
VignoUe , tenant son ami par la main pour le présenter , s'incli-
nait déjà , il sentit ses doigts convulsivement pressée par ceux de
Gersain , ce qu'il attribua à l'impression produite en lui par
cette beauté; mais il observa qu'elle avait soudain reculé d'un
pas en appuyant son bras sur le dossier de son fauteuil.
Il jeta les yeux sur Gersain sans rien découvrir; ce dernier ,
voyant que le comte restait muet , remercia la marquise et
M. de Fresnes de l'avoir si gracieusement invité à accompagner
son ami , et il se félicita du bonheur d'avoir fait leur connais-
sance.
— S'ils se sont déjà vus, pensa Viguolle, elle ne consentira
pas à en faire mystère.
Les derniers mots de Gersain avaient été suivis d'un silence
profond , et la marquise interdite paraissait colorée par le re-
flet d'une flamme plus rouge : elle se contenta d'un salut froid
mais profond , et VignoUe attéré se disait :
— Peut-être mes yeux m'ont-ils trompé; mais s'ils se con-
naissent, je suis perdu !
II.
Depuis quelques jours , la conversation était devenue rare et
monotone entre VignoUe et son ami Gersain. Ils se cherchaient
peu , chacun d'eux s'était fait des habitudes particulières; on
les eût pris pour deux personnes qui , forcées par des raisons
impérieuses de demeurer ensemble , ont assez d'esprit pour ne
178 REVUE DE PARIS.
se fréquenter que poliliqiiement. En ces conjeclures, Gersain
ne songeait pas à prendre congé du comte , lequel , sans toute-
fois se montrer engageant , était contraint , par sa position ,
d'exercer l'hospitalité avec une certaine grâce.
Ils fréquentaient les liôtes du château de Fresnes , mais Ils
évitaient de s'y rencontrer, et jamais ils ne parlaient de la mar-
quise , texte sur lequel ils avaient si longuement discuté avant
sa première entrevue avec Jean-Paul Gersain, Le soir de ce
jour-là, tandis qu'ils s'en retournaient ensemble et que Vi-
gnoile , gros de curiosité, se disposait à questionner son hôte
sur M^e de Fresnes , ce dernier avait entamé sur la pluie et le
beau temps, sur la politique , la littérature et les mœurs an-
glaises, une conversation si ferme , si nourrie, si opiniâtre,
qu'Alexis avait deviné son intention d'éviter de parler de la
marquise. Cette persévérance le gêna ; son adresse fut loin de
s'en accroître , et le besoin d'opposer la ruse à la ruse le rendit
muet , tant il craignit d'aborder cette matière avec gaucherie.
Il se livra donc , sur les relations de son ami avec celte dame,
aux conjectures les plus opposées. Quand au retour d'une vi-
site Jean-Paul d'un ton assez sec disait : J'arrive de Fresnes,
puis , sans attendre la réponse , passait à une autre idée , Alexis
regrettait de n'avoir pas assisté à l'entretien; mais quand ces
trois personnages se trouvaient réunis, la situation devenait si
perplexe, si pénible, qu'ils l'évitaient en dépit d'eux-mêmes.
Découvrir quelque secret par le moyeu de la marquise était une
tâche .si difficile, que malgré sa finesse ordinaire et les ef-
forts d'un esprit froid et observateur, Gersain peut-être n'aurait
pas su pénétrer sa pensée à l'égard du comte. Elle possédait sur
elle-même un empire souverain, et son visage avait des voiles
impénétrables.
Issue par sa mère d'une vieille race espagnole , Alix , mar-
quise de Fresnes, avait été élevée jusqu'à la mort de son père,
veuf de très-bonne heure, dans une maison où résidaient plu-
sieurs douairières d'une austérité inhexible , ses parentes , et
l'évêque de ***, son grand-oncle. La maison que cette sombre
famille habitait dans une ville paisible , était un ancien couvent
situé dans une rue déserte formée par les muiailles de plusieurs
jardinets qui rampaient aux pieds de la cathédrale. On entendait
le chant des vêpres et le son des orgues depuis le salon du père
REVUE DE PARIS. 179
d'Alix, de qui l'appartement, meublé lourdement à la Louis XV,
élail orné de tableaux de piété ; car ce salon était un de ceux de
l'évêché , oîi vivait , chez son oncle, le père d'Alix, qui avait
perdu sa fortune lors de l'émigration. On ne riait jamais dans
ce logis oïl l'on ne recevait pas. Disposée par son âge et par son
naturel à l'élourderie , à la pétulance , Alix s'accoutuma à ré-
primer ses instincts ,à garder à la fois le silence claustral et
l'impassibilité de physionomie particulière aux nonnes. Comme
certaines rêveries romanesques travaillaient sourdement dans
cet esprit , les traits d'Alix , pour se maintenir en contraste avec
de telles imjjressions , avaient contracté une nuance de dissi-
mulation propre aux dévotes. Son visage , d'un galbe castillan ,
mais plus allongé et d'un trait plus fin que celui des femmes de
Madrid , avait je ne sais quoi de passionné qui , s'harmonisant
à l'idée de la dévotion, faisait présumer en elle des extases pieu-
ses; son regard était voilé, froid , mais, en la contemplant ,
on se souvenait que l'on peut extraire d'un glaçon des étincelles
de feu. Il était impossible de la voir sans la remarquer, de Fa
remartjuer sans souhaiter de la connaître , et plus on la croyait
connaître, plus s'exaspérait la curiosité par l'attrait du mysté-
rieux. Alix n'avait point une beauté de caprice ; jamais la grâce
n'eut plus de majesté . la dignité tant de douceur . la beauté ré-
gulière et irréprochable plus de mordant et d'aiguillons pour
pi<|uer les sens. Elle était grande, et sa taille souple et svelte
la haussait encore; elle nouait avec simplicité ses cheveux d'un
noir frais et luisant qui moutonnaient fort bas sur un col très-
beau. Sa bouche était vermeille, les coins mobiles de ses lè-
vres épaisses étaient surmontés d'une pénombre ; ajoutez à ces
traifs un nez semblable à celui de Marie-Antoinette, deux yeux
fendus très-longs, toujours demi-clos, qui semblaient s'étudier
à ne rien exprimer, des couleurs hautes sous une carnation du-
veteuse, et vous aurez une grossière ébauche de ce portrait.
Nous ne disons rien des mains, des pieds, des attaches et des
autres signes dislinctifs des races pures , nous bornant à obser-'
ver que la marquise de Fresnes comptait dix-huit quartiers de
noblesse justifiés.
Elle marchait lentement , parlait lentement , pensait avec ra-
pidité , avait le regard furtff, et sous une raison extérieure
très-apparente , sous une droiture innée de l'esprit , elle ca-
180 REVUE DE PARIS.
chait une fausseté réelle de jugement, fausseté lestreinte , sur
certains points, à certaines opinions systématiques ; pareille ,
sous ce rapport, à toutes les personnes élevées loin du monde
par des êtres A qui le monde est étranger. Souvent elle dissimu-
lait par le silence et la dignité une ignorance timide sur des
points où l'on ne peut requérir solution que des leçons de l'ex-
périence. Elle n'avait point vécu.
Néanmoins, le comte et Gersain ne parvenaient pas à lire
dans cette âme nébuleuse. Aucun d'eux n'avait encore réussi à
altérer en elle ce calme parfait, signe extérieur d'une conscience
en paix ou d'une vertu sans efforts. Vignolle était dans une po-
sition très-cruelle , ignorant à la fois les sentiments de la mar-
quise, ceux de Jean-Paul à son égard , et leurs mutuelles rela-
tions. Il tremblait que cette femme ne fût celle avec qui son
ami avait jadis fait un pacte très-tendre et mal observé. Leur
adresser des (luestions sur cette matière était difficile depuis
qu'ils avaient feint tous les deux de ne pas se connaître. D'ail-
leurs, toutes les fois que le comte avait cherché à aborder ce
propos, Gersain , grâce à son esprit subtil, l'avait dépisté , sans
se compromettre par le plus léger mensonge.
Dans cette extrémité, Vignolle résolut de deviner, par le
moyen de la marquise, ce qui lui était si obscur, et un jour,
après avoir soustrait à son ami l'épingle en mosaïque romaine
sur laquelle son infidèle d'autrefois avait incrusté un bouquet
de verveine , il se rendit au château de la marquise. Elle était
avec son mari qui traitait avec légèreté le sujet rebattu de l'in-
fidélité des femmes , des disgrâces du mariage , et qui , pensant
faire preuve de vaillante et spirituelle philosophie, répétait
avec emphase , devant sa moitié rouge de honte , la flétrissante
maxime : « Quand on l'ignore , ce n'est rien, et c'est peu quand
on le sait. » Dès que le comte de Vignolle fut entré , M. de
Fresnes lui demanda sottement son opinion là-dessus , ajou-
tant coup sur coup cinq ou six impertinences sur l'indifférence
où le laisserait une mésaventure de ce genre.
Il est bon d'observer ici que les époux, s'ils s'avisent de
professer par forfanterie des idées d'aussi mauvais goût, choi-
sissent toujours, pour les développer, l'instant où se trouve
présent leur plus dangereux rival. Si, de leur part, la chose
était calculée , elle serait d'une habileté diabolique ; car elle
REVUE DE PARIS. 181
rend impossible , pour un amant un peu délicat, toute galante
entreprise qui semblerait le lâche emploi d'une permission
ridicule. Donc, Vignolle, trop conséquent pour démentir le
marquis , trop bien élevé, trop sérieusement épris pour s'avilir
devant l'oi)jet aimé en approuvant une pensée basse , Vignolle
demeura très-interdit. M. de Fresnes rit beaucoupde celte gêne,
ce qui le rendit encore plus affreusement laid , et s'appiaudis-
sant de son exquise plaisanterie , il s'éloigna tandis que le comte
se disait :
— Un pareil homme a été ministre et ambassadeur. Un sem-
blable cuistre possède une femme aussi adorable. Oh ! Gersain
a bien raison !
Ces réflexions , celles où M""» de Fresnes était plongée, ren-
dirent l'entretien gêné jusqu'à ce qu'on eût secoué le sou-
venir du marquis et de ses sornettes. Désireux d'aborder un
sujet qui tînt quelque temps les langues en liberté, Alexis mur-
mura :
— J'ai toujours été surpris , madame , de voir une personne
faite comme vous pour les plaisirs du monde se confiner avec
autant d'insouciance dans une campagne.
— Autant pourrait-on en dire de vous , monsieur, La re-
traite sied bien aux femmes. Jamais la société ne m'a plu ,
et il est bien plus surprenant qu'un jeune homme qui , de sou
propre aveu, a cherché le tumulte, soit tout à coup devenu
sauvage.
— Rien ne vous étonnerait dans cette conduite si vous me
connaissiez mieux. Le bonheur n'est pas au dehors, il le faut
trouver en soi , et j'avais au cœur un vide , un ennui...
— Il fallait vous marier.
— Peut-être, mais il est trop tard , madame, je ne me ma-
rierai jamais.
Il articula ces derniers mots avec une solennité qui con-
trastait avec l'air de la marquise qui , à ces paroles , se mit à
rire.
— Peut-on , reprit-elle , jurer de rien à votre âge ? Sait-on les
choses de l'avenir et le sort que nous réserve la Providence ? Je
connais des personnes dont la vie actuelle diffère bien des rêves
de l'enfance.
— Alors , madame , ces personnes, il les faut plaindre, au lieu
1 16
182 REVUE DE PARIS.
de se jouer d'elles. Mieux vaut cent fois réprimer un accès de .
gaieté que blesser au cœur un être qui souffre.
Elle le regarda furlivement et dit :
— Si je vous ai affligé , monsieur de Vignolle , je vous en
demande pardon.
Depuis quelques secondes , il faisait tourner entre ses doigts
répinsjle de mosaïque en dirigeant un coup d'œil tout à fait inerte
sur M™" de Fresnes , et au moment où. elle aperçut le bijou , le
comte, d'un air disirait , lui demanda :
— Ètes-vous superstitieuse?
— Autrefois je l'étais , mais c'est une faiblesse dont je suis
revenue.
— Pourquoi?
Au lieu de répondre , elle murmura négligemment avec la
tranquillité la plus excessive :
— Vous avez là une jolie épingle; qui vous l'a donnée?
— C'est de la mosaïque, ajouta-t-il en la lui présentant ( la
main de la marquise la reçut sans trembler ) , de la mosaïque
romaine, un ouvrage de patience. Cela doit être bien difficile à
faire.
— Mais, non, pas trop.
— Elle représente... une branche de verveine.
— Il faut de l'imagination pour le deviner , car l'imitation
n'est pas très-fidèle.
— Est-ce que vous ne l'auriez pas reconnue , vous , ma-
dame ?
— La monture est fort bien. Et l'on vous a fait don de cette
bagatelle?
Vignolle , après avoir hésité une seconde , sentit qu'il ne pou-
vait reculer sans faire l'aveu d'un stratagème un peu perfide, et
il ajoula tout bas , comme à regret :
— On me l'a donnée. — Puis il la plaça sur la cheminée.
Une longue pause suivit cet enlrelien que la marquise ranima
par des paroles très-incohérentes, qui sans doute avaient dans
sa pensée un enchaînement secret.
— Que l'on doit redouter, murmura-l-elle , les influences
extérieures ! Vivre seule avec ses devoirs , sans pièges , au de-
hors , sans trouble au dedans , c'est la seule existence suppor-
table. La paix n'existe qu'au fond d'une conscience que rien
REVUE DE PARIS. 183
n'agite , et il faut si peu pour troubler cette paix! Tenez , je ne
conçois pas que l'on ait la force de vivre quand on a dans le passé
un seul reproche grave à se faire!
Vignoile demeura stupéfait. M™" de Fresnes était souvent
distraite; elle suivait, il le comprit, le fil d'une idée sans pen-
ser qu'on en pourrait découvrir l'origine; elle songeait à voix
haute. Devinant en elle, d'après cette absence étrange, une
émotion profonde , le comte lui dit : — Jugez alors, madame,
des angoisses . des gens privés de ces pieux appuis dont vous
êtes fière , de ceux qui , plus à plaindre qu'on ne saurait le com-
prendre , dénués de secours en eux-mêmes, sans amis, sans
confidenis, sans famille, sans rien sur la terre...
— Mon Dieu , vous m'effrayez ! Qui donc peut être à ce point
déshérité ?
— Je suis sans amis . mon père est mort,. je n'ai jamais connu
ma mère ; mon cœur déborde de tendresses qui ruissellent triste-
ment perdues sur mon chemin, sans qu'une Aine les recueille,
et pour comble de maux. .. Mais je ne sais si je dois , madame ,
acl)€ver de tracer une aussi lugubre page.
— Seriez-vous pour nous le plus indifférent des hommes , ce
serait un devoir de vous consoler , et vous savez qu'ici l'on vous
traite en ami.
— Eh bien, vos yeux s'abaissent en ce moment sur la vi-
vante image du désespoir. Un sentiment que je n'avais pas
cherché, que ma raison... Mais que peut la raison ! Ahi madame,
soyez clémente ; car une passion immense, éternelle , dont la
fin est l'impossible peut-être, est un tourment assez affreux
pour valoir à ([ui l'endure assistance et pitié!
— Je suis désolée (si vous n'avez nulle es|térance, et vous
me paraissez un juge irrécusable sur ce point) de vous voir
aussi affecté. Mais pour lutter contre de tels revers , il ne faut
même pas les avouer à soi-même ; on doit éviter ce qui les rap-
pelle , et... (elle hésita un instant, et termina sa pensée, tout
en jouant avec l'épingle de mosaïque qu'elle avait saisie machi-
nalement) et espérer dans l'oubli qui manque rarement de
secourir les hommes.
Voyant dans ce dernier conseil un regret amer de l'indiffé-
rence de Gersain, Viguolle s'exaspéra tout à coup, et d'une
voix mêlée de pleurs et de colère, il s'écria : — L'oubli! oui,
184 REVUE DE PARIS.
nous avons besoin d'un semblable remède contre Tiiiconslance
ou la froideur des femmes...
Il allait continuer, mais la marquise, se levant, tira une
sonnette avec force , et comme Alexis la contemplait avec stu-
peur, un domestique entra , à qui M'"^ de Fresnes , d'un ton
fort naturel, dit de mettre du bois au feu. Pendant qu'on allait
quérir ce qu'elle avait demandé, elle dit posément au comte
refroidi par cet incident :
— Vos chagrins m'ont fait de la peine. Je ne vous demande
pas l'objet de ces ennuis, car je ne vois nulle utilité à l'ap-
prendre. Regardez-moi comme une amie, et croyez qu'on ne
négligera rien pour vous aider à retrouver le repos. Ne vous
plaignez plus d'être seul , abandonné, sans affections : la mienne
vous restera comme celle d'une sœur. Quant aux folies que vous
m'avez dites, oubliez-les ; demain je ne m'en souviendrai plus,
je vous le promets.
Cette déclaration des sentiments du comte était depuis
trop longtemps attendue pour que la marquise n'y fût pas pré-
parée ; aussi se trouvait-elle sous les armes, et les offres d'amitié
qu'elle faisait à Vignolle prouvent à quel point elle était sûre
d'elle-même. Le comte ne s'y méprit qu'à moitié, cette réplique
lui déchira le cœur; il aimait sérieusement, et, dans l'excès de
sa douleur, il se jetait déjà tout en pleurs aux pieds d'Alix qui
commençait à trouver son rôle moins aisé , lorsqu'un bruit de
pas le replongea dans son fauteuil; la porte s'ouvrit, et au lieu
du domestique qui était allé chercher du bois , on en vit entrer
un autre qui annonça :
— Monsieur Gersain.
Depuis longtemps les deux amis évitaient de se rencontrer
sur ce terrain dangereux; aussi le comte laissa-t-il paraître
autant de surprise que de mécontentement, Jean-Paul n'y prit
pas garde, et s'il devina la situation, l'éclat de sa franche
gaieté n'en laissa rien paraître. Ses relalions avec Alix étaient
assez inexplicables. Recouvertes de la plus grande froideur,
elles semblaient destinées à se maintenir dans les basses tem-
pératures. Gersain recherchait peu l'intimité de U"'^ de Fresnes,
et pourtant il se plaisait à s'égarer dans le château , à respirer
dans le tourbillon où elle exiâtait. Dans les premiers temps , il
s'était montré triste, puis soudain la .sérénité lui était revenue ,
REVUE DE FARIS. 18o
et ses habitudes de promenades solitaires , d'oisiveté mélan-
colique offraient un contraste piquant avec la légèreté dont il
faisait parade. Sa conduite avec la marquise, respectueuse sans
affectation , glaciale sans aigreur, n'élail pas cependant exempte
d'un peu d'amertume , en dose trop faible pour être facilement
signalée. D'ailleurs cet effet était passager. Gersain n'arrivait à
Fresnes qu'après avoir épuisé son corps par des marches for-
cées qu'il réitérait chaque jour, et auxquelles il attribuait la
fatigue empreinte sur ses traits. Quelle que fût la façon dont il
entendit les relations de Vignolle et d'Alix , jamais il ne témoi-
gnait la moindre jalousie.
La conversation de M^e de Fresnes n'était pas gênée par sa
présence, mais devant lui elle perdait l'esprit de saillies. Sou-
vent elle faisait à ses paroles des réponses indirectes et adres-
sées à tout le monde , s'il se trouvait là plusieurs personnes.
Passait-il la soirée chez elle , on la voyait se retirer d'assez
bonne heure. Enfin , elle ne prenait jamais assez d'intérêt à lui
pour demander de ses nouvelles à Vignolle , et néanmoins elle
s'informait de l'état de ce dernier lorsqu'elle causait avec Ger-
sain.
Celui-ci , voyant que sa visite coïncidant avec celle du comte
était inopportune et fâcheuse pour les deux personnes dont il
venait de troubler le tête-à-tête, crut devoir paraître surpris de
rencontrer là son hôte, qu'il supposait à la chasse. Il reprit en-
suite le fil des propos futiles où il s'était lancé, et mit successi-
vement en scène une foule de banalités qu'il ajustait avec un
esprit de mots assez original. Ce sang-froid gênait le comte ,
qui comprenait que, tout en se jouant de la sorte , Jean-Paul
examinait avec une sagacité diabolique l'état de son cœur et de
celui de la marquise. Ce qui le soulageait un peu, c'est que
jlme de Fresnes manifestait à son égard , depuis l'arrivée de
Gersain , des sentiments plus affectueux, plus intimes qu'à l'or-
dinaire. Gersain, au surplus, acceptait celte humeur en homme
dénué de motifs raisonnables pour en être offusqué.
Mais , en furetant çà et là dans le salon , il découvrit sur la
cheminée son épingle de mosaïque. Ke se souvenant pas de l'a-
voir oubliée là, il la prit néanmoins sans s'étonner, et de l'air
le plus simple du monde, il l'ajusta sur sa cravate. La marquise,
en riant aux éclats, s'écria : — Jlonsieur Gersain a la mémoire
16.
186 REVUE DE PARIS.
aussi courte que les enfants , il reprend ce qu'il a donné.
Vii^nolle, dont les joues étaient couleur de feu, riait très-mé-
diocrement.
— Eh quoi, madame, repartit Gersain presque ému, vous
souhaiteriez le don de celte mosaïque?
— Non, et ce n'est pas moi qui... ce n'est point à moi que
vous l'avez offerte. Monsieur Gersain, vous oubliez bien vile...
N'avez-vous pas fait cadeau de celle bagatelle à voire ami?
Jean-Paul tressaillit , lit deux pas au hasard en passant la
main sur son fiont, comme pour se raffermir , et, ayec un sou-
rire sur les lèvres , il ajouta : — Vignoile vous a dit?... Oui,
c'est vrai , j'avais oublié... Tiens, mon ami, prends, elle est
à toi.
— Mais , dit Alexis sans lever les yeux , pour peu que tu re-
grettes cette épingle , je serai ravi d'être à même de te l'offrir.
— Non , garde-la , je n'y tenais guère, et sur ma foi, je n'y
prétends plus rien.
Ainsi, pensa-t-il, elle lui a tout dit, ils s'aiment, et la reli-
gion du souvenir n'a même point d'autel dans ce cœur.
Rien n'égale la rapidité avec laquelle Jean-Paul reconquit
son hilarité devenue sublime. Il prolongea sa visile d'une demi-
heure. Au moment où il allait se retirer, Vignolle, trop coupa-
ble pour ne pas ressenlir le besoin d'expier sa faute par un peu
de courage, arrêta son ami et lui dit résolument : — Gersain,
je m'en vais avec loi.
La roule leur parut d'une longueur démesurée. Jean-Paul ne
voulait , Alexis n'osait pas ouvrir la bouche le premier, et ils
étaient proche de l'avenue où ils s'étaient rencontrés douze
jours auparavant qu'un mot n'avait pas encore été échangé.
Enfin , Vignolle, faisanl un effort prodigieux, saisit la main
de son vieil ami . et, d'une voix étouffée, il murmura : — Jean-
Paul, ta générosité m'accable, et tu as à ma reconnaissance des
droits...
— Qui t'embarrassent, et c'est à tort. On plaint les fous, on
ne les juge pas. Si quelque chose a pu m'attrister , c'est de te
voir cramponner ta vie à une chimère, à l'impossible.
— Muis, loi-même...
— Tu l'es mé|)ris sur mon compte comme sur celui de cette
femme. Je n'atlends rien , je ne veux rien , je n'ai rien espéré
REVUE DE FARIS. 187
d'elle. Si elle t'aime, comme je le crains , sais-tu les tourments
que vous vous préparez tous deux? Quelle que soit sa conduite
où je n'ai rien compris, elle chérit avant tout ses devoirs; exa-
mine plutôt sa résignation , sa pieuse soilicilude à l'égard de ce
mari. Je le certifie : le lendemain du jour où tu l'auras perdue,
c'est une femme morte. Si lu ne me crois pas, je t'attends à
l'heure du désespoir. Ah , vous appelez cela du bonheur? In-
sensés , qui ne voyez pas tous les obstacles insurmontables qu'a
mis entre vous la société! Enfant, ne cherche donc point à vivre,
puisque déjà partout et sur tous les points lu as éprouvé comme
moi que la vie est im|)ralicable !
— Oui sait? Est-ce à toi, d'ailleurs, de discuter froidement
sur celle affaire? Tu l'as aimée, et peut-être encore... car c'est
d'elle et de toi, il n'y a pas à le nier, que lu m'as conté l'his-
toire.
— Si tu en avais la certitude , n'aurai-je rien à le reprocher ?
Mais sois en paix, je ne te la donnerai jamais. Le moyen que tu
as employé pour l'acquérir , me donne , au surplus, le droit d'a-
gir sur cette matière suivant ma convenance.
— Cependant, si c'était elle...
— Cette confidence ne t'arrêterait plus , et jetterait encore
l'impossible dans noire amitié. Donc, j'affirme que celte femme
n'est rien , ne sera rien dans ma vie , que je n'y prétends pas ,
et que tu n'as aucun passé à respecter entre nous. C'est pour
loi seul , non pour moi ( quel besoin ai-je de compassion ? quand
ma force ne me suffira plus , je n'emprunterai pas celle des au-
tres), c'est pour loi, dis-je... et pour elle, que je te supplie de
réfléchir. Tu n'en feras rien, je le sais, et c'est tant pis...
— Tu es d'une ausiéritéde trappiste.
— Chélif esprit, c'est de l'énoïsme. Eh quoi! lu n'entends
point qu'il y a là peu de joie et des malheurs en foule ; que l'a-
mour de la marquise , fùt-il l'objet de mes anciens rêves , est ,
tel qu'il lui reste , cent fois indigne de celui qu'elle m'avait pro-
mis , et que le contraste entre le songe et la réalité me ferait
une vie horrible? Crois-le bien, Alexis, les passions en adultère
sont bonnes pour les âmes flétries, pour des cœurs de glace,
pour des viveurs plus insensibles, plus endurcis contre la dou-
leur que l'amianthe contre le feu. C'est le passe-temps des li-
bertins, la vile pâture de l'orgueil, une émotion d'automates
188 REVUE DE PARIS.
blasés sur la passion pure , comme les joueurs sur l'aspect de
la rouge et de la noire. Eh ? comment veux-tu que je m'aille em-
bouer à de pareilles jouissances?
ViguoUe deraeuia stupéfait. Aveuglé par la passion, il ne
comprenait pas qu'une âme pût être trop passionnée pour sa-
vourer l'amour de la femme d'un autre.
— Laissons cela , repartit Gersain ; garde-moi quelques jours
encore. J'altends des lettres qui donneront à mon départ l'ap-
parence de la nécessité; sans quoi , et si tu me trouvais impor-
tun , tu me forcerais de me rendre aux instances du marquis
de Fresnes. Il a si bien fait peser sur moi la tyrannie hospita-
lière de ses invitations , que je n'ai pu me dispenser de lui pro-
mettre huit jours. Or je ne veux pas les lui donner.
III.
Malgré l'aveu qu'il avait osé faire à M™*' de Fresnes, le comte
de Vignolle continuait d'en être bien accueilli. Ses visites étaient
devenues plus fréquentes, et cet amant , trop épris pour ne pas
s'ouvrir facilement à l'espérance , avait retrouvé un peu de
gaieté. L'insouciance de la marquise était d'autant plus surpre-
nante, que, tout en se montrant si débonnaire , elle s'adonnait
à certaines pratiques par lesquelles se signalent les femmes li-
vrées aux luttes intérieures. Elle avait redoublé de soins , d'é-
gards pour son mari , et le devoir exagéré prenait les formes
de la plus vive tendresse. Un autre objet, la dévotion, l'absor-
bait encore davantage. Celte piété venait de prendre un accrois-
sement singulier • il n'était pas rare de trouver , dés sept heu-
res du malin , la marquise à genoux seule dans l'église du
village, priant en cachette avec une ferveur haletante. Cette
conduite était accompagnée d'un air d'agitation , d'angoisse in-
dicible. Les idées mêmes de cette dame semblaient suivre un autre
cours et tourner à l'austère sinon à la pruderie. Elle tolérait
avec peine le laisser aller , ne le partageait plus , et néanmoins
elle admettait toujours Vignolle dans son intimité , sans aucun
scrupule. S'il eût connu la cause de l'atlachemenL de la mar-
quise pour M. de Fresnes , s'il avait pu comprendre l'héroïsme
des efforts de cette admirable personne pour accomplir une
REVUE DE PARIS, 189
pensée sainte et hors de la nature , Alexis aurait sans doute
perdu toute espérance de triomplier d'elle. Mais ce secret rela-
tif au mariage de celte dame était resté entre elle et Dieu ; Ger-
sain lui-même n'en soupçonnait rien. Aucun trait ne fera mieux
apprécier ce caractère à la fois courageux et timide, vertueux
avec emportement aux dépens même de la raison , que celui-ci,
dont les conséquences ont sur les incidents de cette histoire une
influence directe.
En quittant , à l'âge de seize ans , l'intérieur presque claus-
tral de la famille oîi son père venait d'expirer entre les bras de
son oncle l'évêque de *** , Alix avait été confiée à une tante
qui habitaH près de Paris une maison de campagne , rendez-
vous habituel d'une foule de gens de finance, de robe, et de
personnages politiques. Par un de ces contrastes dont la for-
tune est prodigue, Alix , au sorlir de son grave monastère, se
trouvait alors chez une des plus superbes ruines de l'empire, au-
près d'une femme élevée aux mœurs du directoire , plus débrail-
lées que celle de la régence ; munie des principes les plus larges,
considérant à merveille les réalités palpables de la vie , ne prisant
rien au delà , et profondément pénétrée dune religion dont l'or
était le dieu. Dans les premiers temps, Alix s'étonna des opi-
nions décolletées que, sous forme d'avis , laissait tomber sa
tante, de l'idiome flasque et maniéré qui lui servait à débiter
ces préceptes. Puis elle comprit, sans rougir de son ignorance ,
que cette langue était celle d'un autre monde que le sien. Les
principes sévères dont on l'avait nourrie avaient jeté dans son
cœur des racines vigoureuses , et rien ne put les en arracher.
De l'influence de celte tanle combinée à celle de la première
éducation, résulta , pour Alix, l'événement le plus grave de sa
vie , son mariage.
Cette enfant ne possédait pas la plus légère fortune ; les capi-
taux de sa tanle étaient en viager, et la terre où elle résidait
ne lui appartenait qu'à titre d'usufruit. Alix n'avait donc rien à
espérer après le décès de cette parente , qui eut soin de ne lui
pas déguiser la disgrâce de celle situation, et de lui faire envi-
sager sous les couleurs les plus étincelantes les incomparables
avantages de la richesse. Ces leçons furent difficiles à graver
dans un cœur protégé par une passion que l'on attaqua avec
adresse pendant deux années , dès qu'on en connut l'objet. La
190 REVUE DE PARIS.
tante d'Alix s'obstinait à faire la fortune, c'est-à-dire le bonheur
de sa protégée , et, dans ee but, elle bannit l'insolente jeunesse
de sa maison , dont elle fit le rendez-vous des vieux garçons
opulents ; puis, se mettant en frais de coquetterie pour sa nièce,
elle tendit en son nom les filets d'hyménée sur les sépulcres où
ces spectres se disposaient h descendre. Dès qu'elle eut rendu
Alix convaincue de la nécessité d'acquérir une position à tout
prix et de la futilité du reste, celte excellente dame engagea la
jeune fille à distinguer le plus âgé de ses soupirants , et cela
dans un but plus facile à apprécier qu'à énoncer décemment.
Alix avait réfléchi ; l'obéissance était une de ses qualités; sub-
juguée par l'ascendant de sa tante, elle ne trouva ni la force ni
le prétexte d'une résistance. Elle se résolut à la soumission,
considérant ces répugnances comme de lâches tentations du
malin esprit, et après une longue incertitude causée par cer-
tains scrupules que soulève en nous la nature, quand nous pré-
tendons à transgresser ses lois, alliant à la logique de sa tante
les idées pieuses dont son âme était ennoblie , elle se promit de
compenser celle démarche inléresséepar une vie entière d'ab-
négation. Afin d'expier un mariage d'intérêt, de lui ôter l'odieus
d'une spéculation sur la longévité d'un vieillard, voulant aussi,
par des soins, par les dehors d'une affection durable et douce
même à'des cœurs usés, se rendre digne delà situation brillante
oïl elle allait se trouver, elle choisit pour époux, parmi ses
adorateurs, le plus laid et à la fois le plus jeune, celui qui avait
le plus longtemps h vivre, se disant bravement : « S'il faut qu'un
homme nous fasse riche, acquillons-nous avec lui , en lui don-
nant du bonheur durant toutes nos années. »
Son âme, à la fois délicate et faible, est là tout entière, et
voilà comme parfois des malheurs, des fautes même, ont leur
origine dans un courageux effort vers le bien, dans la noble ré-
solution d'un esprit inexpérimenté qui se jette en des voies de
péril et lente de s'élever au delà du possible. Une telle entre-
prise n'eût pas obtenu l'approbation de la tante d'Alix, qui, par
respect pour l'objet de son choix , ne se laissa deviner à per-
sonne. Après des journées éternelles de repos sans charmes,
l'heure des épreuves avait sonné au moment où le comte de Vi-
gnolle s'était renconti é près d'Alix. Sa peine commença par des
comparaisons , par des regrets, par des craintes ; la présence
I
REVUE DE PARIS. 191
de ce jeune homme ramena le souvenir de celui qu'elle avait cru
oublié. Elle entrevit ce qu'elle avait perdu, et quand l'arrivée
de Gersain , devenu riche et désespéré , lui montra celle exis-
tence par elle consumée , et l'erreur où son exaltation l'avait
précipitée , son cœur se remplit d'amertume.
Les hommages de VignoUe paraissaient sans péril à cette âme
trop pleine d'une autre image j mais cet amour dédaigné échauf-
fait en elle des émotions dont un autre à son insu recueillait la
faveur. Cette influence continuelle du comte ôlait à Alix le temps
de se reconnaître; le langage de la passion devenait son lan-
gage, et l'amour d'Alexis se combinant avec celui qu'elle avait
encore pour son ami , ces deux sentiments se multipliaient l'un
par l'autre, et accroissaient les dangers de la situation de
M™o de Fresnes.
Ce qu'elle avait scrupule de témoigner à l'égard de Gersain ,
elle l'adressait à Vignolle , se faisant à cet endroit une illusion
partagée par ce dernier et par Jean- Paul qui finit par être con-
vaincu de leur mutuelle sympathie. Bien qu'il n'espérât plus
rien d'elle, et qu'il eût répugné à renouer les liens brisés de sa
jeunesse, il lui sembla pénible de la voir accordant à un aulre
ce qu'il eût refusé. Sa fierté lui fit jouer en cette occasion un
rôle dédaigneux, et peu à peu sa contenance devint si gla-
ciale et son humeur si bizarre qu'on eût pu penser qu'il souf-
frait.
S'il avait, en ces circonstances, laissé couler une larme,
exhalé un seul soupir, murmuré un mot, nul doute qu'Alix
épouvantée ne se fût â l'heure même et à jarpais séparée de
Vignolle; mais il n'en était rien, Jean-Paul se tenait fermé
comme une urne cinéraire. Cette profondeur d'oublieuse insou-
ciance pouvait-elle plaire à M^^ de Fresnes ? Sa vertu s'en
accommodait forcément, il est vrai; mais on a beau bâillonner
la voix de la nature , le cri du cœur ne se peut retenir, et le
cœur de la marquise se mourait, déchiré par une blessure sans
cesse agrandie.
Ils se trouvaient donc invinciblement ramenés vers leur perte,
par les efforts mêmes qu'ils faisaient de bonne foi pour s'en éloi-
gner, et les progrès du mal étaient d'autant plus rapides, que,
seuls, à la campagne, ils manquaient de distractions. Or, dans
UQ tel milieu, la marche des passions prend une effrayante acti-
192 REVUE DE PARIS. \
vite. Qui met en doute, au surplus, le ravage intérieur des
amours contenues ?
Bientôt le malaise de la marquise fut à son comble , et son
angoisse, manifestée par des signes extérieurs, n'échappa ù per-
sonne, pas même à M. de Fresnes , lequel, désignant cet état
sous le nom de vapeurs , ne trouvait rien de mieux pour le dis-
siper que la compagnie perpétuelle de ses deux jeunes voisins
qu'il reclierchait aussi pour lui-même, car il s'ennuyait à périr.
Rien de plus simple en apparence que les mœurs du château de
Fresnes où serpentait le fil caché d'un drame sombre et doulou-
reux. Le marquis était bien l'emblème de la foule ignorante qui
va côtoyant à son insu les mystères les plus étranges. Rien des
objets du dehors ne louchait ces trois personnes ainsi rappro-
chées ; le spectacle de la nature ne leur était rien, rien n'existait
hors d'eux-mêmes, et leurs cœurs étaient l'unique théâtre où
cette histoire était mise en scène.
Dès qu'ils virent la marquise en proie à une lutte intérieure,
acharnée, Vignolie et son ami attribuèrent ces combats à des
efforts pour surmonter le sentiment qu'elle ressentait pour le
premier, et la tristesse du second s'accrut. Comme il était
d'une sanlé débile, usée par le travail de la pensée , en peu de
jours il tomba dans un état pitoyable : son teint hâve, ses yeux
plombés , son œil fébrile auraient donné à penser à des esprits
moins prévenus , moins occupés. 11 ne parlait plus guère, un
amer sourire errait parfois sur ses lèvres quand la marquise,
devant lui, traitait Vignolie avec une amabilité trop excessive,
cédant ainsi, sans en rien soupçonner, à un coquet instinct de
femme dédaignée. Ne devinant pas ces motifs, Jean-Paul ( toute
passion est injuste) était exaspéré de voir leur tendresse si
mat déguisée en sa présence; il se croyait l'objet de la déri-
sion, de l'aversion d'Alix, et dans ses rancunes , il eût voulu ,
au prix de sa vie , lui coûter encore des larmes ou des re-
grets.
A vrai dire, la situation de ce jeune homme, dégoûté de
toutes les affaires de la vie, pour qui déjà l'impossible s'était
dressé de toutes parts comme une haute muraille, sans lui
laisser d'autre désir que le sommeil, d'autre refuge que son
cœur, cette situation devenait affreuse depuis que ce dernier
sanctuaire se trouvait envahi par une passion plus désespérée,
flEVUE DE PARIS. 193
plus douloureuse à elle seule que toutes les tortures dont le sort
avait fécondé sa jeunesse.
Malgré tant d'amertume, il ne se laissait pas deviner; il
n'attiédissait point de ses chagrins les espérances joyeuses de
Vignolle, à qui la jalousie dissipée avait permis de reprendre, à
l'égard de son hôle, celte amitié chaleureuse si facile aux gens
heureux. A la fin, Jean-Paul avait cessé de paraître à Fresnes ;
il évitait même le comte, et malgré sa faiblesse, errant seul
dans les campagnes, loin des routes, il parcourait jusqu'au
soir des distances considérables à grands pas , poussé au
hasard par le souffle des vents comme une ombre sans sépul-
ture.
Un jour, et ce fut le dernier de ses combats, il demanda à
Vignolle, d'une voix pleine d'angoisse, s'il n'aurait pas la force
de quitter cette femme et de partir avec lui pour un voyage de
quelques semaines.
Les amants sont aveugles et sourds aux sentiments d'aulrui ;
Alexis répliqua naïvement avec une expansion des plus vives :
— Partir! ne j)ius la voir, ne plus l'entendre!... quelques
semaines, dis-tu ? Ne sais-tu donc pas que je mourrais au bout
de huit jours? .
Gersain tressaillit, reprit un air impassible et ne parla plus
de rien. Il lisait souvent dans la Bible en se couchant. Cette
nuit-là, quand il ferma son livre, il s'écria :
— Ma vie s'achève dans l'aveuglement et la débilité... Ah!
l'ingrate! Mais elle sera punie par ses remords ; je briserai ce
temple que l'amour lui avait élevé dans mon cœur, et ses débris
dans leur chute écraseront son bonheur comme ceux du temple
de Dagon ont écrasé les Philistins.
Le lendemain, Jean-Paul passa toute la journée renfermé
dans sa chambre sans voir personne. Le soir venu, on lui porta
une lampe qu'il tint allumée jusqu'au jour; les domestiques du
château l'entendirent marcher durant la nuit. Vignolle, qui
était allé à la chasse très-loin et n'était rentré qu'au coucher
du soleil , dès que la lumière reparut, ordonna à un valet de
porter à Fresnes diverses pièces de gibier dont il voulait faire
hommage au marquis. Ce brave serviteur, ennuyé à l'excès des
fréquents messages dont il était depuis trois semaines chargé
pour cette destination, jugea à propos, avant de se mettre en
1 17
194 REVUE DE PARIS.
roule et poiii' ménagyr ses jambes , d'ailer demander à Gersain
s'il n'avai( rien à faire parvenir au château. II monta donc à la
chambre de ce jeune homme qui, suivant l'usage des gens tour-
mentés par de longues insomnies, s'était, à force de lassitude,
endormi au crépuscule du matin. N'osant le réveiller, cet homme,
avisant des lettres éparpillées sur la table, s'en fut regarder
s'il n'y en avait aucune pour les hôtes du manoir de Fresnes.
Au milieu de plusieurs paquets s'en trouvait un sur lequel il
lut : M Pour remettre à madame la marqîiise de Fresnes. «
Sans considérer que ces mots étaient moins une adresse
qu'une indication comme on en place à des papiers qu'on réunit
dans un but lointain afin qu'ils soient trouvés en temps et lieu,
sans remarquer à côté de ce billet une lettre à l'adresse de
VignoUe, circonstance qui l'eût frap|)é, et près de ces épîtres ua
portefeuille ouvert qui paraissait destiné à les contenir toutes,
ce valet s'empara de ce papier déjà cacheté, et il sortit sur la
pointe des pieds, enchanté de son idée.
Après s'être levé assez tard, Gersain annonça l'intention d'aller
respirer l'air des bois j il prit donc un costume de chasseur, un
fusil, et il sortit à grands pas d'un air délibéré, après avoir
enfermé ses paperasses.
A peine avait-il franchi la grille, qu'il entendit une voix
l'appeler à plusieurs reprises et que, s'étant détourné, il aper-
çut Alexis qui le poursuivait en lui faisant signe de l'attendre.
— Tu vas te promener, dit-il en le rejoignant; comme il est
trop matin pour se rendre au château, je t'accompagnerai si lu
le permets.
En toute autre circonstance, Jean-Paul , désirant demeurer
seul . aurait trouvé cent raisons pour éloigner soli ami; mais ce
jour-là son imagination stérile ne lui en fournit aucune, et nos
deux commensaux gagnèrent la lisière d'un bois en se livrant
à une conversation banale dont Vignolle lit tous les frais. Pour
se délivrer de lui, Gersain usa vainement de plusieurs détours ;
on ne comprenait riin. Alors, il prit des sentiers qui s'éloignaient
beaucoup de Fresnes , et Alexis le suivit encore. Impatienté de
cette persévérance , Gersain fit observer sèchement à son rival
qu'il était plus de midi et qu'il perdait avec lui de précieux
instants ; à quoi l'autre répondit que le temps était assez beau
pour rendre la promenade plus agréable. En effet la journée
REVUE DE PARIS. 195
était superbe ; un soleil radieux, et pas un nuage au ciel. Arrivés
à un carrefour de la forêt, nos jeunes gens entendirent sonner
une heure au village voisin ; Vignolle alors, tendant la main à
son hôte, s'écria :
— Je te quilte, à ce soir!
— Adieu! répondit Gersain qui s'éloigna sans lui donner la
sienne.
Délivré de ce fâcheux , il changea de route, s'enfonça plus
avant dans le bois ; mais croyant ouïr des voix devant lui , il
suivit une aulre direction qui le ra|)prochait, sans qu'il s'en
doutât, du chemin vicinal. Il en était à cent pas, et s'apprêtait
à le traverser, lors(iu'il y aperçut une caléciie arrêtée â l'inter-
section des deux lignes. « Au diable, murraura-t-il, les prome-
neurs importuns! »
A ces mots, il s'élance dans le taillis, écartant les branches,
jusqu'à ce qu'il rencontre un sentier profond et inégal dont il
parcourt les sinuosités. La rapidité de sa marche croissait d'une
manière effrayante, et la sueur ruisselait sur ses joues. Il s'arrête.
Ses yeux , furetants de tous les côtés, s'assurent de la profon-
deur de la solitude, et il rôde çà et là pour reconnaître les objets
qui l'environnent. Devant lui, le sentier s'élargissait au sommet
d'un moniicule en faisant brusquement un coude, et l'horizon se
bornait à cet angle. Voulant savoir ce que devenait ce ruban
gris, et s'il se replongeait au delà de la hauteur, dans une fon-
drière plus profonde, Gersain se dirige de ce côté lentement,
comme un homme arrivé au terme de sa course. Deux toises le
séparent à peine du point où le chemin tournait si court, lors-
qu'il entend marcher tout proche de lui. Avant qu'il ait eu le
temps de fuir ou de se cacher, quelqu'un se détache rapidement
des broussailles, et Jean-Paul éperdu voit en face de lui Minede
Fresnes.
Jamais apparition ne produisit dans une conscience malade
l'effet de cette rencontre sur l'espiil de Gersain. Il fut contraint
de s'appuyer contre un arbre, tandis que la marquise, sans pro-
noncer une parole, haletante, le teint animé par l'émotion et
par la course (ju'elle venait de faire, lui présentait d'une main
tremblante le billet que le messager de Vignolle lui avait remis.
Jean-Paul, en ce moment, comprit toute la cruauté de cette
vengeance posthume que l'excès d'une douleur folle lui avait
196 REVUE DE PARIS.
dictée, et, le cœur noyé d'amertume, il détournait les yeux de
ces coupables lignes,
Alix n'était guère mieux assurée que lui. A la lecture de cet
écrit, par lequel Gersain léguait à son bon ami Vignolle une
lirancbe de verveine et choisissait M™» de Frcsnes pour exécu-
teur testamentaire, cette pauvre femme, éclairée par cet impi-
toyable reproche, avait facilement deviné dans son ancien ami
des peines semblables aux siennes. N'est-ce pas une heure déchi-
rante que celle où l'on apprend à la fois que celui dont on a
désespéré vous aime et qu'il va mourir j qu'il va mourir ainsi,
le coeur gonflé de mépris et de haine!
Devoirs , religion , prudence , elle oublia tout. Le sauver fut
son unique pensée, et tirant sa force de l'amour même dont la
violence l'accablait , elle accourut dans une mortelle angoisse.
Son âme naguère si bien fermée , si chaste , si sévère , craignait
de ne point trouver de mots assez brûlants , assez tendres , pour
le rattacher à la vie. Le sauver , tel élail le but par elle aveuglé-
ment poursuivi ; elle volait dans les bras d'un amant pour pré-
server ses jours , avec toute la bonne foi de ses emportements
vertueux.
Tant qu'elle fut ii sa poursuite , la terreur d'arriver trop tard
bouleversa presque sa raison. Aussi , lorsqu'elle l'eut trouvé
dans celte forêt, ses sens, épuisés par les émotions opposées
qui les partageaient depuis quatre heures, l'abandonnèrent à
demi ; un cantique fervent d'actions de grâces, résumé dans un
long regard vers le ciel, s'échappa de son cœur, et elle céda
tout à fait aux tendresses où l'avait entraînée le sentiment d'une
vive gratitude.
Pendant que, sans oser soulever les paupières, Jean-Paul re-
cevait des mains de celle dont il croyait l'amour acquis à un
autre le sinistre billet qu'il laissait machinalement glisser sur
l'herbe , sans essayer de le retenir, Alix attendrie contemplait
celui par qui elle avait tant souffert, et en voyant ses traits al-
térés et maigris , ce n'est pas elle qu'elle plaignait.
Les sentiments de Gersain étaient loin d'être aussi doux. Son
esprit inquiet , disposé à l'amertume , commençait à se réveiller,
et le premier regard qu'il osa lever sur la marquise élait presque
accusateur. Mais il trouva sur son visage , dans son attitude
même, une expression d'intérêt si bienveillant, dans sa beauté
REVUE DE PARIS. 197
une physionomie si suave, que son cœur fui touché. L'abandon
d'une âme qui se livre était empreint sur les lèvres d'Alix ; son
buste élégant et noble inclinait humblement sa majesté ; sa bou-
che enlr'ouverte et souriante semblait respirer la passion dont la
pudeur lui rougissait les joues, et l'air de fière chasteté que son
visage conservait encore ne rendait que plus attrayante et plus
sensible l'affection profonde qui l'animait. A voir ainsi ce front
blanc comme un lis dont elle avait la pureté se dessiner dans
son cadre de cheveux noirs agités par la brise , sur le ciel bleu ,
on eût dit un être divin descendu sur la terre pour mettre hum-
blement son cœur aux pieds d'un mortel.
3Iais comme elle entrevit en son amant un nuage de doule et
de froideur , une compassion si tendre la vint émouvoir , que
de ses paupières , comme de celles de ces Niobés romaines dont
les yeux limpides distillaient des parfums d'Asie , deux larmes ,
deux diamants s'élancèrent, et, après avoir elïleuré le duvet
des joues de cette enfant, se fondirent sur les doigts de Ger~
sain.
0 défiance des hommes longtemps malheureux ! Jean-Paul
n'osait se livrer encore. Cependant , d'une voix éteinte et qui
semblait implorer merci, il murmurait : Alix, Alix ! Il n'eut pas
le temps de dire sa pensée, trop bien entendue. On lui avait ré-
pondu par un ardent soupir; les bras d'Alix s'étaient enlr'ou-
verts, et Gersain s'y était précipité en jetant un grand cri.
Tandis que, la figure cachée contre la poitrine de M™» de
Fresnes, qui le tenait ainsi embrassé, Gersain épanchait en
torrents de pleurs une âme longtemps desséchée , son amante ,
ne songeant qu'à sa vie, tournant ses grands yeux vers l'azur
du ciel , s'écriait :
— Il est sauvé, sauvé ! Cruel ami qui parlait sans se plaindre !
Mourir ainsi sans rien dire, l'ingrat, et sans savoir si je ne
l'aurais pas suivi !
— Alix, ah ! si je n'avais gémi que de voire indifférence !
Mais...
— Mon ami , ce triste cœur n'a pas cessé un seul jour de
vous appartenir. Cette vie que j'aurais voulu vous consacrer
tout entière, n'aura servi qu'à vous faire à jamais malheureux,
mon pauvre Paul , si vous m'aimiez comme je vous aime.
Laissant errer ses pensées dans les illusions délicieuses où
17.
198 REVUE DE PARIS.
elles flottaient comme celles d'un enfant , Gersain la contempla
longtemps tavi en délicieuse extase, el brisé par l'excès même
de sa tendresse , il tomba aux genoux d'Alix et les tint embras-
sés dans une adoration immense et muette.
En redressant son front , il aperçut ù deux pas de lui Alexis de
Vignolle , immobile, menaçant comme l'ombre du Comman-
deur , et cet aspect lui arracha un mouvement de surprise dont
Mme fje Frcsnes chercha la cause.
— Mon Dieu , mon Dieu ! murmura-t-elle en couvrant son
visage de ses deux mains, vous m'avez trop tôt réveillée !
Debout , fièrement placé entre elle et lui , Gersain regardait
Vignolle d'un air sombre.
— Le réveil, articula ce dernier d'un ton grave, est toujours
Irop prompt pour les heureux , trop lent pour ceux qu'endor-
mait la perfidie.
— Monsieur...
— J'aurais tort de feindre, madame, et d'invoquer contre
mes maux une force que je n'ai pas. Continuez à votre gré de
vous jouer de ma fatale erreur, mais vous seule , et nul autre.
Vous n'aurez de moi ni mépris ni murmures; ce cœur flétri va
se guérir en s'éteignant. Plus votre tromjierie fut cruelle , plus
la leçon que vous m'avez donnée sera profitable. Grâce au ciel
et à vous , madame , je suis invulnérable désormais et je vous
remercie.
Vignolle se lut. L'émotion en lui commençait à surmonter la
colère. Pâle , se soutenant à peine , et voulant devant son rival
contenir des larmes ou même des regrets , il faisait pour y réus-
sir des efforts aussi prodigieux que la marquise pour lui ré-
pondre.
— Tout en vous plaignant comme on plaint un ami , dit-elle
avec CHlme , la rougeur i»iaqnée sous les yeux , les lèvres blan-
ches et serrées, les muscles du visage contractés par cette lutte
pénible du courage et delà pudeur; tout en vou.« plaignant,
])Uisque vous êtes affligé, je ne puis que déplorer la peine que
je vous cause. En vous privant du dioit d'e.spérer rien, je vous
ai dépouillé de celui de m'accuser. .l'ai offert à l'amitié ce que
je lui offre encore , monsieur de Vignolle , car je vous suis sin-
cèrement attachée , et c'est pourquoi je pardonne à l'injustice
d'un ami qui souffre.
REVUE DE PARIS. 199
Elle s'arrêta un instant et continua d'un (on bref et voilé :
— Puisque vous tenez à m'accabler , j'acceple un déplaisir
qui vous allège. J'aime , je l'avoue , votre ami depuis mon en-
fance, et c'est moi , moi qui suis venue aujourd'hui le ciiercher
pour le lui dire. Mes motifs pour agir de la sorte , Dieu les ju-
gera j ma réputation est dans vos mains, et quant à mon hon-
neur, il est sous la sauvegarde d'un galant homme.
— Cette explication , madame , est superflue , et je vous de-
mande pardon de vous y avoir entraînée. Si, iorsqu'ayant tout
à l'heure reconnu votre voiture dans les bois et appris de vos
gens la direction que vous aviez suivie, j'avais pu deviner vos
secrets , je les aurais respectés ; si même , en vous apercevant ,
j'avais eu le temps de me retirer sans être découvert , je me se-
rais retiré et j'aurais gardé le silence,... avec vous , du moins ,
car mon respect ne s'étend pas au delà.
Ces derniers mots furent accompagnés d'un coup d'œil plein
de haine et de ressentiment à l'adresse deGersain, qui s'appro-
chant, lui dit tout bas :
— Je serai de retour ici dans un quart d'heure,
— Je vous attends , grommela ie comte avec une rage con-
tenue.
Sans remarquer cet incident , la marquise accepta le bras de
Gersain qui la reconduisit à sa voiture. En la (luittant, il sentit
la nécessité , pour éviter de la compromettre devant ses gens ,
de prendre un air cérémonieux et de formuler une phrase sur le
hasard favorable qui les avait fait se rencontrer. Alix n'était
pas habituée au mensonge , ce délour la blessa ; son amant s'en
aperçut, et une |)remière épine égratigna son bonheur. Il en
résulta pour lui des réflexions désagréables : il entrevit son
bonheur h venir d'un coup d'œil désenchanté, et pressentit les
déboires d'une guerre perpétuelle entre la passion qui agrandit
l'âme et ces déguisements forcés qui la rapetissent. Ces préoc-
cupations lui prouvèrent que son cœur déjà vieux , aimait sans
prestige , et que son enivrement se changerait en supplice en
l'absence de l'objet de sa flamme.
— Ainsi, songeait-il avec dépit , toutes choses nous réussis-
sant , le pjissé serait encore poui' nous d'un tel poids, que nous
ne goûterions jamais une jouissance réelle.
S'il avait su que la raison première de ces maux , que le ma-
200 REVUE DE PARIS.
riage d'Alix , ce funeste accident qui ruinait le repos de trois
personnes , et devait perdre peut-être l'honneur de son amante,
était le résultat d'une audacieuse vertu qui s'était condamnée à
étouffer les inclinations de la nature, comme le fiel des regrets
aurait bouillonné dans son esprit désabusé !
A son retour dans la forêt, il trouva VignoUe assis sur une
pierre, son menton sur le poing et profondément abattu. Dans
l'excès de sa préoccupation , le comte n'avait pas entendu venir
son rival , qui , se plaçant en face de lui, articula d'une voix
ferme : — Maintenant , je suis à vous ! — Alexis se leva et ré-
pondit : Partons. Son organe avait perdu le mordant de la fu-
reur, sa consternation n'était plus jointe à la menace; plus d'é-
tincelles dans ses yeux, plus d'impatience dans ses gestes , plus
de résolution dans sa démarche. Très-surpris de ce change-
ment , Gersain , respectant sa tristesse , chemina longtemps avec
lui sans ouvrir la bouche. Enfin , il dit :
— Vous penserez ce qui vous plaira sur mon compte , mais
je dois vous affirmer que je ne vous ai pas trompé un seul in-
stant. Ce matin même j'étais loin de prévoir l'événement d'au-
jourd'hui , et je vous croyais plus heureux que moi.
— Si je ne savais tout , repartit Vignolle en jetant aux pieds
de Jean-Paul sa lettre à la marquise , par lui ramassée sur l'herbe
du chemin, pensez-vous que j'agirais comme je le fais depuis
une heure?
— Encore un mot : j'avais gardé le secret d'un amour sans
espoir , pour ne point assombrir vos plaisirs ; mais je suis in-
capable déjouer une scène de comédie. Ce billet ne devait être
mis à son adresse qu'après ma mort; je croyais l'avoir serré
avec d'autres pai)iers dans un [lortefeuille , el j'ignore parquet
prodige il a passé entre les mains de M'"^ de Fresnes.
— Les dieux sont pour vous , répliqua le comte avec aigreur,
tout vous est favorable.
— Entre votre sort et le mien, croyez-le, Vignolle , la distance
est courte. Je n'aime plus comme à vingt ans. Toute émotion
m'est devenue douloureuse, un abîme est creusé entre elle et
moi , et ces relations seront une source féconde en chagrins.
Cependant , ma vie est en elle , comme la sienne en moi. Il m'est
aussi impossible de vivre en m'occupant d'un autre objet que
d'exister pour elle, el la société condamne cet amour à errer
REVUE DE PARIS. 201
sans but. C'est encore un chemin sans issue comme celui où
piétina mon individu politique , comme celui oîi vous vous êtes
fatigué vainement à chercher un Eldorado bourgeois. N'espé-
rons plus rien , nous sommes finis tous les deux. Nous nous
sommes mal orientés dès notre premier pas en ce monde , et
personne n'a su nous remettre dans la voie; c'est là tout. En
somme, nous aurions beau nous briser le front contre les ob-
stacles, ils sont d'airain, et nous voici parvenus à cette mort
inlellectudie qu'on nomme l'impossible.
— Votre philosophie compatit d'une façon railleuse , car un
malheur comme le vôtre ferait i)0ur moi de ce monde un Éden.
— Sans doute ces joies que je ne puis plus savourer vous
enivreraient, et pouitant, entre nos deux situations, quelle
différence ? Presque rien , et c'est l'infini.
— 11 se peut , mais ma logique va moins loin. En résumé,
vous m'avez égorgé avec délicatesse; vous êtes sans reproches,
et j'emporte, avec ma défaite , voire estime pour en couvrir la
nudité de mon ridicule. Pour voàs et en votre présence , une
femme que j'aimais m'a humilié. Gersain, j'ai beau lutter en
m'arraant contre moi de vos belles raisons , je vous hais , je vous
hais ! Je n'ai rien à perdre , et né sens plus en moi qu'un désir ,
la vengeance.
— Je vous plains.
— Votre compassion sur cette matière est désintéressée comme
le seraient vos conseils. Mais je ne puis me résoudre à vous
laisser entre les bras de celte femme (jui m'a joué à votre profit,
sans nulle crainte. Savez-vous que j'adore celle qui vous aime
et a osé me le confesser? Savez-vous que la jalousie me déchire
et que je suis dégradé aux yeux de cette coquette, aux vôtres
peut-être dont je subis le triomphe ! Gersain , ces rages brû-
lantes ne se refroidissent que dans le sang, l'un de nous doit
mourir. Que l'ingrate me haïsse, au moins , puisqu'elle n'a pu
m'aimer !
Gersain répondit quelques mots froids et dignes ; mais Vi-
gnolle, en qui le ressentiment naguère à grand'peine amorti
réagissait avec furie, s'échauffa peu à peu jusqu'au transport.
Dans celte conjoncture difficile , l'homme du monde reparais-
sait en lui avec ses préjugés étroits d'orgueil et de dépit. Malgré
ses instances, Jean-Paul s'obstina à refuser tout cartel et même
202 REVUE DE PARIS.
à suspendre jusqu'au lendemain toute discussion sur ce sujet.
Néanmoins, le comte, à force d'excitations , le contraignit de
s'engager à répondre le lendemain à son appel furieux.
Ils se séparèrent fort irrités , et Gersain , en quittant son hôte ,
lui dit avec une morgue d'autant plus provocante qu'il s'était
longtemps montré pacifique :
— 11 suffit, monsieur, j'attendrai votre terrible signal en
dormant. A demain !
El l'ancien secîétaire d'ambassade se retira dans son appar-
tement, très-humilié de reposer encore une nuit sous le toit de
son ennemi et forcé néanmoins d'en passer par lu ; car aucun
autre logis n'existait dans le voisinage, sauf chez le marquis,
et il eût répugné à la délicatesse de Gersain d'implorer cet asile.
D'autre part , quitter la maison du comte pour aller se loger
dans une chaumière du village de Fresnes, sous les fenêtres du
château , c'était donner lieu aux commentaires et compromettre
la manjuise à plaisir. Gersain se résigna , mais !a nuit lui parut
lente et la matinée éternelle, car il attendait Alexis à tout
instant. Vers dix heures, n'ayant point encore de ses nouvelles ,
il s'informa de lui à un valet qui lui dit :
— Monsieur a laissé, avant de partir, ce billet pour vous.
S'étant hâlé de rompre le cachet, Jean-Paul déchiffra ce qui
suit :
« Adieu ! je t'abandonne aux amères félicités pour lesquelles
j'aurais donné ma vie. Oublie mes colères insensées. Fasse le
ciel ton bonheur moins impossible que le mien ! J'ai besoin de
toutes les forces de l'amiiié pour ne point mêler à celte crainte
une égoïste espérance. La souffrance engendre l'amertume. Tu
me pardonneras si lu es heureux, sinon lu me pardonneras en-
core, car lu me comprendras. Adieu ! »
Ce billet ternit un peu la joie de Gersain. — Sa retraite est
généreuse , pensa- t-il ; mais dois-je en profiler? Aucune joie ne
peut se trouver dans cet amour, la raison me l'a toujours dit.
Lutter contre ces obstacles serait empoisonner la vie d'Alix ,
l'abréger peut-être et ajouter pour moi des remords à des re-
grets. Mon existence n'a plus qu'un but, sa tranquillité. Sa-
chons la respecter et nous-même , et ne la revoyons jamqjs!
Voulant, pour exécuter celle résolution, fortifier son âme
en donnant de l'aclivité au corps , il sortit à cheval , galopa
REVUE UE PA.KIS. 203
plusieurs lieues et finil , malgré lui , par s'arrêter à la grille du
château de Fresnes , où il apprit que la marquise et son mari
étaient partis avant le jour pour Paris.
11 admira sa propre faiblesse et le courage d'Alix, courage
qu'il fallait imiter. Mais il arrive un instant où la passion , long-
temps comprimée , éclate et réduit en poudre les barrières de
la raison. Il sembla à Gersain qu'il mourrait s'il ne la voyait
plus. Un lion affamé à qui l'on arrache sa proie ne rugit pas
d'une manière plus terrible que celle dont rugissait le cœur de
l'insensé.
11 s'élança sur les traces de son amante, plus rapide que le
pâle cavalier de Bùrger, et il eût galopé jusqu'à ce qu'il expirât ,
s'il n'eût retrouvé celte moitié de son âme qui fuyait devant-
lui.
A la chute du jour , il atteignit la voiture de M^^ de Fresnes
à l'entrée d'une petite ville , et il hébergea son cheval dans l'au-
berge où elle devait passer la nuit.
L'hiver passé, sur la fin du dernier bal de l'ambassadeur
d'Angleterre , quelcpies jeunes gens , fatigués de la danse et du
jeu . causaient dans un coin ; le plus jeune faisait éclater , sui-
vant l'usage , ses doléances sur l'insipidité de l'existence. Acca-
blés de sommeil pour la plupart , les compagnons de ce jouven-
ceau se sentaient comme lui très-désabusés. Un seul d'entre
eux ne se rendait point à ces banales théories sur le malheur
absolu; c'était un homme de trente ans, d'une figure belle,
mais obscurcie par un air de fatigue et de tristesse. Seul de
tous, il n'avait de toute la soirée ni parlé, ni souri, ni joué,
ni dansé , et il soutenait contre eux l'opinion la moins déso-
lante. — Vous parlez, lui dit quelqu'un , comme un homme bien
portant et entouré des succès ([ue donne l'argent qui les procure
tous. Franchement, mon cher Vignolle, quel souci pourrait
vous atteindre ?
— Sans parler de moi , repartit le comte en souriant avec
amertume , je connais des gens dont le bonheur est aussi im-
mense que celui de certaines personnes est impossible.
204 REVUE DE FARIS.
— Impossible! répéta un jeime audileiir, très-érudit en fait
d'hisloire; l'empereur l'a dit, ce mot-là n'est pas français.
— Est-ce à Waterloo ou à Sainte-Hélène qu'il a pensé de la
sorte? répondit Vij^nolle en hochant la tête,
— Tenez, s'écria l'un de ces causeurs en voyant s'avancer un
grand jeune homme , voici l'un des favoris de la fortune : il va
partir pour l'Allemagne ; sa nomination est signée.
— Qui donc remplacez-vous , monsieur ?
— Personne , car l'emploi qu'on me donne était disponible
depuis longtemps. Je succède à ce pauvre Gersain, dont vous
savez la fin déplorable. On l'a trouvé l'autre jour percé de deux
balles dans les bois de Fresnes en Bourgogne. Son fusil était à
dix pas de lui. Nous ne lui connaissions aucun chagrin ; donc
il était très-heureux , et l'on ne peut supposer qu'il ait voulu....
Jusqu'ici néanmoins , la justice n'a pu saisir les auteurs du
crime.
A ce triste récit , VignoUe pâlit et passa la main sur son front
pour dérober une larme qui brillait dans ses yeux.
— Votre avancement a été rapide , dit-on au nouveau secré-
taire d'ambassade 5 vous avez eu les chances favorables.
— Et des amis ; car je suis redevable de cette position au
vieux marquis de Fresnes ; aussi , j'ai pris part à son malheur.
— Qu'est-il donc arrivé? demanda VignoUe en tremblant.
— Depuis quatre mois, la santé de sa femme déclinait; sa
raison même avait faibli. Cette dame , à la même épo(iue, tomba
tout à coup dans une exaltation religieuse très alarmante et se
livra à des mortifications excessives dont les médecins s'inquié-
tèrent. On la voyait prier et pleurer comme une Magdeleine re-
pentie, bien qu'elle fût la plus irréprochable du monde. Enfin ,
quittant sa maison, elle s'est enfermée dans un couvent , où elle
s'est éteinte, il y a un mois.
— Eh bien! VignoUe, s'écria un de ces pessimistes de bou-
doir, vous le voyez , ce monde n'est que maux et souffrances.
Où sont donc les heureux que vous avez connus?
Mais Alexis ne répondit pas : il était évanoui.
Francis Wey.
WILLIAM ET MARIE
(1)
PERSONNAGES.
Mac-Grégor, laird écossais.
WiLLIE ,
, son enfant.
Marie , sa fîlle.
Robin ,
\
Margcerite.
DiCK,
1
Le comte DocGiAs , fiancé de Marie.
Bill ,
> brigand
WiiiiAM Ratcliff.
John,
l
Lesley , son ami.
Taddie ,
)
ToM , aubergiste.
Brigands, Domestiques, Gens de la Noce.
( L'action se passe dans les temps modernes et dans le nord de l'Ecosse.)
Un appartement dans le château de Mac-Grégor.
MARGUERITE , accroupie immobile dans un coin; MAC-
GRÉGOR, MARIE, DOUGLAS.
Mac-Grégor , il pose la main de Douglas dans celle de
(1) J'ai écrit ce conte dramatique à Berlin en 1820. J'étais bien
jeune alors ! Peut-être les vers allemands de l'original oiit-ils perdu
1 18
206 REVUE DE PARIS.
j1/ane,— Vous voici mariés maintenant. Ainsi que vos deux
mains sont unies , ainsi doivent l'être à jamais vos deux coeurs,
dans la peine et dans la joie. Deux puissants sacrements vous
lient, celui de l'Église et celui de l'amour,- une double bénédic-
tion repose sur vos têtes, et moi, j'y joins la bénédiction pater-
nelle.
(Il pose ses mains sur leurs tètes en signe de bénédiction.)
Douglas.— C'est avec orgueil, milord, qu'aujourd'buije vous
appelle mon père.
Mac-Grégor. — Et c'est avec plus d'orgueil encore que je vous
nomme mon fils.
(Us s'embrassent. )
Margcerite , chantant du ton saccadé de la folie :
t Comme ton épée est rouge de sang !
Edouard! Edouard! »
Douglas , se levant tout effrayé. — 0 ciel ! milord , quel son
vibrant et aigu !
Mac-Grégor, avec un sourire forcé. — Qae cela ne vous
inquiète pas ; c'est Marguerite, c'est la folle; elle est catalep-
ti([ue depuis bien des jours et bien des années. Le regard fixe,
elle reste accroupie i)endant de longues et pénibles beures. Seu-
lement, de temps à autre, elle fredonne une vieille chanson : on
dirait une pierre qui parle.
Douglas. — Pourquoi donc gardez-vous au château un tel
épouvantait ?
Mac-Grégor , à voix basse. — Chut , chut ! elle entend tout ;
je l'aurais renvoyée, il y a longtemps ; mais je n'ose...
Marie. —Laissez-la tranquille, cette pauvre, cette bonne
Blarguerite. Racontez-moi plutôt quelque chose de nouveau,
Douglas. Que se passe-t-il à Londres? En Ecosse, les nouvelles
sont rares.
quelque chose de leur fraîcheur native en passant dans la prose fran-
çaise. H. H.
REVUE DE PARIS. 007
DotGLAS, — Il en est toujours comme par le passé. On va, on
vient, à pied, à cheval, en voilure. Les vauxhalls . les routs, les
soupers fins se succèdent ; Drury-Lane et Covent-Garden allirenl
la foule. L'opéra résonne et le billel de banque se transforme en
billet d'opéra. God save the king est hurlé en chœur. Les réfor-
mistes s'attablent dans les tavernes obscures; ils parlent poli-
tique , s'inscrivent, parient, jurent, bâillenl, et s'enivrent de
patriotisme et de porto. Le rosbeef et le pudding fument , le
porter pétille, le charlatan débile sa recette. Tous vous gêne :
les fripons avec leur politesse, le mendiant avec son air de mi-
sère et ses plaintes lamentables, et. par-dessus tout, ce costume
incommode , cet habil à taille de guêpe , celte cravate empesée
et ce chapeau-monstre à la babylonienne.
Mag-Grégor. — Pour moi . je me fais honneur de mon plaid,
et de mon bonnet national. Vous avez bien fait de jeter de côlé
ces habils d'arlequin. Un Douglas doit èlre Écossais jusque dans
son habit extérieur , et le cœur me bondit de joie en vous voyant
tous dans ce costume qui m'est si cher.
Marie. — Dites-moi quelque chose de votre voyage, Douglas.
Douglas. — Je suis venu en voilure jusqu'aux frontières d'E-
cosse; c'était d'une lenteur, d'une lenteur... Arrivé ù Old-Jed-
bourgh, je pris un cheval. J'excilai de l'éperon le noble animal,
éperonné moi-même par mes désirs amoureux. Je nepensaisqu'à
vous, Marie, et, rapide comme la flèche, mon coursier m'em-
portail à travers buissons , montagnes et vallées. Près du bois
d'Inverness, je faillis payer cher ma rêverie. Pif, paf, les balles
sifflent à mes oreilles et me voilà lire de mes beaux rêves. Trois
brigands fondent sur moi... Une lutte s'engage, — les coups
pleuvent , — je défends chaudement ma vie, — et je devais bien-
tôt succomber;... mais que vois-je? Marie pâlit, chancelle,
tombe...
(Marguerite s'élance brusquement et soutient dans ses bras
Marie qui tombe en défaillance.)
Margcërite. — Hélas ! hélas ! ma poupée est blanche comme
la craie , et roide comme la pierre ; hélas ! hélas !
(Moitié chantant, moitié parlant, en caressant Marie.)
208 REVUE DE PARIS.
« Petite poupée , oh! ma poupée , ouvre tes petits yeux ; gen-
» tille poupée, ne sois pas froide comme un marbre ; je vais se-
» mer sur les joues blanches les reflets de la rose. »
Mac-Grégor. —Silence ; avec tes folles sentences, tu égareras
davantage sa tête malade.
Marguerite, le menaçant du doigt. — C'est toi, toi qui oses
m'injurier? Lave d'abord ces mains, ces mains rouges encore;
lu vas souiller de sang la blanche robe nuptiale de ma petite
poupée ; fuis, crois-moi.
Mac-Grégor , avec appréhension. — La vieille folle extra-
vague.
Marguerite , chantant. — « Petite poupée , oh ! ma petite
» poupée, ouvre tes petits yeux.»
Marie, reprend connaissance et s'appuie sur Marguerite.
— Conlinuez votre aventure. J'écoute.
Douglas. — Ce que je vous raconte vous fait mal ; mais vous
le voulez, j'obéis. — Un autre cavalier arrive au galop, attaque
à l'improviste les brigands par derrière et frappe sur eux avec
force. Ainsi dégagé, je reprends courage, et les voleurs sont en
fuile. Je veux remercier mon généreux libérateur; il s'en allait
au galop , me criant. Je n'ai, pas de temps à perdre.
Marie. — Oh! Dieu soit loué! vous m'avez fait bien peur.
Maintenant, me voilà remise. Soutiens-moi, Marguerite, des
amies m'attendent dans la salle.
Marguerite, titnidenient à Mac-Grégor. — Et vous, ne m'en
veuillez pas; la pauvre Marguerite n'est pas toujours folle.
Mac-Grégor. — Allez , nous vous suivons.
(Marie et Marguerite sortent.)
MAC-GRÉGOR, DOUGLAS.
DocGLAS. — Je ne reviens pas de ma surprise. Marie serait-
elle si nerveuse? Elle est tremblante , elle pâlit au moindre
bruit,
Mac-Grégor. —Douglas , je ne veux , ni ne dois vous cacher
ce qui oppresse le cœur de Marie ; pardonnez-moi si je ne vous
en ai pas parlé plus tôt. Vous êtes courageux, téméraire, et le
danger que je détournais de vous avec prudence, vous l'eussiez
REVUE DE PARIS. 209
recherché avec ardeur. Cet aveu vous eût poussé à punir l'au-
dacieux qui trouble le repos de Marie.
DoDGLAS. — Qui donc ose troubler son repos? dites ?
Mac-Gbégor. — Écoutez avec calme celle triste histoire. Il y
a six ans que s'ariêta près de nous , dans ce château, un étu-
diant d'Edimbourg qui voyageait. 11 avait 119m William Ralcliff.
J'avais autrefois beaucoup connu son père, mais beaucoup ; il
s'appelait sir Edouard Ratcliff. Je reçus donc bien le fils, et lui
donnai l'hospilalitépendant quinze jours. 11 vit Marie , plongea
dans ses yeux et y plongea trop avant ; puis il se prit à soupirer,
à languir et à gémir, jusqu'à ce qu'enfin elle lui déclarât nette-
ment qu'il lui était importun. Il renferma son amour dans sa
valise et partit. Deux ans après arrive Philippe Macdonald ; il
brigue la main de Marie, réussit, et, six mois après, la gracieuse
fiancée était à l'autel, parée de ses habits de noce; mais point
de fiancé! Nous cherchons partout, dans les appartements,
dans la cour, les écuries et les jardins. Hélas! le cadavre de
Macdonald était étendu près de la Roche-Noire!
Douglas. — Quel était son assassin?
Mac-Grégor. — Pendant bien longtemps nos recherches fu-
rent vaines; enfin, Marieavoua qu'elle le connaissail, et raconta
que dans la nuit qui suivit le jour du meurtre, William Ratcliff
était entré tout à coup dans sa chambre à coucher, lui avait
montré en souriant sa main teinte encore du sang de son
fiancé , et présenté avec un salut gracieux l'anneau de Mac-
donald.
Douglas. — Horreur ! quelle cruelle raillerie. Que fîtes-
vous?
Mac-Grégor. —Je fis déposer le cadavre de Macdonald dans
la tombe de ses pères, et, dans le lieu où le meurtre avait été
commis , je plantai une croix en souvenir de ce qui s'était
passé.
Je cherchai en vain Ratcliff, le meurtrier. On l'avait vu en
dernier lieu à Londres , où il avait dissipé l'héritage de sa mère
en débauches et en festins, vécu ensuite de jeu et d'emprunts ,
et, comme quelques-uns même prétendent, de brigandages.
Deux ans s'étaient écoulés depuis cet événement, le meurtre et le
meurtrier étaient presque oubliés , lorsque vint dans ce château
lord Duncan , qui me demanda la main de ma fille. Je consentis
18.
910 REVUE DE PARIS.
à sa demande, et je parvins aussi à obtenir l'agrément de Marie
en faveur d'un homme qui descendait des rois d'Ecosse. Mais ,
hélas ! au jour fixé , la fiancée était encore à l'autel , solennelle-
ment parée... et le fiancé gisait encore à la Roche-Noire.
Douglas. — Oh ! c'est épouvantable.
Mac-Grégor. — A cheval ! criai-je à mes valets , et nous par-
ions au galop, cherchant dans les buissons, les champs, les
bois et les cavernes , trois jours durant. Toujours en vain ; hélas !
point de trace du meurtrier ! Et cependant , la nuit même de ce
jour d'épouvante, William Ratciiff s'introduisit dans la chambre
de Marie , et, la saluant gracieusement , il lui rendit l'anneau
du fiancé.
Douglas. — Par ma foi ! cet homme est audacieux; que j'ai-
merais à me mesurer avec lui !
Mac-Grégor. — Sans aucun doute, c'est lui que vous avez
rencontré dans la forêt d'Inverness. Je m'étonne seulement
qu'aucun de mes espions ne l'ait aperçu; car, sachez-le, comte,
je veillais à ce qu'il ne me fallût pas mettre aussi votre nom sur
la croix commémorative de la Roche-Noire.
(Il sort.) .
DocGLAS seul. — Mac-Grégor m'a prudemment caché cette
histoire jusqu'après le mariage. Oh! le fin renard ! Je voudrais
pourtant bien me mesurer avec ce furieux qui , dans sa sombre
rage, inquiète toujours Marie. 11 n'ôlera pas l'anneau de mon
doigt ; car oii il y a doigt, il y a main aussi. Je n'ai pas d'amour
pour Marie , et je n'en suis pas aimé non plus. La convenance
seule a formé notre alliance ; mais j'ai de l'affection pour
cette douce enfant, et je voudrais arracher les épines de sa
route,
(Lesley entre, enveloppé dans son manteau, et regarde autour
de lui avec précaution.)
DOUGLAS, LESLEY.
Lesley. — Est-ce vous le comte Douglas?
Douglas. — C'est moi. Que me voulez-vous?
REVUE DE PARIS. 211
Lesley , lui donnant ttne lettre. — Alors ce billet esl pour
vous.
Douglas , après avoir lu. — Oui, oui, dites-lui que je me ren-
drai à la Roche-Noire.
(Ils sortent.)
Une auberge de voleurs. — Au fond des hommes endormis. — Une
image de saint est suspendue à la muraille. — Ou entend le.mou-
vement de l'horloge. — La brune.
WILLIAM RATCLIFF est assis tout pensif dans un coin de la
salle; dans Vautre , TOM, l'aubergiste; il tient son petit
enfant WILLIE entre ses genoux.
ToM , à voix basse. — Dis-moi , sais-tu dire ton Pater
noster ?
WiLLiE , riant et haut. — Oui , parbleu.
ToM. — Ne parle donc pas si haut, tu vas réveiller toute celte
troupe harassée.
WiLiiE. — Allons, y ètes-vous? Faut-il commencer?
ToM. — Oui ; ne va pas Iroj) vile surtout.
WiLLiE , r?Ve. — «Notre Fère qui èles aux cieux, que votre
nom soit sanctiiïé, que voire règne arrive; que votre volonté
soit faite en la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'imi
notre pain de chaque jour, et pardonnez-nous nos offenses
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et ne
nous induisez pas... (Il hésite.) ne nous induisez pas... ne nous
induisez pas...
Toa. —Vois-tu, tu hésites? Ne nous induisez pas en tentation.
Recommence tout.
WiLLiE. — {Il a les yeux attachés sur fVilliam Ratcliff, et
parle avec crainte et hésitation. ) — <> Notre Pères qui êtes
aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive;
que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Donnez-
nous aujourd'hui notre pain de chaque jour, et pardonnez-nous
nos offenses cotume nous les pardonnons à ceux qui nous ont
212 REVUE DE PARIS.
offensés. Ne nous induisez pas... (///tésiïe.) ne nous induisez
pas....
ToiH , avec humeur. — En tentation !
WiLLiE , pleurant. — Cher papa, avant , ça coulait comme
de source 5 mais cet liomme qui est assis là-bas (// montre
ÏFilliam Ratcliff. ) me regarde toujours d'un mauvais œil.
ToM. — Ce soir lu n'auras pas de poisson [D'un ton mena-
çant. ) , et si tu m'en voles encore dans l'armoire...
WiLLiE, pleurant et continuant sur le ton du Pater nos-
ter. — <i Ne nous induisez pas en tentation. »
Ratcliff. — Laissez donc cet enfant ! Et moi aussi , je n'ai
jamais pu retenir ce \)assage (Douloureusement.) • Ne nous
induisez pas en tentation !
Ton. — Je serais bien fâché, si un jour il venait à vous res-
sembler, ainsi qu'à ceux-là. {Indiquant les dormeurs. )Ya-t-en
maintenant, Willie.
WiLLiE, qui s'en va en pleurnichant et grommelant. — Ne
nous induisez pas en tentation.
Les mêmes , excepté WILLIE.
Ratcliff, souriant. — Que voulez-vous dire?
ToM. — Je veux qu'il devienne un bon chrétien, et non un
pendard comme son père.
Ratcliff, ironiquement. — II y en a encore de plus mauvais
que vous.
ToM. — Je suis maintenant un animal apprivoisé; je donne à
boire , je suis aubergiste enfin ; et comme ma maisonnette est
bien cachée dans le bois , je ne loge que des grands seigneurs
comme vous, qui aiment à garder l'incognito, qui dorment le
jour et sortent la nuit. Et moi aussi , j'aimais autrefois le clair
de lune ; j'aimais à promener mes rêveries { Faisant un mou-
vement de la main.) dans les maisons et les poches d'aulrui;
mais je n'en ai jamais fait autant que ceux-là. {Il montre les
dormeurs. ) Voyez celle tète de renard, c'est un beau talent;
il flaire d'instinct les mouchoirs et vole comme une pie. Voyez
comme ses doigts s'allongent en dormant ; même en rêve, il faut
qu'il vole ! Ce grand maigre-là , avec ses jambes de sauterelles.
REVUE DE PARIS. 213
était autrefois tailleur; il escamota d'abord de petits morceaux
de draps, puis de plus grands, et enfin la pièce entière. C'est tout
juste s'il a échappé au gibet; il en a encore le tremblement dans
les jambes. Je parie qu'il rêve échelle comme autrefois le père
Jacob. Regardez un peu là-bas ce vieux et gros Robin , comme
il dort tranquille , comme il ronfle, et cependant il a déjà dix
meurtres sur la conscience. Encore s'il était catholique comme
nous ; mais c'est un hérétique, et après avoir été pendu ici-bas,
il sera encore brûlé là-haut.
Ratcliff, va et vient dans la chambre iVunpas agité, et
regarde continuellement l'horloge. — Ne croyez pas cela ! Le
vieux Robin ne sera pas brûlé, il y a là-haut un autre Jury que
celui de la Grande-Rretagne. Robin est un homme , et quand on
est homme, la colère vous prend en voyant toutes ces âmes vé-
nales et misérables se pavaner dans l'opulence, briller sous le
velours et la soie, mener joyeuse vie, nager dans le superflu, et
rouler par les rues dans des carroses dorés , laissant tomber un
regard de mépris sur les affamés qui , leur paquet d'habils sous
les bras , se dirigent d'un pas lent vers le mont-de-piélé. {Riant
owèrewiew^.) Regardez un peu comme ces gens /assas/é* se
font un rempart des lois contre la foule des affamés. Malheur à
celui qui renverse ce rempart, car, juges, bourreaux, cordes et
gibets l'attendent. Eh bien ! que voulez-vous ? 11 se trouve quel-
quefois des gens à qui tout cela ne fait pas peur.
ToM. — J'ai toujours pensé ainsi , et en conséquence partagé
le genre humain en deux partis qui se font une guerre achar-
née, les rassasiés et les affamés , et comme j'appartenais à la
seconde catégorie , il fallait souvent me colleter avec la pre-
mière. Je compris bientôt que la lutte était inégale , et petit à
petit je quittai le métier. Je suis las de vagabonder, de ne regar-
der personne en face , de fuir le grand jour , de trembler à l'as-
pect d'une potence dressée sur mon passage , et de regarder si
par hasard je n'y suis pas pendu, de ne rêverque de Rotany-Bay,
de maisons de correction et de travaux forcés à perpétuité.
Vraiment , c'est une vie de chien ; on est traqué à travers haies
et buissons , comme une bête fauve. On croit voir un gen-
darme dans chaque arbre, et, assis même dans une chambre
retirée et silencieuse , on est «ffrayé toutes les fois que la porte
s'entr'ouvre
214 REVUE DE PARIS.
( Lcsley entre brusquement. Ratcliff s'élance à sa rencontre.)
ToM , recule effrafé. — Jésus.
Lesley.— II y viendra...
Ratcliff. — I! y viendra? C'est bien...
ToM , tremblatit. — Qui est-ce qui y viendra? Depuis quelque
temps la moindre chose m'effraye.
Lesley , à Tom. — Calme-toi et laisse-nous seuls.
ToM, iVun air d'intelligence. — Oui , je comprends , je com-
prends, vous avez quelque partage à faire.
(11 sort.)
Les mêmes excepté TOM.
RATCtiFF. — Il y viendra ? Je pars , alors.
(Il décroche son chapeau et son épée.)
Lesley , l'arrêtant. — Oh , oh ! halte- là ! On n'y va pas delà
sorte ! Il faut d'abord qu'il fasse plus nuit. On te guette ; les
gens de Mac-Grégor sont à ta piste. Chaque enfant connaît la
physionomie, car on a bien pris ton signalement. Mais, dis-moi,
que veut dire cette plaisanterie? Tu cours après le danger, et
qui pis est, après un danger sans profit. Reviens avec moi à
Londres; lu , du moins , tu seras en sûreté. Tu devrais fuir ce
pays fatal. On sait que tu as assassiné Mac-Donald et Duncan.
Ratcliff , «fec ^er/é. — Assassiné! C'est en duel que sont
tombés Mac-Donald et Duncan. J'ai combattu loyalement, et
c'est loyalement encore que je combattrai Douglas.
Lesley. — Rends-toi la besogne plus facile. Est-ce que tune
comprends pas Vilalien? {Avec un mouvement significatif. )
Mais, dis-moi, où donc Douglas a-l-il marché sur tes brisées?
Que t'a-t-il fait? D'où te vient celte rage, cette haine?
Ratcliff. — Je ne l'ai jamais vu , jamais je ne lui ai parlé,
jamais il ne m'a fait de mal, et je ne le hais point.
Lesley. —Et cependant tu veux attenter à ses jours. Es-tu
fou? Et le serais-je assez , moi , pour te pijêter main-forte?
Ratcliff. — Malheur à toi si tu me comprenais. Malheur à ton
crâne, il en éclaterait, et la folie battrait en brèche ton faible
REVUE DE PABIS. 215
cerveau. Ta pauvre tête se fendrait, se briserait comme la co-
quille d'un œuf , fût-elle aussi vaste que le dôme de Sainl-Paul.
Lzsit,Y , portant la main à sa tête avec un air de crainte
simulée.— Tais-loi. tu rae fais peur.
Ratcliff. — Ne va pas croire que je sois un de ces héros de
clair de lune qui courent après des fantômes, chasseurs pour-
chassés à travers les ombres par leur imagination comme par
leur propre limier. Ne va pas croire encore que je sois un de
ces poêles plhisiques , aux joues creuses , qui , faisant de la vo-
lupté avec les étoiles, dessèchent d'amour pour ces belles de
nuit, et attrapent des coliques d'attendrissement aux chinls du
rossignol.
Lesley. — C'est ce qu'au besoin je pourrais affirmer sous la
foi du serment.
Ratcliff. — Et cependant, le l'avouerai-je? Tu vas me trou-
ver bien plaisant peut•êt^e. Il est des puissances singulièrement
étranges qui me dominent, des puissances cachées qui disposent
de ma volonté, qui me font agir, qui dirigent mon bras, et qui
même ont rempli mon enfance de terreurs.
Bien jeune encore, quand je jouais tout seul, j'apercevais
deux fantômes nébuleux qui étendaient au loin leurs longs bras
aériens comme pour s'entrelacer, et qui, ne pouvant s'appro-
cher, se regardaient douloureusement et avec amour. Quelque
vaporeux et flottants (|u'ils fussent, je distinguais cependant
sur le visage de l'un d'eux les traits fiers et tristes d'un homme,
et sur le visage de l'autre la douce beauté d'une femme. Souvent
aussi je les voyais en rêve , ces deux ap|)aritions , et aiorsj'a-
percevais leurs traits plus distinctement encore. L'homme me
regardait avec mélancolie , la femme avec amour. Quand plus
tard je me rendis à l'université d'Édinbourg, ces apparitions
devinrent plus rares . et mes paies visions disparurent , empor-
tées dans le tourbillon de la vie d'éludiant. Mais, voilà que dans
un voyage, pendant les vacances, le hasard me conduisit au
château de Mac-Grégor. J'y vis^ Marie. A son aspect, un éclair
traversa mon cœur et le fit tressaillir. C'élaienl bien là les traits
du fantôme nébuleux, ces traits de femme si calmes, si doux,
si beaux d'amour et de tendresse, qui tant de fois m'avaient
souri en songe j seulement les joues de Marie n'étaient pas aussi
pâles, son regard n'était pas aussi fier; les joues de Marie
216 REVUE DE PARIS-
rayonnaient , et ses yeux étaient étincelants. Le ciel avait ré-
pandu sur cette gracieuse figure tous les prestiges de la beauté;
certes, la Vierge inême n'était pas plus belle que celle qui por-
tait son nom. Transporté alors d'amour et de douleur , j'étendis
les bras vers elle pour la presser sur mon sein.... (Pause.) —
Je ne sais comment cela se fit, mais un miroir se trouvait devant
mes yeux, et je reconnus en moi cet homme fantôme , qui éten-
dait les bras vers sa compagne nébuleuse.
N'était-ce qu'un songe, une illusion? Mais Marie jetait sur
moi un regard si doux , si affectueux , si aimant , si engageant
même , que nos yeux et nos âmes se confondirent. 0 mon Dieu f
le sombre mystère de ma vie se dévoila tout à coup. Je compris
dès lors le chant des oiseaux, le langage des fleurs, le sourire
amoureux des étoiles, le souffle de la brise, le murmure des
ruisseaux, et les soupirs secrets de ma poitrine.
Comme des enfants , nous poussions des cris de joie, nous
sautions et jouions; nous nous cherchions, et nous trouvions
dans le jardin. Elle me donnait des fleurs, des myrtes , des bou-
cles de cheveux , des baisers ; les baisers , je les lui rendais ; et
enfin un jour, courbé en suppliant à ses genoux, je lui dw :
Oh ! Marie ! m'aimes-tu ?
( Il devient rêveur. )
Lesley. — J'aurais bien voulu voir ces deux puissantes mains
se joindre suppliantes, ce regard sombre et farouche languir,
plein d'une flamme languissante; j'aurais bien voulu entendre
cette voix qui sur la grande route tonne si terrible à l'oreille
du riche seigneur , proférer de douces et tendres paroles d'a-
mour.
Ratcliff, furieux. — Maudit serpent! Quand je lui dis : 0
Marie ! m'aimes-tu? elle me regarda d'un air étrangement effrayé
et presque avec dégoût, et me faisant une révérence ironique,
elle me dit froidement : Non ! Et j'entendis ricaner les enfers.
Lesley. — Mais c'était affreux ! mais c'était infâme !
Ratcliff. — Je quittai le château de Mac-Grégor, et je partis
pour Londres. Je pensais pouvoir étourdir les tourments de
mon cœur dans le tumulte de la capitale; j'étais mon maître,
car j'avais perdu de bonne heure mes parents, avant même d'a-
voir pu les connaître. Mes projets tournèrent à mal. Le porto, le
REVUE DE PARIS. 217
Champagne, rien ne faisait diversion à mes peines ; à chaque
verre , mon cœur devenait plus triste. Ni blonde, ni brune, au-
cune femme ne pouvait chasser mes douleurs par son sourire et
ses caresses. Au pharaon même, je ne pouvais retrouver le re-
pos. Sur le tapis vert planait le regard de Marie. La main de
Marie me marquait les parolis, et dans l'image anguleuse de
la dame de cœur je rencontrais les traits célestes de Marie. Ce
n'était plus une carte : c'était Marie. Je sentais son souffle ; elle
me faisait signe pour me dire : Toujours; elle me souriait pour
me dire : Toujours , toujours! « Je tiens la banque ! » m'écriais-
je.... Mon argent était au diable : mon amour restait.
Lesley, en riant. — Alors tu tiras de l'écurie ton ponney , et
t'élançant en selle , comme il convient à un vrai chevalier écos-
sais, tu vécus de rencontres comme tes ancêtres. A coup sûr,
(on amour est passé maintenant ; aussi c'est désenivrant de voir,
la nuit, par un temps d'orage et de tempête, quelques bons amis
qui, du haut d'un gibet, vous saluent en balançant leurs jambes
décharnées.
Ratcliff. — C'était de l'huile jetée sur le feu. Ma passion im-
pétueuse pour Marie ne fit que s'enflammer davantage. Je me
sentais à l'élroit en Angleterre. J'étais comme entraîné vers
l'Ecosse par un bras de fer invisible. Je ne dors tranquille que
quand je me sens près de Marie; là je respire librement ; mon
cœur n'est plus serré; je suis si bien là !
J'ai juré par l'Évangile, par les puissances du ciel, par celles
de l'enfer, que sous cette main tomberait tout téméraire qui
oserait déposer sur les lèvres de Marie le baiser des fiançailles !
La voix secrète de ma poitrine a prononcé ce serment, et jesers
en aveugle cetle puissance ténébreuse, qui combat avec moi
lorsque je creuse aux fiancés de Marie le lit sanglant de la
Roche-Noire.
Lesjley. — Je te compiends maintenant, mais je ne t'approuve
pas.
Ratcliff. —Est-ce que je m'approuve moi-même! C'est cette
voix, cette'voix étrangère qui siège dans mon cœur, qui me
dit : Marche. Ce sont ces fantômes que je vois en rêve, qui
m'excitent et me disent : Marche! (Poussant un cri. ) Jésus,
Marie ! vois-tu ?
(La nuit tombe. On voit deux faat^mes nébuleux s'avancer sur
1 19
218 RKVUE IlE PARIS.
la scène et puis disparaître. Les brigands, cuucliés au fond,
réveillés par les cris de Ratcliff, se lèvent brusquement et
s'écrient : Qu"y a-t-il, qu'y a-t-il?)
Lesley. — Es-tu possédé du démon , RatclifF? Je ne vois rien,
moi?
Plusieurs brigands. —Que voit-il donc? des gendarmes?
Lesley. — Au contraire , il voit des esprits.
(Ils rient.)
Robin , ai^ec humeur. — Dieu me damne ; on n'est pas même
tranquille le jour.
Ratcliff. — La nuit tombe , je pars.
Lesley. — Je pars avec toi.
Ratcliff. — Non, je ne veux pas!
Lesley. — Je t'accompagnerai seulement jusqu'à la Roche-
Noire , il pourrait peut-être s'y trouver des espions.
Ratcliff. — La peur les fera bien fuir. II n'y fait pas bon la
nuit.
Lesley. — Adieu , messieurs.
Ratcliff. — Adieu.
Tocs. — Que Dieu vous garde.
( Ratcliff et Lesley sortent. )
Les mêmes , excepté RATCLIFF et LESLEY.
Robin. — Dieu me damne ! il est ivre ou fou.
DicK. — Il a toujours élé-comme cela ; je l'ai connu à Londres,
je l'y voyais souvent dans la taverne de Rascal ; il se tenait dans
un coin , morne et silencieux , pendant des heures entières, le
front courbé, le regard fixe. Parfois il s'asseyait joyeux et riant
au milieu de nous , mais son rire avait un éclat étrange ; il
plaisantait, mais ses plaisanteries étaient acerbes et amères. Et
pourtant il restait joyeux et riait toujours... Tout àtoup sa lèvre
supérieure se contractait avec une cruelle ironie, un cri aigu et
douloureux s'échappait de sa poitrine , et il se levait furieux :
« Mon cheval , mon cheval , » s'écriait-il , et il s'en allait au dia-
ble , et ne revenait qu'au bout de quelques mois. Cki dit que ,
REVUE DE PARIS. 219
galopant alors jour et nuit , c'est toujours vers l'Ecosse qu'il se
dirigeait.
Robin. — Il est malade , c'est sûr.
DicK. — Qu'est-ce que cela me fait , à moi. Adieu.
(Il sort.)
Bill. — L'heure est venue , à l'ouvrage ! (Priant devant l'i-
mage d^un saint. ) Protégez-moi et bénissez mes projets !
(Il sort avec plusieurs autres.)
Robin , en montrant son poing. — Toi , mon patron , pro-
tége-moi dans le danger !
(Il sort. )
( Deux des brigands restent endormis; l'aubergiste Tom entre sur
la pointe des pieds et vole l'argent qu'ils ont dans leur poche . )
ToM d'un air fin, —Je les défie de me citer au tribunal.
< Il sort. )
( John et Taddie se réveillent. )
John bâillant. —Le sommeil est, sur ma foi, la meilleure des
inventions.
Tabdie. — John, viens déjeuner.
John. — Déjeuner? Qu'est-ce qu'il y a de neuf?
Taddie. — On a sûrement pendu aujourd'hui l'ami Rutile.
John. — Le gibet est certes la plus mauvaises des inven-
tions.
( Ils sortent lentement. )
Site sauvage près de la Roche- Noire. — Il f^it nuit. — A gauche , des
blocs de rocher» gigantesques et d'énormes troncs d'arbres ; à
droite, un monument en forme de croix. — Le vent mugit. — On
voit deux apparitions nébuleuses qui étendent amoureusement les
bras l'une vers l'autre , et qui , toutes les fois qu'elles s'approchent,
reculent aussitôt et finissent par disparaître tout à fait.
RATCLIFF entre en scène.
Comme l'ouragan siffle ! L'enfer a lâché tous ses fifres; quelle
220 REVUE DE PARIS.
musique ils font ! La lune s'est enveloppée dans son large plaid
et ne laisse tomber que de ternes et pâles rayons. Elle pourrait
bien se cacher entièrement pour moi ! car , quelque nuit qu'il
fasse , l'avalanche n'a pas besoin de lumière pour voir où elle
doit rouler. Seul le fer sait trouver l'aimant , et l'épée de Rat-
cliff saura aussi sans guide trouver la poitrine de Douglas. Mais
notre baronet viendra-t-il? Ne craindra-t-il pas l'orage, le
rhume , la toux ou le froid ? Il se dira peut-être : Remettons la
partie à demain soir ! Ah ! ah ! c'est pourtant cette nuit qu'il me
le faut ; et s'il ne vient pas à moi , j'irai à lui.... au château !
{Frappant sur son épée.) C'est une clef qui ouvre toutes les
portes ; et ces deux autres amis [portant la main sur ses pis-
tolets) sont toujours là pour protéger ma retraite. {Il prend
un pistolet.) Il me regarde d'un air si loyal que je voudrais
presser ma bouche contre la sienne et.... Oh ! après un tel bai-
ser de feu, je serais guéri à tout jamais de mes atroces douleurs .
( Tout pensif. ) Peut-être aussi que dans ce moment Douglas
presse sur sa bouche la bouche de Marie! Oui, c'est pour cela
que je ne dois pas mourir; non, je ne veux pas mourir ! je serais
contraint à sortir chaque nuit de ma tombe , et , ombre impuis-
sante, à regarder, les dents serrées , ce niais flairer d'un air de
convoitise les charmes de Marie et souiller ses appas. Non, je ne
dois pas mourir ! Si du haut du ciel j'apercevais Douglas près
delà couche de Marie, je lancerais des malédictions qui feraient
pâlir ks joues roses des séraphins , et les forceraient à rester
court au milieu de leurs longs et monotones alleluyas !
RATCLIFF, DOUGLAS.
Ratcliff. —Chut, chut, j'entends marcher! {Il crie.) Holà,
holà ! qui es-tu, toi qui viens là-bas ? Réponds !
Douglas. — Cette voix m'est connue ! c'est la voix du noble
cavalier qui m'a sauvé de la griffe des brigands dans le bois
d'Inverness. {S'approchant de Ratcliff.) Oui, c'est vous;
maintenant vous ne m'échapperez plus! Il faut d'abord que je
vous remercie de votre noble action.
Ratcliff. — Épargnez-vous ce soin, c'était un caprice. Puis ,
ils étaient trois contre un ; s'il n'y en avait eu qu'un seul , j'au-
rais passé outre.
REVUE DE PARIS. 221
Douglas. — Soyons amis.
Ratcliff. — Eh bien ! soit. Mais , comme preuve d'amitié ,
rendez-moi un service.
Douglas. — Parlez, je vous appartiens corps et âme.
Ratcliff. — Eh bien ! mon nouvel ami , quittez donc la place,
{En riant.) à moins que vous ne soyez le comte Douglas.
Douglas, surpris. — Vavdieu ! je le suis.
Ratcliff. — Quoi! vous vous appelez le comte Douglas? {En
riant.) Tant pis. Adieu donc noire belle amitié , car, sachez-le,
comte, je m'appelle William RatslifF.
Douglas , furieux et tirant son épée. — Ratcliff? l'assassin
de Macdonald et de Duncan?
Ratcliff, tirant son épée. — Oui. Et c'est pour compléter le
triumvirat que je vous ai provoqué.
Douglas , s'élançant sur lui. — Infâme assassin ! défends la
vie.
Ratcliff. — Oh ! oh ! qu'à cela ne tienne. Ah ! ah ! ah !
Douglas. — Ne ris donc pas ainsi.
Ratcliff, riant. — Je ne ris pas, ce sont les fantômes pâles
et nébuleux qui rient là-bas.
Douglas, —Ris donc à ton aise ; à moi, ombres de Macdonald
et de Duncan , à mon secours !
Ratcliff. — Enfer et damnation! L'ombre de Duncan pare
les coups que je porte. Ne te mêle pas de ce combat , mort
maudit !
Douglas. — Tiens.... ce coup a porté.
Ratcliff, — Mort et trahison ! Voilà Macdonald qui survient,
lui aussi. C'est trop, trois contre un. {Il recule et trébuche
contre le pied du monument. ) Ah ! enfer et damnation !
Ratcliff à terre! Frappez! frappez! je suis votre plus grand
ennemi. â^
Douglas, froidement. — Vous avez éprouvé l'épée de Dou-
glas 5 si naguère je vous devais la vie, à cette heure ce sera vous
qui me la devrez. Nous voilà quittes. Je pense que vous me
connaissez maintenant, et la leçon que je viens de vous donner
vous rendra peut-être meilleur.
(Il se retire. Ratcliff est étendu sans mouvement au pied de la
croix. Le veni, mugit avec plus de violence. Les deux fantômes
19.
222 REVUE DE PARIS.
nébuleux apparaissent , s'approchent les bras étendus l'ua vers
l'autre, puis reculent graduellement et finissent par dispa-
raître. ) •
Ratcliff , se lève lentement, encore tout étourdi. — Étail-
ce une voix humaine? N'était-ce que le vent?... Un mot capable
d'enfanter le délire bruit à mes oreilles. Est-ce un rêve? Où suis-
je? Quelle est cette croix? cette inscription?... (Il lit l'inscrip-
tion suivante ) :
Ci gisent le comte Duncan et lord Macdonald , morts as-
sassinés. Priez poux eux.
( Se levant brusquement. )
Ah ! ce n'est point un rêve ! Je suis auprès de la Roche-Noire,
vaincu, abattu, méprisé ! Le vent siffle à mes oreilles : voilà
donc cet esprit fort et gigantesque qui se jouait des hommes et
des lois ; cet homme, qui luttait fièrement avec le ciel, et qui
maintenant ne peut empêcher le comte Douglas de reposer cette
nuit dans les bras de sa bien-aimée, de lui raconter comment
ce vermisseau qu'on nomme William Ratcliff se tordait miséra-
blement sur le sol au pied de la Roche-Koire, et comment il n'a
pas voulu souiller son pied à son contact impur. ( Avec fureur.)
Sorcières damnées ! ne ricanez donc pas de ce rire glapissant.
Trêve à vos gestes railleurs. Je vais lancer des roches sur vos
têtes exécrables, arracher des forêts de pins et en fouetter vos
épaules jaunies ; je vais fouler aux pieds vos corps secs et flé-
tris, et faire jaillir le noir venin qu'ils recèlent. Vents du nord,
mugissez : brisez le monde en mille pièces ! Firmament , abime-
loi , écrase-moi sous tes décombres ! Terre, rentre dans le néant,
engloutis-moi da<|B les ténèbres. {Furieux , tremblant et d'un
air mystérieux.) Que me veux-tu , homme fantôme, spectre
nébuleux qui me poursuis sans cesse? N'attache pas sur moi ce
i-egard fixe ! Tes yeux sucent mon sang et me pétrifient ; lu
verses de la glace dans mes veines brûlantes; tu fais de moi un
fantôme , une ombre sans vie comme toi. Que me veux-tu ? Où
faut-il aller? Marie, ma blanche colombe?... Du sang? Holà !
quia parlé? Ce n'était pas lèvent. Que faut-il faire.^... La
vie de Marie?... Le veux-tu? Oui... oui... Soit... Ma vo-
REVUE DE PARIS. 223
lonté est de fer, et plus puissante encore que Dieu et Satan.
( 11 s'enfuit. )
Château de Mac-Grégor. — Appartements éclairés, — Au milieu , un
cabinet à rideaux fermés. — Les sons de la musique et les rires des
jeunes filles se perdent dans le lointain.
MARIE, solennellement parée; MARGUERITE.
Marie. — Dieu ! que je suis oppressée !
Marguerite. —C'est votre corset; viens, ma chère petite
poupée , je vais te délacer.
( Elle aide Marie à se déshabiller. )
Marie. — Je ne sais pourquoi , mais j'ai le cœur bien serré.
Marguerite. — Qu'est-ce donc, ma petite poupée? Le comte
Douglas est pourtant un bel homme.
U\RiE, gaiement. —Oh oui l il est beau, il est aimable....
C'est un homme enfin...
Marguerite. — Êtes-vous donc amoureuse de lui?
Marie. — Amoureuse , moi ! Ce serait par trop simple ; aussi
il suffit de pouvoir se supporter.
Marguerite. — Nous n'avons pas toujours dit cela.... Quand
William RatclifP.
Marie , lui fermant la bouche en tremblant. — De grâce, ne
prononce pas ce nom sinistre ! Il fait nuit !
Marguerite. — Ma petite poupée était amoureuse alors.
Marie. — Non, non ! il me paraissait d'abord doux comme un
agneau , William ! Son visage n'était pas pour moi celui d'un
étranger; sa voix avait un timbre si pénétrant! son souffle , en
passant sur ma joue , faisait tant de bien à mon cœur ! son œil
renfermait tant d'amour, de tendresse et de joie ! {Frémissant
de tous ses membres.) Mais tout d'un coup il m'apparut comme
un spectre, pâle , hagard , décomposé , sanglant , menaçant et
furieux ; il semblait vouloir me tuer. On eût dit ce fantôme qui
224 REVUE DE PARIS.
tant de fois en songe avait étendu les bras vers moi , me regar-
dant avec I4ne tendresse étrange, jusqu'à ce que , devenue moi-
même un fantôme aérien, j'eusse étendu vers lui mes bras né-
buleux.
Marguerite. — C'est juste comme ta défunte mère; elle fai-
sait la prude , et cependant elle était amoureuse de Ratcliff
comme une folle.
Marie. — Comment !... de Ratcliff?
Margcerite." D'Edouard Ratcliff, père de William Ratcliff.
Ta mère était si jolie, si jolie ! On l'appelait Betty-la-Belie. Les
boucles de ses cheveux étaient d'or , sa main blanche comme le
marbre, et ses yeux.... Edouard les connaissait bien, — il les
regarda tant et tant, qu'il faillit perdre les siens ! Et pour chan-
ter ! oh ! elle savait chanter comme un rossignol, Betty-la-Belle !
Quand , assise près du foyer , elle chantait :
(Elle chante.)
« Comme ton glaive est rouge de sang!
Edouard , Edouard ! »
la cuisinière s'arrêtait et le rôti brûlait. — Puissé-je ne lui avoir
jamais appris cette maudite chanson!
(Elle pleure. )
Marie. — Pourquoi cela, ma chère Marguerite ?
Margcerite, -—Un jour, Betty-la-Belle était assise seule, et
chantait :
( Elle chante. )
a. Comme ton glaive est rouge de sang !
Edouard, Edouard! «
lorsque Edouard Ratcliff entra subitement dans sa chambre, et
continua hardiment sur le même ton :
( Elle chante. )
b J'ai tué ma bien-aimée ,
Ma bien-aimée , si belle , hélas ■ »
REVUE DE PARIS. 225
Betty-Ia-Belle s'effraya tellement , qu'elle ne voulut plus re-
voir le pauvre Edouard, et, pour le braver encore davantage,
elle épousa ton père. Ratcliff devint fou de rage ; par dépil, et
pour faire voir qu'il pouvait facilement se passer de I3elty-ia-
Beile, il épousa Jenny, fille du lord Campbell. William est le
fruit de cette union insensée.
Marie. — Pauvre mère !
Marguerite. — Oh ! c'est que Betly-la-Belle était une femme
de caractère ! Pendant toute une année elle ne prononça pas le
nom de Ratcliff j mais quand le mois d'octobre revint pour la
seconde fois (c'était précisément le jour de la fête de Ratcliff) ,
elle demanda comme par hasard : «Marguerite, n'as-tu pas en-
tendu parler d'Edouard? — Ah! répondis-je , il a pris pour
femme Jenny Campbell. — Jenny Campbell !» s'écria-t-elle , et
elle devint pâle , puis elle rougit et se mit à pleurer avec amer-
tume. Tu étais alors assise sur mes genoux , toi , Marie ; tu n'a-
vais que trois mois , et lu commenças aussi à pleurer ; et moi ,
pour sécher les larmes de la mère , je lui racontai qu'Edouard
Ratcliff ne pouvait oublier Belty-la-Belle, que jour et nuit on le
voyait rôder autour du château et étendre langoureusement ses
bras vers la fenêtre de Betty-la-Belle. <• Oh cela ! il y a long-
temps que je le savais ! » s'écria en souriant Betty-la-Belle ,
et elle vola à la fenêtre, étendit les bras vers Edouard....
Par malheur , Mac-Grégor ton père l'aperçut , et dans sa ja-
lousie...
(Elle s'arrête tremblante, )
Marie. — Et puis.... achève !
Marguerite. — Et puis , c'est tout.
Marie. —Va donc toujours.
Marguerite , avec crainte. — Et puis... le lendemain , sous
les murs du château , gisait un cadavre ensanglanté. C'était
Edouard Ratcliff.
Marie. — Et ma pauvre mère?
Marguerite. — Elle mourut de douleur trois jours après.
Marie. — Oh ! c'est horrible !
Marguerite , d'un ton froid et railleur. — Oh ! si tu l'avais
vu toi-même, situ avais vu avec tes beaux petits yeux Edouard
Ralcliff gisant au pied des murs du château... Cette figure , ce
226 REVUE DE PARIS.
sang est encore comme figé dans ma tête; et parce que je con-
nais l'assassin , parce que je ne dois parler de cela à personne ,
et parce que je suis folle,... je ne puis dormir ; partout je vois
Edouard Ratcliff pâle, l'œil fixe et perçant, s'avancer avec len-
teur....
Les mêmes , WILLIAM RATCLIFF, pâ/e, tout en désordre, et
couvert de sang.
Marguerite , poussant un cri. — Jésus ! le voilà ! il revient,
c'est le mort , c'est Edouard Ratcliff...
(Elle s'accroupit dans un coin de la chambre , sans mouvement , et le
regard fixe. )
Marie, poussant un cri. — 0 ciel ! est-ce encore la bague de
Douglas que tu viens m'apporter?
Ratcliff, riant avec ironie. — La partie de bague est finie;
j'ai fait deux points ; je n'ai pu enlever le troisième anneau , et je
suis tombé de mon cheval de bois.
Marie, dhm ton de familiarité mêlé de crainte.— Wil-
liam , William, du sang ! viens que je panse la blessure. ( Elle
déchire son voile de noce.) Dieiil ou suis-je? Cruel William ;
mais non, tu es Edouard, et moi je suis Betty-la-Belle ; ta pauvre
tète est tout ensanglantée , la mienne tout égarée. Je ne sais ce
que je fais. Viens, viens, si tu m'aimes, agenouiiles-toi.
Ratcliff , se précipitant à ses pieds. —Est-ce un rêve qui
se joue de moi? Est-ce une réalité? Je suis à genoux devant
Marie, aux pic;ds de Marié ? Petits pieds , n'êtes-vous pas une
image aérienne ? N'allez-vous pas vous évaporer sous mes bai
sers ardents ?
Marie , lui faisant signe de se taire , et le pansant avec
son voile. — Calme-toi; à tes boucles d'or, à ta belle chevelure
il y a du sang qui se fige ; ne bouge pas , tu me couvrirais de
sang; oui , si tu restes calme, je baiserai les beaux yeux.
(Ellelembrasse.) '
Ratcliff. — Ton baiser a chassé la nuit de mes paupières. Je
puis revoir le soleil , je puis revoir Marie.
REVUE DE PARIS. 227
Marie , comme sortant d'un songe. — Marie , moi ! Serais-
lu donc William Ratcliff, toi ? {Elle porte la main à sesyeux.)
Oh! c'est trop souffrir. {Avec un frémissement.) Fuis! fuis
loin d'ici...
Ratcliff se lève brusquement et V enlace dans ses bras . —
Je ne te quitte plus. Je t'aime, Marie ! et tu aimes William, toi !
{Familièrement.) Tu me l'as dit si souvent en rêve. Sais-tu
que nous nous ressemblons? Vois plutôt dans ce miroir j (// la
conduit vers un miroir, et lui montre les deux figures qui
s'y réfléchissent.) tes traits sont plus beaux, plus nobles,
plus purs que les miens ; mais cependant ils leur ressemblent :
même orgueil , même dédain se jouent autour de tes lèvres et les
font tressaillir. C'est la même insouciance. — Parle, dis un mot,
un seul mot.
Marie. — Oh! laisse-moi!
Ratcliff.— Entends-tu ? ta voix a le même son que la miennej
mais elle est bien plus douce ; tes yeux sont bleus comme les
miens, mais ils sont plus étincelants encore. Montre-moi ta
main. (// lui prend la main et la compare à la sienne.)
Vois-tu, ce sont les mêmes lignes. [Il tressaille.) Ah ! la ligne
de la vie est courte comme celle-ci.
Marie. — Oh! laisse-moi, William! fuis, fuis, ils vont
venir.
Ratcliff.— Oui, tu as raison, fuyons! Fuis avec moi , ma
bien-aimée; mon coursier nous attend , le plus rapide coursier
de l'Ecosse entière. {Il tire son épée.) Voici mon glaive, il
nous frayera un passage ; vois comme il brille ! Mais qu'en-
lends-je?
Marguerite , chantant avec délire.
« Comme ton glaive est rouge de sang!
Edouard , Edouard !
J'ai tué ma bien aimée ,
Ma bien-aimée si belle , hélas ! »
Ratcliff. — Qui a prononcé ces paroles de sang? Est-ce nn
hibou, là-bas à la fenêtre ? Est-ce le vent qui souffle dans la
cheminée ? ou bien plutôt celte pâle sorcière accroupie dans
228 REVUE DE PARIS.
ce coin? Oui, c'est elle! Son corps est roide et froid comme le
marbre, et cependant de sa poitrine s'échappent des sons glapis-
sants. {y4vec l'expression de la plus vive douleur.) Tué, dit-
elle , tué... Et il me faudra donc tuer....
Marie.— Tes yeux roulent dans leurs orbites ! Ton haleine est
brûlante ! Ton délire me gagne! Quitte-moi, laisse-moi.
Ratcliff. — Ne résiste pas, ma bien-aimée; la mort est si
douce! .Te t'emmène dans ce beau pays dont nous avons si sou-
vent rêvé ! Viens avec moi , ma tendre amie !
Marie, se dégageant.— Y ms, fuis ! Si le comte Douglas le
trouvait ici....
Ratcliff, furieux. — Nom maudit, parole de mort! Per-
sonne , fût-ce même un dieu , ne te possédera ! Désormais tu
m'appartiens, Marie!
( II veut la percer de son épée. )
Marie , se réfugiant dans le cabinet. — William , tu veux
m'assassiner !
Ratcliff, s'é/aMce après eZ/e.— Tu es à moi Marie, à moi seul.
(On entend Marie crier : William .'.,, Au secours!,.. William ! )
MARGtËRiTE, chantant.
« J'ai tué ma bîcn-aimée ,
Ma bien-aimée si belle , hélas .'
(Les deux fantômes apparaissent par deux côtés opposés, se
placent à l'entrée <hi cabinet , étendent leurs bras l'un vers
l'autre, et disparaissent au moment où William sort du ca-
binet. )
Ratcliff , il tient à la main son épée pleine de sang. —
Halte-là, ne m'échappe pas, pâle image de moi-même, spectre
de nuit ! c'est toi qui as tout fait ! Ta main nébuleuse est encore
teinte de sang ! Viens, combats avec moi , tu as tué Marie!
Mac-Grégor , entre Vépée nue à la main. — On a crié au
secours ! ( apercevant ÏVilliam Ratcliff. ) C'est toi qUe je ren^
contre ici, infâme assassin, toi que je hais !
Ratcliff , éclatant de rire. — Oui , c'est moi. Et moi aussi je
REVUE DE PARIS. 229
te hais, je ne sais pourquoi, mais je le liais! J'ai soif de ton
sang!
(Ils se précipitent Tun sur Tautre et combattent.)
Mac-Grégor. — Infâme !
Ratcliff. — Ha! ha! ha!
Marguerite , chantant.
a Comme ton glaive est rouge de sang.' o
Mac-Grégor, tombant à terre. — Chanson maudite !
{11 meurt.)
Ratcuff, épuisé. — Le serpent venimeux est mort. Je puis
maintenant reposer en paix ! Marie est à moi , ma tâche est finie î
Je suis à toi, Marie ! je suis à toi ! (// entre dans le cabinet ,
on L'entend crier. ) Me voilà , ma douce , ma blanche bien-
aimée !
(Explosion d'une arme à feu. Les deux fantômes apparaissent, se
jettent avec précipitation dans les bras Tun de l'autre , se
tiennent fortement embrassés et disparaissent. Cris confus.)
DOUGLAS , Ge\s de la noce , Domestiques.
Uiî DOMESTIQUE. — Jésus, Jésus ! voici étendu, à terre , notre
seigneur et maître!
Plusieurs voix. — Mac-Grégor !
Douglas.— Mort!... Le noble laird est mort! Cherchez l'as-
sassin ! Fermez les portes du château !
Marguerite , elle se lève lentement, s'approche du cadavre
de Mac-Grégor et dit avec délire. — Hélas, hélas! c'est ainsi
que sanglant et pâle était étendu Edouard RaIclifF, sous les murs
du château ! Le cruel Mac-Grégor avait, dans sa colère , frajjpé
le pauvre Edouard Ratcliff. {Plenrant.) Je n'étais point sa
complice. J'eus seulement connaissance du crime, et \m{Mon-
trant le cadavre de Mac-Grégor) , il a été frappé par William
1 20
250 REVUE DE PARIS.
Ralcliff. William aussi repose maintenant en paix ! Il dort près
de Marie ! Silence ! silence ! ne les réveillez pas.
( Elle entre sur la pointe des pieds dans le cabinet et entr'ouvre les
rideaux. On voit les cadavres de Marie et de William. )
ToM. — Horreur!
Margcerite, riant avec frénésie. — Oh ! comme ils ressem-
blent à Edouard et à Belly-la-Belle !
Henri Heine.
LE BONHOMME
DE PAIN D'ÉPICES.
Grande représentation d'un petit opéra. — Les mouches de Tielbouij.
Vers la fin d'avril 18.., la célèbre ville de Tielbourg était dans
un émoi extraordinaire par l'arrivée d'une tronpe de chanteurs
italiens qui traversait la province en revenant d'une cour du
Nord dont elle avait fait les délices. La salle de spectacle de Tiel-
bourg, qui n'était pas ouverte quatre fois l'an , se trouva en
moins de trois jours débarrassée des toiles d'araignées et de la
poussière , comme par enchantement. On retrouva dans les ar-
moires plusieurs costumes échappés aux vers. Deux décors fu-
rent remis à neufs par le vitrier , qui avait des connaissances
en peinture; c'étaient un salon d'architecture gothique et un
jardin avec bosquets et pavillons. Il restait même encore la moi-
tié d'une forêt , dans laquelle on avait joué les Brigands de
Schiller , et dont le directeur promit de tirer un grand parti ,
en remplaçant les groupes d'arbres effacés par le temps au moyen
d'une toile verte. 11 n'en fallait pas davantage pour monter un
opéra dont un fameux maestro en etti avait composé la mu-
232 REVUE DE PARIS.
eique. L'orchestre , éparpillé dans les guinguettes où il faisait
danser les têtes-rondes de la campagne et les griseltes de Tiel-
bourg, fut rassemblé à son détrompe, et au bout de quelques ré-
pétitions l'opéra du maître en etti marcha sur les roulettes de la
bonne volonté.
Le jour de la représentation , la façade du théâtre était ma-
gnifiquement illuminée de douze lampions, et vers sept heures
du soir les carrosses formèrent sur la place une grande file dont
le roulement fît sortir les marcliands de leurs boutiques. Tous
les notables de la ville avaient retenu des loges , et la cour en-
tière avait promis d'arriver après le lever du rideau. La jeunesse
laborieuse interrompit ses études et dîna sur le pouce pour cou-
lir au parterre. Au moment où les trois coups furent frappés,
la salle était remplie jusqu'aux cintres. On voyait au premier
rang de loges l'élite de la bonne compagnie, la haute banque
ftla magistrature de Tielbourg; aux avant-scènes parurent
bientôt le prince Fandango de Belle-Cuisse et le jeune manjuis
Arabesque de Prime-Abord. L'ouverture fut écoutée religieuse-
ment, au milieu du bruit des portes qui se fermaient et des
chaises qui cherchaient leur aplomb. Le chœur d'introduction
fut à peine interrompu par l'entrée de la comtesse BlanC-d'OEil
et celle de la baronne Falbala. Un silence profond régnait enfin
sur l'assemblée au moment où la prima donna descendait d'un
pied mélancolique le sentier pittoresque suspendu au flanc du
rocher de carton.
Cinquante et un printemps formaient l'âge delà cantatrice ; on
ne lui en aurait pas donné plus de quarante-neuf , tant le fard
et l'optique de la scène sont favorables à la beauté! Elle possé-
dait tous les secrets de son art, maniait admirablement le trille,
feignait à ravir d'être émue, composait dans son cabinet des
mouvements imprévus d'inspiration, se jouait des traits les plus
difSciles sans (|u'on remarquât d'autres indices du travail inté-
rieur que les grimaces du visage et l'obligation d'avaler à chaque
mesure les fiols de la muqueuse salivaire; elle savait en outre
se peindre les yeux à l'encre de Chine pour les faire paraître plus
grands , et se jetait par terre dix fois dans cha(iue opéra. En un
mot, c'était ce qu'on eût jamais vu de plus artiste dans renceinte
de Tielbourg.
La prima donna vint donc se poser comme une bjanche ce-
REVUE DE PARIS. 233
lombe devant le trou du souffleur, et commença aussitôt cette
même cavatine placée en tète de tous les opéras italiens , et
qu'on ne se lasse pas d'entendre depuis si longtemps. L'orches-
tre n'aurait pas osé frapper un accord sur la dominante sans
s'arrêter pendant trois minutes pour laisser à la cantatrice le
loisir de folâtrer dans les agréments et la fantaisie. Les trans-
ports et les bravos éclataient alors dans la salle , et le morceau
arrivait ainsi à la fin après une dizaine de relais et de pauses ,
pendant lesquels on avait le temps d'oublier le motif, ce qui
produisait un effet merveilleux. En prononçant ces mot em-
preints d'une poésie sauvage : Di gioja palpita ilinio core, la
prima donna, sur les charbons ardents de la vocalisation, cris-
jiait tous les muscles de sa figure , comme si elle eût diné avec
de l'arsenic. L'auditoire était voisin du sixième ciel ; il y entra
d'emblée , lorsqu'au mot félicita un effroyable fer à cheval se
dessina sur le frontde la virtuose. Une triple salve d'applaudisse-
ments encouragea ces périlleux efforts. Bientôt la stretta du
morceau vint achever le triomphe de la cantatrice. Il ne lui fal-
lait plus qu'un wf contre-aigu pour porterie délire à son com-
ble; mais ce n'est pas une opération facile que de faire sortir
Vut contre-aigu : la prima donna serra ses deux poings comme
dans les convulsions de l'agonie ; elle ferma entièrement les
yeux , tendit les nerfs de son cou comme des câbles , et baissa
la tête en avant pour ouvrir une bouche énorme ; un creux pro-
digieux se forma entre ses clavicules ; les os des épaules se re-
levant à la hauteur des oreilles , la chanteuse ressembla tout à
coup à un vautour posé sur sa proie. Au moyen de ce procédé,
Vut sortit et prêta un charme divin au tendre mol de : Mio te-
soA-o .' Les portes du paradis furent ouvertes à deux ballants
pour l'assemblée; les bravos tournèrent en cris forcenés , et la
cantatrice rentra deux fois sur la scène pour recevoir les hom-
mages du public, ce qui ajouta un grand attrait au nœud dra-
matique de l'ouvrage représenté.
Au milieu de l'ivresse générale, on remarquait dans une des
loges découvertes une figure de jeune fille d'une entière immo-
bilité , qui ne semblait prendre aucune part à la frénésie du pu-
blic. Elle concentrait son attention dans l'examen des petits
dessins gravés sur son éventail d'ivoire ,et ne montrait aux ac-
teurs que son profil. Sa mère la marquise Syncopade Voic-Lac-
20,
23i REVUE DE PARIS.
tée , et son lutour , le conseiller Gérondif de Pimprenelle , qui
étaient assis à ses côtés , lui reprochèrent son indifférence :
— A quoi pensez-vous donc, Exotique? disait la marquise^ Ce
n'est pas la peine qu'on vous amène au théâtre , si vous ne pou-
vez pas même sentir les beautés de ce grand chef-d'œuvre du
maestro en etti. Voiis n'êtes qu'un enfant ; mais enfin , les filles
du président Abat-Jour ne demeurent pas indifférentes comme
vous à la musique.
— Il est certain , ma chère pupille, ajouta le conseiller, que
vous montrez une froideur désespérante pour ce superbe ou-
vrage,
— Ce n'est pas ma faute, répondit la jeune fille , si ces acteurs
ne me font aucune illusion. Je ne comprends pas ce qu'il y a
de si touchant dans leurs éternelles roulades.
La marquise haussa les épaules. Cependant le lendemain de
cette belle représentation, qui était un dimanche, Exotique fut
encore querellée pour un motif bien différent. Elle pleurait en
écoutant l'orgue de la cathédrale, tandis-que sa mère mangeait
des pastilles de menthe , et la marquise lui reprocha justement
de ne rien faire comme tout le monde.
Avant d'aller plus loin, nous devons api)rendre au lecteur
comment se passaient les choses à Tielbourg en l'année 18...
Au rebours des autres pays du monde , où les caractères et les
destinées des gens marchent d'une façon logique et naturelle, il
paraît qu'à Tielbourg existait une nuée de mouches à queues
fourchues qui piquaient les habitants , en dépit des moustiquai-
res, et les gouvernaient de la manière la plus bizarie. Personne
n'échapi)ait à ces morsures, et, pour cette raison , chacun allait
au gré de sa mouche sans avoir le temps de s'étonner des sin-
gularités de son voisin. Un voyageur français, homme mysté-
rieux , nommé Col-de-Chemise , et que je soa|>çonne fort d'être
versé dans la magie noire , possédait seul une eau qui le préserva
(les piiiùres, en sorte qu'il put se régaler de la bière et du jam-
bon de Tielbourg sans aucun inconvénient, et observer à son
aise les manies des habitants. C'est d'après ses notes que nous
écrivons cette histoire merveilleuse d'un bonhomme de pain
d'épices.
Les mouches de Tielbourg épargnaient volontiers les enfants
et quelquefois même les jeunes filles jusciu'à un certain âge ^
REVUE DE PARIS. 235
mais il arrivait toujours un instant où il fallait subir leur in-
fluence. Le lecteur aura sans doute compris que ces animaux
diaboliques s'étaient rués sur la population entière le jour de la
grande représentation de l'opéra ; que le maestro en etti devait
à cette heureuse rencontre son prodigieux succès, et la canta-
trice ses applaudissements. Il a déjà deviné aussi que la jeune
Exotique, seule dans tout l'auditoire, n'avait point encore reçu
de morsure, et que de là venaient son indifférence et le cour-
roux de sa mère. Hâtons-nous d'ajouter , pour rassurer le lecteur
bénévole, que les mouches foui chues de Tielbourg n'étaient pas
précisément venimeuses, et que rarement elles faisaient le mal-
heur de celui qu'elles piquaient ; presque toujours , au contraire,
elles inspiraient des manies consolantes, en exagérant l'amour-
propre et la présomption , en fournissant des illusions agréables
et en détruisant radicalement le germe de la modestie. Comme
il faudrait plusieurs in-quarto pour rassembler tous les phéno-
mènes opérés par les morsures de ces insectes , nous nous bor-
nerons à donner ceux qui nous ont été fournis par les person-
nages de cette histoire , et nous renverrons les savants à la
prochaine édition du Dictionnaire des Sciences naturelles ,
dont l'article cas rares aura seul plus de douze volumes à cause
des mouches de Tielbourg. Voici, en attendant, l'effet produit
par la piqûre de ces volatiles sur le conseiller Gérondif de Pira-
prenelle et la marquise Syncopa de Voie-Lactée. ,
A trente ans la marquise s'était trouvée veuve avec une grande
fortune et une petite fille de quatre ans. Un jour l'aile du lem\is
ayant fait sur son visage une trace légère, la belle dame fut
saisie d'un effroi mortel.
— Non , disait-elle d'un ton plaintif , ni l'esprit , ni les affec-
tions, ni la fortune, ne sauraient compenser la perte de la jeu-
nesse. Je ne voudrais pas revenir à vingt ans , parce qu'on est
encore dans l'enfance; mais je donnerais tous les autres biens
que le ciel m'a envoyés pour conserver le bel âge où je suis, ce-
lui de la trentaine.
Une mouche qui |)assait dans la chambre s'abattit aussitôt
entre les deux yeux de la marquise, et la mordit; puis l'insecte
s'envola en se frottant les antennes. Dès cet instant les souhaits
de l'aimable veuve furent plus qu'exaucés , car elle s'imagina
toujours avoir vingt-cinq ans. Non-seuleraent elle ne voyait plus
236 REVUE DE PARIS.
les ravages des années sur sa personne, mais elle ne savait
même plus le comple de son âge, et lorsqu'elle le calculait sur
ses doigts , elle arrivait toujours au chiffre vingt-cinq. Tandis
que le temps glissait ainsi sur elle sans Teffleurer, elle en remar-
quait , au contraire , les effets sur autrui avec un certain plai-
sir. Sa fille était seule exceptée , grâce à la mouche fourchue,
et vainement Exotique entrait dans sa vingtième année; la mar-
quise persistait à la supposer dans la végétation de l'enfance.
La marquise Syncopa aimait Exotique de cette tendresse alter-
nativement indolente et impétueuse dont les femmes très-jeunes
sont susceptibles pour un rejeton portant les lisières et le bour-
relet. Lorsque la demoiselle venait à se heurter le front contre
une porte, la mère gourmandail la nourrice de laisser ainsi la
petite marcher toute seule dans la maison. Jamais on ne condui-
sait Exotique au bal, parce que les enfants doivent se coucher
de bonne heure, et lorsqu'elle avait obtenu la permission d'aller
au spectacle , c'était pour la récompenser d'avoir bien pris sa
leçon de piano. «
De son côté, le conseiller Gérondif de Pimprenelle, sans
avoir été piqué par la même mouche que la marquise, avait sim-
plement cette fatuité naturelle qui fait que chacun se contente-
rait de s'arrêter au nombre d'années déjà écoulées, craignant
de perdre de son mérite en rétrogradant. 11 croyait volontiers
que les hommes gagnent comme le bon vin, et le jour qu'il eut
cinquante-quatre ans , il pensa aussitôt que c'était le plus bel
âge de la vie. N'ayant pas les mêmes raisons que la marquise
pour nier la croissance d'Exotique, il découvrit tout à coup, en
la voyant passer au milieu du jardin , que sa taille ronde avait
dépassé les plus hautes fleurs, et qu'elle prenait tous les airs
d'une feihme dans l'épanouissement de sa beauté.
— Hélas! dit-il en soupirant, pourquoi faut-il qu'elle ait tou-
jours eu l'habitude de me considérer comme un père ! Elle est
jeune, riche, belle ; si je l'épousais, je n'aurais point de compte
de tutelle à rendre. Si je pouvais donc en être aimé !
A ces mots, une mouche fourchue se glissa dans les cheveux
gris du conseiller Gérondif et le mordit sur la protubérance de
l'approbativité ; puis elle s'envola doucement à reculons en lui
montrant les cornes avec ses antennes.
— Pardieu ! «lu'y a-t-il de plus simple .^ reprit aussitôt le lu-
REVUE DE PARIS. 257
teur. Plaisons-lui, à cette chère petite ; cessons de lui parler le
langage d'un père , et que son jeune cœur s'ouvre à l'amour. Je
veux devenir son époux; je lui plairai.
Depuis ce moment, lorsque Exotique demandait chaque matin
au conseiller Gérondif s'il était en bonne santé , si ses fleurs
n'étaient pas cassées par la pluie, ou s'il avait gagné au reversi,
le digne homme faisait un clignement d'yeux significatif et se
disait intérieurement :
— Elle commence à m'aimer.
Tous les matins il regardait avec un plaisir croissant ses yeux
ridiculement amandes , ses larges narines et cette distance
énorme du nez à la bouche à laquelle il était impossible d'assi-
gner une utilité. Si on lui demandait :
— Quand donc mariez- vous votre belle Exotique?
— C'est mon affaire, répondait-il, et ce sera plus tôt qu'on
ne croit.
La même question adressée à la marquise obtenait une autre
réponse : _
— 3Iais , après moi, je pense! disait la veuve avec étonne-
ment.
Souvent il arrivait que ces deux personnages, sous l'influence
de leurs piqûres , se livraient ensemble aux douceurs d'une con-
versation expansive. La marquise s'étendait au long sur le bon-
heur d'être encore jeune et belle, et le conseiller s'émerveillait
de sa supériorité sur les jeunes gens les mieux tournés. Chacun ,
en voyant les illusions de l'autre , se sentait pris d'un peu de
doute et de frayeur; mais on se rassurait bien vite chacun de
son côté, la marquise en courant à sa psyché, et le conseiller en
jetant un coup d'œil sur son miroir à barbe.
On verra tout à l'heure quelles graves conséquences résultè-
rent de tout cela.
II.
Tourments de Mlle Exotique. — Où les jeunes filles prennent-elles
tout ce qu'elles sentent?
Au milieu de ce monde renversé , la jeune E.xotique avait at-
2ô8 REVUE DE PARIS.
teint, sans qu'on y prît garde , ses dix-neuf ans, et par un jeu
malin de la nature, elle s'était plus formée de corps et d'esprit
qu'on ne l'est à cet âge dans le pays de Tielbourg.
Exotique était grande, sa tète d'une proportion élégante était
posée sur un cou de cygne qui donnait une grâce infinie à ses
attitudes. Ses yeux très-fendus restaient habituellement à demi
fermés , et les prunelles étaient d'une couleur rare qu'on pour-
rait appeler vert-de-mer. Ses sourcils bien arqués donnaient au
regard une expression singulière en se réunissant presque dans
leur courbe à la naissance du nez. Sa bouche s'épanouissait
dans le sourire avec un charme voluptueux. Malgré la pâleur
de son teint et un peu de maigreur, un œil exercé pouvait aisé-
ment découvrir dans sa personne tous les feux secrets des pas-
sions naissantes. C'était surtout par le son vibrant de sa voix et
par l'accent qu'elle donnait à certains mots, qu'on devinait
combien cette jeune fille était capable de s'émouvoir. La pre-
mière fois que le voyageur Col-de-Chemise aperçut Exotique , il
fut frappé du contraste étrange qui existait entre l'organisation
de la jeune personne et le milieu dans lequel sa vie se passait.
En voyant traiter comme un enfant cet être qui réunissait foutes
les qualités nécessaires à une héroïne de roman, il pensa aussi-
tôt qu'un orage éclaterait infailliblement quelque jour sur cette
maison ; il ne se laissa conduire chez la marquise qu'avec crainte
et réserve , et jamais sans avoir fait par précaution un usage
immodéré de l'eau merveilleuse qui éloignait les mouches de
Tielbourg.
Sans doute Exotique sentait qu'elle eût perdu ses peines à vou-
loir que sa mère changeât de manières à son égard. Elle com-
prenait aussi qu'elle n'aurait fait ((u'exciter la surprise et la
colère de la marquise en se révoltant contre la qualification
d'enfant qu'on lui donnait. N'ayant donc personne à qui confier
«;es premiers mouvements d'un cœur qui se développe , ces sen-
timents vagues qui étonnent les jeunes filles, et qu'une mère
peut seule diriger, elle prit l'habitude de renfermer en elle-même
ses pensées et ses rétlexions. Elle avait essayé quelquefois ,
obéissant malgré elle à sa nature passionnée, de parler à la
marquise le langage que |)ermet l'âge de puberté ; mais au lieu
de comprendre son trouble , et de la rassurer avec tendresse, la
mère n'avait fait que rire des paroles de la petite. Ce n'est jamais
REVUE DE PARIS. 239
en vain que les élans d'un jeune cœur viennent se briser conlre
l'indifFérence ou la plaisanterie ; Exotique jura de ne plus s'ex-
poser à rougir, et ne s'étudia plus qu'à dominer ses sensations.
Le public, qui prend les gens pour ce qu'ils se montrent, la crut
bientôt froide jusqu'à TinsensibilUé absolue ; aussi le soir de la
grande représentation de l'opéra du maestro en ctti, les filles
enthousiastes du président Abat-Jour, voyant de loin leur jeune
amie qui regardait les petites figures gravées sur sou éventail ,
se penchèrent à l'oreille l'une de l'autre pour se dire .
— Combien nous devons remercier le ciel de ne nous avoir
pas donné une âme de glace comme celle d'Exotique !
Et le prince Fandango de Belle-Cuisse , ayant rencontré au
bout de son télescope cette figure d'une douceur impassible, dit
au marquis Arabesque de Prime-Abord :
— Quel dommage qu'une si gentille personne ne soit qu'un
marbre inanimé !
Mais tout ce monde fût tombé à la renverse s'il eût pu voir
par le trou d'une serrure à quel point Exotique était différente
de ce qu'elle semblait , une fois qu'elle avait poussé les verroux
de sa chambre à coucher. Là, elle se livrait dans le silence de
la nuit aux improvisations les plus romanesques j elle adressait
à des êtres imaginaires les discours les plus passionnés. Quel-
quefois elle dérobait un volume de Schiller dans la bibliothèque
du conseiller Gérondif , et déclamait jusqu'au lever de l'aurore
les pièces du grand dramaturge avec des accents pleins de mé-
lancolie et d'emphase. Quand la situation des jeunes premières
persécutées devenait trop affreuse, elle s'interrompait pour ver-
ser un torrent de larmes , et trouvait ainsi un soulagement à ce
besoin d'émotion qui déchirait son cœur. Elle dénouait ensuite
ses cheveux et respirait l'air frais de la nuit, sur son balcon,
jusqu'à ce que le sommeil gagnât ses paupières.
Comme au temps où elle avait quatre ans , Exotique était as-
sise à table sur une chaise haute j elle buvait dans une timbale
d'argent , et la nourrice , debout auprès d'elle, lui coupait les
morceaux et veillait à ce qu'elle ne fît pas de taches sur ses
robes. La marquise le voulait ainsi ; mais en dépit de ces ar-
rangements , la taille élevée de la jeune fille la faisait plutôt
ressembler à une princesse qu'à un enfant.
Ainsi se passaient les repas chez la marquise, et telle était la
240 REVUE DE PARIS.
vie d'Exotique. Cependant l'exaltation de la jeune fille alla tou-
jours croissant à mesure que son insensibilité apparente deve-
nait plus remarquable. Ce fut bientôt une espèce de manie , et
selon la marche de ces dérangements de la nature, tout ce qui
aurait pu dès le principe servir de remède produisait un effet
contraire. Exotique en vint à mépriser les petites émotions et
jusqu'aux plaisirs de son âge , dont la privation avait causé le
premier mal. Lorsque les filles du président Abat- Jour lui par-
laient avec admiration d'une fleur artificielle ou d'un air d'o-
péra-comique , elle s'étonnait qu'on pût prodiguer tant d'intérêt
à des choses qui n'en valaient pas la peine , et son indifférence
n'était plus une comédie. Lesbals d'enfanis eux-mêmes n'avaient
plus aucun attrait à ses yeux. Son imagination allait au delà
de tout ce qu'on lui avait laissé désirer , et lorsque par hasard
ces simples jouissances dont on l'avait imprudemment sevrée
venaient s'offrir à elle, leur fadeur achevait de la décourager.
Il fallait que le mal fût bien grand, puisque les compliments
que lui adressa un soir le prince Fandango de Belle-Cuisse ne
firent naître aucune rougeur sur ses joues. La marquise don-
nait un roïit ce jour-là , et la petite avait reçu la permission de
veiller jusqu'à dix heures trois quarts. On l'avait même laissée
boire une tasse de thé noir et occuper un fauteuil dans le
cercle , comme une grande personne. Le prince lui dit tout haut
qu'elle était chaussée divinement et que sa robe lui allait à ravir,
ce dont les autres jeunes filles ressentirent beaucoup de jalousie.
Elle demeura pourtant indifférente et quitta la réunion sans re-
grets quand sa nourrice vint la chercher. Le voyageur Col-de-
Chemise , qui assistait à ce rout de la marquise Syncopa de
Voie-Lactée , où il faillit s'endormir profondément , obtint seul
un peu d'attention de M"*' Exotique, en lui parlant du laisser
aller de la bonne compagnie française , et des charmes qu'on
trouve à Paris dans le commerce des plus grands personnages,
qui font plus de cas de l'esprjt que de l'étiquette et ne craignent
rien tant que l'ennui.
— Je vois, monsieur, dit Exotique avec sévérité, que la
France est un pays perdu , et que les bons usages ne se trouvent
plus qu'à Tielbourg.
A ce peu de mots dont la portée consistait uniquement dans
l'accent qui les accompagnait, le voyageur Col-de-Chemise nous
REVUE DE PARIS. ^ 241
a souvent assuré qu'il avait reconnu daus l'imagination de la
jeune personne une perturbation profonde.- Malgré les tasses de
thé qu'il avala pour se remettre de sa surprise , et en dé|)it des
conversations insipides qui animèrent le rout , il ne put maî-
triser son effroi , et se retira , comme Simonide , craignant que
la foudre ne vînt à tomber sur la maison à l'heure même , tant
le danger lui paraissait proche et inévitable. Le lecteur ap-
prendra au suivant chapitre que ces pressentiments n'étaient
pas dénués de raison.
III.
Ou l'on voit apparaître le héros de celte histoire.
Le lendemain de ce beau rout donné par la marquise Syn-
copa de Voie-Lactée était un jour de grand fête et de kermesse ;
la coutume du pays voulait que l'élite de la société Tielbour-
geoise descendit en toilette voir les danses. Les femmes de
chambre de la marquise mirent leurs bonnets ronds et s'en al-
lèrent sur le pré , bien résolues à se divertir comme il faut. Les
garçons de la campagne et les jeunes ouvriers faisaient des
gambades à perdre haleine, et les fillettes secouaient leurs ju-
pons au bruit des clarinettes et des violons , tandis que leurs
pères se grisaient sous les tonnelles. Deux rangées de boutiques
foraines bordaient les côtés de la promenade. Les dames ga-
gnaient des tasses à la loterie; les enfants mangeaient des gâ-
teaux, et les parfums de la friture se répandaient sous les
acacias. La joie et les rouges couleurs que donnent le grand
air et l'exercice brillaient sur tous les visages populaires. La
marquise Syncopa , entourée de quelques amis , porta ses pas
nonchalants à l'endroit oii se tenait la kermesse. Exotique ne
partageait pas la répugnance qu'inspiraient à sa mère le plaisir
et les cris des petites gens. Elle prit le bras de son tuteur et
l'entraîna au milieu des groupes les plus bruyants. La gaieté
franche et la liberté des grisetles excitaient son envie et sa cu-
riosité. 11 fallut que M. le conseiller Gérondif la conduisît par-
tout et lui fît voir les spectacles ambulants et les marionnettes.
En passant devant un tréteau de bois , derrière lequel élait
1 21
242 • REVUE DE PARIS.
assise une vieille femme , Exotique remarqua un cercle de jeunes
filles qui paraissaient fort occupées :
— Ma belle demoiselle ! s'écria la vieille , ne voulez-vous pas
savoir votre bonne aventure? Montrez-moi seulement votre jolie
main , et ce sera bientôt fait.
Sans demander la permission à son tuteur , Exotique ôta son
gnnt et présenta sa main gauche à la sorcière.
La diseuse de bonne aventure considéra longtemps le creux
de la main , en étudia les lignes, regarda ensuite le front et les
yeux de la demoiselle en grommelant entre ses dents ; puis elle
prit son cornet de fer-blanc, et le posant à l'oreille d'Exotique;
elle lui dit tout bas :
— Nous avons de la mélancolie, ma belle enfant, n'est-ce
pas ?
— C'est la vérité , répondit Exotique.
— Et votre chagrin , poursuivit la vieille, vient de ce que
votre cœur n'est pas satisfait ; mais cela ne peut pas durer. Celui
que vous attendez viendra enfin. C'est un joli petit cavalier, il
est discret et tendre. Il vous aimera tout de bon , tout de bon.
— Et le rencontrerai-je bientôt? demanda la demoiselle en
rougissant.
— Peut-être dans un instant. Regardez bien le premier gar-
çon que vous allez rencontrer ; il se peut que ce soit lui.
— Bonne femme , interrompit le conseiller , j'espère que vous
n'oseriez rien dire à ma pupille qu'une personne de son âge ne
doive entendre.
— Je suis une honnête devineresse , monsieur le conseiller Gé-
rondif de Pimprenelle , et , dé plus , je paye une patente de douze
florins.
— Ce vieux galant qui vous accompagne , dit la vielle à Exo-
tique , voudrait vous conter des douceurs ; mais ce n'est pas
|)0ur lui que Dieu fait les belles filles comme vous. I! vous con-
trariera dans vos amours. Tenez ferme. Vous avez du caractère.
Vous épouserez votre joli petit amoureux... Par l'eau , le feu et
la potence ! ajouta la sorcière à haute voix , si ce n'est la vérité ,
je vous rendrai le demi-gulden que vous allez me donner, et je
le convertirai en or pur pour vous le remettre.
Le conseiller jeta un gulden entier sur la table et emmena sa
pupille.
REVUE DE PARIS. 243
— Merci , monsieur Gérondif , mon beau seigneur, mon su-
perbe cavalier, disait la vieille. C'est bien payer, prince que
vous êtes ! mais prenez soin de vos fleurs ; gardez que la plus
belle ne s'étiole faute d'être arrosée comme il faudrait , et mé-
fiez-vous des mouches fourchues.
— Ces gens-là sont de la police de Tielbourg . murmurait le
conseiller ; de là vient qu'ils savent nos noms et qu'ils disent
des choses qui surprennent.
Exotique , toute pensive à cause des prédictions de la vieille,
n'écoutait pas son tuteur , et cherchait au loin , sous les acacias ,
le bien-aimé qui allait venir. Elle répétait intérieurement :
— Il sera discret et tendre. Il vous aimera tout de bon , tout
de bon. Regardez bien le premier garçon que vous allez ren-
contrerj il se peut que ce soit lui.
Son sang battait dans ses artères et parcourait avec vivacité
toute sa personne, tantôt se précipitant vers les joues et les
tempes , tantôt refoulé tumultueusement vers le cœur.
— Moi aussi, pensait-elle, je serai pleine de tendresse; je
l'aimerai tout de bon. Je mourrai d'amour pour lui. Je pleurerai
toutes les nuits pendant son absence, et je m'évanouirai de joie
et d'ivresse chaque fois qu'il reviendra. Je serai malade et lan-
guissante, si on nous sépare. Je m'empoisonnerai avec de l'o-
pium , en croyant par erreur qu'il en aime une autre. Je recon-
naîtrai ma méprise en rendant le dernier soupir ; ô bonheur !
Et après bien des larmes et des traverses, nous serons unis et
il me pressera entre ses bras palpitants. Nous verrons alors si
on me traitera encore comme un enfant. Je saurai bien prouver
que je ne suis pas une petite fille. Il va venir! où est-il, mon
bien-aimé ? C'est le premier cavalier que je dois rencontrer. Oui .
je vais t'aimer à en mourir, premier beau jeune homme qui
l'ofiFriras à mes regards. Viens . mon âme vole au-devant de tes
pas.
Tandis qu'Exotique parlait ainsi , une petite mouche four-
chue, attirée par sa blanche collerette, s'était abattue sur son
épaule. Elle se promenait entre les plis et prenait ses ébats dans
les festons et la dentelle. Arrivée par hasard au défaut de la robe
et du fichu de soie, la mouche posa ses pattes sur une peau ve-
loutée dont la douce chaleur lui causa une sensation délicieuse.
Elle se glissa par la coulisse de la chemisette , et se lança dans
244 REVUE DE PARIS.
cet abîme inconnu en décrivant des courbes capricieuses sur
tout le haut du corps de la jeune fille.
M. le conseiller Gérondif de Piraprenelle, voyant sa pupille
qui rêvait , voulut l'égayer un peu.
~ Il faut que je vous paye votre kermesse , ma chère enfant,
lui dit-il.
Et quittant le bras d'Exotique , il courut à une boutique fo-
raine.
— Devinez ce que je vous ai acheté ? dit le conseiller en ca-
chant soigneusement son emplette sous sa redingotte à bran-
debourgs.
— Quelque porcelaine de Saxe ou quelque friandise , répondit
la demoiselle d'un air boudeur.
— Ce n'est pas cela : j'ai choisi pour vous un petit amou-
reux , un joli garçon qui a l'air fort dégourdi.
M. Gérondif étendit le bras et suspendit devant les yeux de
sa pupille un admirable bonhomme de pain d'épices qui avait
une coudée de hauteur.
A ce moment la mouche fourchue, perdue dans le dédale des
habillements de femme, était en proie au désespoir, et ne sa-
chant plus quelle route prendre pour retrouver la lumière , elle
tira son dard et piqua profondément la jeune fille au-dessous
du sein.
— Eh bien ! disait le conseiller , comment trouvez-vous voire
petit amoureux?
— C'est lui! s'écria. Exotique en saisissant le bonhomme de
pain d'épices. C'est celui quç mon cœur attendait. Te voilà en-
fin , mon bien-aimé ! Viens à moi , et ne nous séparons plus ; j'ai
trop souffert loin de toi.
Elle donna au bonhomme un tendre baiser sur les lèvres , et
devint pâle de plaisir.
Il faut dire que le cadeau de M. le conseiller Gérondif de Pim-
prénelle était le plus joli bonhomme de toute la foire de Tiel-
bourg. Il représentait un petit raffiné en costume du xvii» siè-
cle. .Son manteau était posé avec grâce sur son épaule gauche
et retroussé par sa rapière. Il avait le poing sur la hanche et
portait des bottes élégantes. Son justaucorps bien serré était
boulonné avec des anis blancs ; ses yeux , figurés par deux pail-
If'lles d'or, brillaient d'un éclat éblouissant, qui donnait à sa
REVUE DE PARIS. 245
physionomie quelque cliose d'audacieux qui inspirait le respect.
— Mais voyez donc comme il est beau ! disait Exotique d'un
ton animé. Quel air noble et doux ! que de grâce ! quelle tour-
nure agréable ! Voilà vraiment le modèle des bonnes manières ;
ni embarras ni fatuité dans la tenue ! Et ses yeux ! que le feu de
l'amour et de la fierté leur donne de charmes ! Ceux des autres
hommes ne sont que des yeux de poisson bouilli à côté des siens
0 mon petit bien-aimé ! je n'ose plus te reprocher d'avoir tardé
si longtemps, en voyant combien tu as gagné dans tes voyages.
C'était pour te présenter avec plus de mérite devant ta fiancée ,
pour te rendre digne de moi. Tu n'a pas voulu qu'il existât sous
le ciel un seul être plus parfait que mon époux. Je n'ai pas la
force de te gronder. — Mon cher tuteur , je vous remercie mille
fois d'avoir pensé à l'avenir de votre Exotique , et deviné les
besoins de son âme. Vous avez su choisir le seul fiancé qui pût
me plaire. Vous nous unirez bientôt , n'est-ce pas? Vous ne souf-
frirez plus qu'on nous arrache l'un à l'autre? J'ai assez vécu
dans la solitude et l'ennui. Je vous devrai mon bonheur, et je
veux achever mes jours entre vous et le petit bien-aimé dont
vous m'avez fait présent.
M. le conseiller croyait comprendre subtilement que ces dis-
cours passionnés s'adressaient à lui par un ingénieux détour.
Le grand prix qu'Exotique attachait à son cadeau ne pouvait ve-
nir que de la main qui l'offrait. C'était évidemment de lui que
la jeune fille entendait parler en disant qu'elle ne voulait plus
de la solitude ni des séparations. L'heureux amant pouvait-il
être un autre que lui-même , et toutes ces caresses n'étaient-elles
pas faites pour lui donner adroitement un échantillon du plai-
sir qu'aurait Exotique à devenir M^^^ la conseillère Gérondif de
Piraprenelle ?
— Oui, ma douce amie, répondit le tuteur , j'avais deviné ce
que votre petit cœur souhaitait tout bas ; je l'avais lu dans vos
regards. Vous serez unie bientôt à votre bien-aimé. Donnez -moi
seulement un mois ou deux pour décider votre mère, car vous
savez qu'il faut aller avec ménagement et ne point heurter les
idées de M^^^ la marquise.
— Hélas! s'écria douloureusement Exotique, je tremble qu'elle
ne s'oppose à mon bonheur.
— Rassuiez-vous ; nous la fléchirons. Laissez-moi le soin de
21.
246 REVUE DE PARIS.
conduire cette affaire j tout ira bien. Prenez patience et fîez-
voiis à ma tendresse.
Dans ce moment la marquise vint à passer.
— Bon Dieu ! dit-elle en voyant le bonhomme de pain d'épî-
ces, que voulez-vous faire de ceci , Exotique?
~ 0 ma mère ! ne vous fâchez pas, je vous en conjure ! ré-
pondit la jeune fille ; si j'ai permis à ce beau cavalier de me
faire sa cour avant d'avoir obtenu votre agrément, c'est que mon
tuteur me l'a présenté comme un amoureux ; mais avant de s'u-
nir à moi devant les autels, il vous témoignera son respect. II
sait bien que pour me plaire il doit commencer par se mettre
dans vos bonnes grâces.
— Eh! où donc avez-vous appris toutes ces phrases, petite
fille ? Je dispense votre amoureux de me faire sa cour, et je lui
donne la permission de vous accompagner à toute heure. J'aime
mieux que vous le preniez pour mari que de vous le voir man-
ger. Puisque c'est un cadeau de M. le conseiller , je n'ai pas
envie de vous le retirer.
Le voyageur CoI-de-Chemise, qui était présent à celte scène ,
frissonnait des pieds à la tête.
— Les enfants, lui dit la marquise tout bas , ont quelquefois
d'étranges idées lorsque la croissance se prépare.
— 11 faut pourtant, murmurait M. Gérondif de Piniprenelle ,
que cette folie de croire sa fille en bas âge ait une fin. Cela de-
vient intolérable.
Le voyageur étranger tenait à s'assurer de l'état mental de
la jeune personne.
— Prenez garde, mademoiselle, dit-il avec intention; n'é-
coutez pas trop les discours de ce petit cavalier. Je l'ai rencon-
tré en Italie , où il se montrait fort assidu auprès d'une jolie
princesse.
— Je sais qu'il s'ouvre tous les cœurs , répondit Exotique.
— Mais il a méchamment abandonné cette jolie princesse, qui
se meurt de chagrin â cause de son infidélité.
— C'est pour voler auprès de mol qu'il l'a dédaignée.
— Mais alors, mademoiselle, il ne devait pas chercher
à plaire à cette infortunée , puisqu'il était amoureux d'une
autre.
— Ce n'est pas sa faute si on ne peut le voir sans Faimér.
REVUE DE PARIS. 247
— Je vous le signale pour un homme dangereux et perfide,
— Les gens dangereux et perfides, dit Exotique avec indi-
gnation, sont ceux qui veulent jeter la désunion entre les
amanls, et qui inventent pour cela d'odieuses calomnies.
— Je ne calomnie point, mademoiselle, et je lui dirai en
face, à lui-même, qu'il est un vil séducteur.
— 0 ciel ! s'écria la jeune fille , une querelle ! un duel ! Non ,
vous ne vous bâtirez pas ! Viens, mon bien-aimé ; fuyons ensem-
ble ! Je te cacherai à toutes les poursuites.
Exotique saisit son tuteur par le bras et l'entraîna bien
loin de la kermesse , aussi vite que l'âge du conseiller le per-
mettait.
— La voilà partie , pensa le voyageur Col-de-Chemise ; en-
core une victime des mouches fourchues!
Et il rentra aussitôt chez lui pour faire une énorme consom-
mation de son eau préservatrice.
IV.
Amours paisibles. — Conversations inlimcs , où Exotique fait les
demandes et les réponses.
En peu de jours, un changement absolu s'opéra dans les
manières et l'humeur de la belle Exotique. Celte mélancolie
enracinée, cette amertume du langage qui résultait du senti-
ment de sa fausse position et de son isolement sur la terre, tout
cela parut s'évanouir pres(iue subitement. La douceur, la bien
veillance et la gaieté animèrent son visage et son esprit, et lui
prêtèrent mille charmes nouveaux auxquels la beautésLule n'avait
pu suppléer. Les méprises de sa mère ne la mettaient plus au
désespoir; l'harmonie et le bien-être s'étaient rétablis dans son
âme et sa personne. Cette concentration de toutes ses pensées ,
qui l'obligeait à un morne silence, symptôme certain du trou-
ble intérieur des jeunes filles , semblait changée au contraire
en un besoin agréable d'épanchement et de communication.
Elle partageait ce goût exquis des arts , cette admiration pres-
([ue exagérée des filles du président Abat-Jour pour les belles
choses; elle s'extasiait voiontiers , avec ces aimables demoi-
248 REVUE DE PARIS.
selles, sur un portrait au pastel, une fîeur de tapisserie ou
un pot-pourri pour le piano. Enfin , si la troupe italienne
ne fût point partie , on aurait vu peut-être Exotique pleurer en
écoutant la musique du maestro en etti , se balancer ivre de
joie , et battre des mains pendant l'effroyable cavatine de la
prima donna.
La tendresse qu'elle témoignait à son tuteur et à sa mère
était une réparation de sa froideur passée. M. le conseiller
Gérondif s'en montrait fort touché , mais non surpris : la mar-
quise avait ses raisons pour penser à autre chose, et n'y prit pas
garde. On l'entendit pourtant un matin s'écrier en embrassant
sa fille :
—Je suis contente de vous, ma petite; votre caractère gagne
beaucoup.
Puis elle ajouta par réflexion :
— Lorsque la santé des enfants est bonne, on le reconnaît
à leur humeur : ils sont plus caressants, plus dociles et même
plus gentils. Je commence à espérer que ma lille aura de la
beauté.
Exotique devenait une femme accomplie. Jusqu'alors elle
n'avait pris ses leçons de chant et de piano que par obéis-
sance ; mais il se trouva tout à coup qu'elle jouait avec ex-
pression, qu'elle saisissait le style et l'esprit des morceaux , et
que son âme avait enfin passé dans sa voix. La marquise Syn-
copa de Voie-Lactée craignait de se donner le ridicule des mères
qui obligent leurs amis à écouter les enfants bégayer des so-
nates ou des romances; mais comme on pria beaucoup Exotique
de chanter à l'un de ses routs , elle permit à la jeune personne
de se faire entendre. Exotique chanta plusieurs mélodies d'un
jeune compositeur nommé Schubert qui n'était pas encore très-
connu , et l'intelligence , le sentiment parfait de chaque mor-
ceau, la sensibilité dont elle fil preuve, remplirent l'auditoire
d'étonnement et d'admiration. Les filles du président Abat-Jour
déclarèrent que jamais ni Pasta, ni Malibran, n'avaient approché
de cette perfection. Les jeunes gens applaudirent à outrance. Le
professeur de guitare de la cour , dont Exotique n'avait pas
voulu prendre de leçons , laissa tomber de surprise et de dépit
sa tasse de thé sur sa culotte.
— Cette jeune fille est un ange ! s'écria le prince Fandango
REVUE DE PARIS, 249
de Belle-Cuisse ; j'ouvre enfin les yeux , elle seule est digne de
mon cœur.
— Elle est arrivée à sa perfection , pensa le marquis Arabesque
de Prime-Abord; le moment est venu de voler auprès d'elle.
Mettons notre amour à ses pieds,
La demoiselle eut aussitôt une cour nombreuse et galante;
mais l'étranger Col-de-Chemise devina bien à ses réponses qu'on
arrivait trop tard pour lui plaire , et que les chances de succès
eussent été bien plus grandes à l'époque des ennuis et de la lan-
gueur d'Exotique, Comme il craignait qu'elle ne lui eût gardé
rancune , il s'approcha d'elle et lui dit fort poliment, mais en
homme qui en savait plus long que les autres :
— Combien je suis satisfait, mademoiselle, de voir l'heureux
état de votre santé , de votre cœur et de voire esprit !
— Sans doute, répondit-elle, cela doit vous étonner; mais
il parait que nous sommes les jouets de puissances inconnues et
capricieuses. Mon esprit est resté longtemps dans un état sem-
blable à celui des limbes. Un vague ennui accompagnait toutes
choses; rien ne pouvait me plaire. Cette musique , ce chant, qui
à présent remplissent mon âme de bonheur , m'avaient toujours
semblé un exercice monotone et fatigant auquel les doigts et le
gosier seuls prenaient part. Jusqu'à ce jour , les gens parlaient,
selon moi, pour ne rien dire, et je demeurais silencieuse, afin
de ne pas les imiter. Aujourd'hui , au contraire , je trouve un
sens à tous les mots; ils m'émeuvent ou me calment, m'égayent
ou m'attristent tour à tour. J'existe enfin , car c'était la vie qui
me manquait. Comment cela est-il arrivé ? C'est ce que je ne
saurais expliquer...
Exotique baissa les yeux , et puis elle ajouta en faisant un
effort sur sa timidité :
— Ou plutôt c'est à mon cher tuteur que je dois ce change-
ment heureux , et pour cela je ne saurais assez l'aimer.
Helvétius n'a-t-il pas établi dans son beau livre oii il se montre
plus spirituel que passionné, la supériorité de l'homme passionné
sur l'homme d'esprit? S'il était encore permis d'en douter après
avoir lu le chapitre intéressant que ce philosophe a donné sur
ce sujet, les routs de la marquise Syncopa de Voie-Lactée en
fourniraient une nouvelle preuve. On trouvait à ces réunions les
éléments principaux d'une conversation délicieuse , la science et
250 REVUE DE PARIS.
Testhéticfue, un îjon ton superfin , de l'exagération , l'envie de
briller , l'amour des arts , des jeunes gens élégants , des demoi-
selles à marier , et plusieurs personnes profondément versées
dans des connaissances spéciales. En compensation de la science
excessive du conseiller Gérondif, le prince Fandango de Belle-
Cuisse était ignorant comme une carpe, ce qui établissait un
équilibre parfait. Le marquis Arabesque de Prime-Abord n'en
savait pas davantage; mais il ne recherchait que la compagnie
des dames , et trouvait facilement un partner à sa portée pour
approfondir une question de mode. Il n'avait qu'une prétention,
celle d'enflammer tous les cœurs par sa seule présence. Les filles
du président Abat-Jour mettaient un point d'exclamation à la
fin de toutes leurs phrases. Rien n'était simple pour elles dans
l'univers; leurs épilhètes étaient toujours affreux, ou ravis-
sant. Quant au voyageur Col-de-Chemise, il se tenait habituel-
lement à l'écart , soit que son organisation ne fût sympathique
que par exception , soit qu'il eût l'orgueil de se croire , dans le
cercle de la marquise , comme cet homme dont parle Chamfort,
qui , avec un esprit solide et compact , se trouvait aussi en peine
d'échanger ses idées que s'il fût allé au marché avec des lingots.
Un cercle composé de la sorte semblait réunir les ingrédients
nécessaires aux plaisirs de la conversation ; cependant un ennui
indéfinissable planait au-dessus de tout ce monde. La science du
conseiller Gérondif était sans attrait , comme l'ignorance du
prince Fandango , ou la vanité du marquis Arabesque ; le faux
enthousiasme des demoiselles Abat-Jour , lui-même , ne suffisait
pas pour animer la compagnie , et leurs acclamations laissaient
chacun dans son indifférence. Il manquait une personne pas-
sionnée pour répandre autour d'elle le feu de la vie, et ce fut la
belle Exotique qui opéra ce phénomène. Son humeur communi-
cative gagna son entourage; l'imagination ardente qui relevait
ses moindres paroles fournissait aux plus insensibles l'étincelle
sacrée. Tous se mirent en mouvement selon les forces que la
nature leur avait réparties. Des gens qu'on croyait passés à l'état
de momies donnèrent quelques signes d'animation, et le froid
de la mort cessa de régner sur les rouis de la marquise.
Le conseiller Gérondif s'aveuglait sur l'état de sa pupille, et
le monde, qui ne remonte jamais à la vraie source des choses,
prenait dans les charmes d'Exotique le plaisir qu'il en pouvait
REVUE DE PARIS. 251
tirer sans rechercher les causes de cette transformation.
Pendant ce temps-là notre jeune héroïne, abandonnée à elle-
même , avait la liberté de voir du malin au soir l'objet de sa
passion , et le lecteur doit bien comprendre que l'amour étendait
de profondes racines dans son cœur. Elle s'enfermait à loisir
dans sa chambre avec son bien-aimé , qui était ordinairement
suspendu au-dessus de la cheminée à l'une des branches d'un
candélabre. Elle le lirait de là, lorsqu'elle rentrait chez elle,
pour l'asseoir à ses côtés sur un sopha , et lui rendait compte
de ses sentiments et de ses moindres pensées. Elle le regardait
avec tendresse, et lui prodiguait les noms les plus doux. N'ou-
blions pas de dire qu'à Tielbourg les tiancés avaient la permis-
sion de causer en tête-à-tête sans qu'on y trouvât rien à redire;
autrement Exotique n'eût pas osé garder ainsi le jeune cavalier
de pain d'épices dans sa chambre virginale. Elle considérait
comme une grande preuve d'amour l'atlenlion scrupuleuse avec
laquelle il écoutait ses confidences , et dans ses moments de rê-
verie elle savait deviner avec cette seconde vue particulière aux
femmes exaltées tout ce qui se passait dans l'âme de son bien-
aimé.
Quelquefois il arrivait pourtant qu'Exotique , après une longue
tirade , prêtait l'oreille à son tour.
— Eh quoi ! disait-elle, tu ne réponds pas , mon ami ! Est-ce
qu'on t'a élevé comme moi dans une compression perpétuelle ?
On t'a obligé à te concentrer en toi-même. Tu as été froissé
dans ton enfance par le contact des cœurs de marbre qui t'en-
touraient ; mais auprès de moi ne dois-tu pas ouvrir ton àme^
Ne crains rien; verse ton enthousiasme et ta tendresse dans le
sein de ta fiancée.
Un dialogue s'engageait alors , et comme Exotique éprouvait
plutôt le besoin de s'épancher elle-même que de recevoir des
confidences , c'était elle qui tenait le dé de ces conversations.
Habituellement elle ne cherchait pas à tirer son bien-aimé des
méditations sentimentales auxquelles il se livrait obstinément.
Il lui suffisait d'èlre certaine de l'amour du bonhomme de pain
d'épices, et de voir dans ses yeux qu'elle était le sujet de toutes
ses réflexions. Exotique était ravie de trouver à son ami un cœur
aussi neuf que le sien , et regardait la discrétion et l'humeur
sileocieiise du jeune homme , comme uue garantie de sa cou-
2S2 REVUE DE PARIS,
stance, et du soin qu'il prendrait de la rendre heureuse après le
mariage.
La marquise avait autorisé sa fille à considérer le bonhomme
comme son petit mari. On n'éleva donc aucune objection lorsque
Exotique demanda que son fiancé eût sa place aux repas à côté
d'elle. Les choses paraissaient assez avancées à la jeune personne
pour justifier cette faveur , et , malgré l'accueil un peu froid que
la marquise faisait à son amoureux, elle était enchantée de le
voir admis dans l'intimité de la famille. Ce fut alors que l'aveu-
glement du tuteur et de la mère fut vraiment incroyable, puis-
que les tendres œillades , les sourires , les chuchottements et les
rougeurs pudiques de la demoiselle ne purent dissiper leur
erreur. Cependant en dépit de leurs manies , des éclairs de rai-
son les illuminaient par instants; la marquise s'étonnait qu'un
enfant sût imiter à ce point le langage des femmes formées , et
le conseiller Gérondif regardait de travers le fiancé de pain
d'épices en se demandant s'il n'était" pas un rival sérieux. On
apprendra tout à l'heure comment l'évidence finit par triompher
de la maligne influence des mouches fourchues , et comment les
amours d'Exotique et de notre héros furent contrariées : tant il
est vrai qu'il n'existe pas un seul couple d'amants à l'abri des
persécutions du sort.
V.
Introduction du baronnet Sycomore de Sympathie. — Le conseiller
Gérondif perd ses illusions. — Catastrophe épouvantable.
Pour peu que le lecteur ait réfléchi sur le caractère et l'esprit
du bonhomme de pain d'épices ,'il aura compris que ce jeune
cavalier ne réunissait pas toutes les qualités nécessaires pour
faire le bonheur de sa fiancée. L'imagination riche et ardente
d'Exotique versait sur lui le trop-plein de ses trésors et lui prê-
tait ainsi les (rois quarts de ses agréments,. La preuve de cela ,
c'est qu'aux yeux de toutes les autres jeunes filles de Tielbourg ,
il passa toujours pour un être d'une médiocrité déplorable et
qu'il n'a jamais obtenu d'elles la plus légère attention. L'erreur
d'Exotique ne pouvait pas durer éternellement; le venin des
REVUE DE PARIS, 253
mouches finissailparse résoudre à la longue j on avait vu même
des gens qui , apiès avoir été dans un élat voisin de la folie ,
s'élaient guéris suintement par un simple effort de la nature.
Ceux que les insectes diaboliques avaient piqués à l'endroit de
l'engouemtînt en revenaient plus vite que les autres. Le voyageur
Col-de-Cliemise , qui s'intéressait au sort d'Kxolique, voyait avec
douleur qu'elle se préparait des regrets amers en voulant s'unir
à un personnage indigne d'elle, et il tremblait que cette union
ne vînt à s'achever.
A cette époque un jeune homme intéressant fut présenté aux
routs de la marquise. Il s'appelait le baronnet Sycomore de
Sympathie, et sa famille était une des plus considérées de la
province; c'était un garçon aimable et franc, qui portait la
culotte courte avec autant de grâces que le prince Fandango
lui-même, et qui avait sur le marquis Arabesque de Prime-Abord
l'avantage de paraître ignorer son mérite. Il avait celle beauté
que donnent la force physique, la bonne humeur et la santé;
il possédait aussi quelques talents, beaucoup de raison, le goût
des arts, et, quoiqu'il fût un peu haut en couleur, son air et ses
manières ne manquaient pas d'élégance.
Le baronnet Sycomore de 5ymp;ithie était riche, ce qui ache-
vait decompléter en lui tous les mérites désirables dans un mari.
Lorsque les tilles du président Abat-Jour le rencontraient aux
routs de la marquise, elles donnaient carrière ;^ leur babillage
exagéré, dans l'espoir qu'en l'obligeant à partager leur enthou-
siasme, elles éveilleraient en lui des feux plus ardents ; mais
l'affectation la plus innocente ne causait au baronnet que de la
répugnance, et comme Exotique lui parut être la seule jeune
fille de ces réunions qui fût sincère, quoique romanesque, il
s'attacha de préférence à elle. Il ne lui eut pas parlé trois fois,
qu'il fut tout près d'en devenir amoureux; mais il remarqua
aussitôt dans l'esprit de notre héroïne, celte juste connaissance
de la vie qui annonce un cœur dont l'amour est en possession.
Il se tint donc sur ses gardes , et il appela sa raison à son aide
pour résister à l'entraînement qu'il éprouvait, jusqu'à ce qu'il
fût mieux informé de ce qui concernait Exotique. L'étranger
Col-de-Chemise, qui devina son embarras, résolut de venir à
son secours. Ils s'abordèrent un soir, dans la rue, en sortant de
chez la marquise, et la conservation tomba d'elle-même aur la
1 22
254 REVUE DE FARIS.
jeune fille, dont la présence donnait tant de charme aux rouis
esthétiques.
Le voyageur raconta au baronnet comment Exotique s'était
éprise du bonhomme de pain d'épices. Il le mit en peu de mots
au courant des antécédents de la demoiselle, des erreurs de la
marquise et des prétentions ridicules du conseiller Gérondif.
Mais pour ne pas décourager Sycomore de Sympathie , il ne lui
parla point des mouches fourchues, et attribua Tétat d'Exotique
à une maladie de rimaginalion , provenant d'un mauvais ré-
gime. Le baronnet secouait tristement la tête en s'apitoyant sur
la sort de la pauvre jeune tille, et il répétait que cette manie
approchait terriblement de l'aliénation mentale. Col-de-Chemise
parvint cependant à lui inspirer le désir de livrer la guerre à son
rival.
— Surtout, ajouta le voyageur , n'oubliez pas qu'il faut se
presser, et que, si un éclat avait lieu, si les parents avaient
l'imprudence de séparer la demoiselle de son fiancé, tout serait
perdu. L'opposition et la contrariété pousseraient la folie à son
degré le plus haut, et la guérison deviendrait peut-être impossi-
ble. Faites votre cour à la belle Exotique comme si vous ignoriez
ses amours. Gagnez simplement son amitié; devenez son confi-
dent. Priez-la d'amener aux routs de la marquise l'amoureux
de pain d'épices, et alors reposez-vous sur moi. Je vous prêterai
une fiole d'une li((ueur précieuse, rapportée de France, et qu'on
appelle l'eau d'Ironie; vous en versez une goutte sur votre
rival, et la victoire est à nous. Ce spécifique , inconnu à Tiel-
bourg , est souverain contre l'engouement le plus chronique.
Soutenu par les avis du voyageur Col-de-Chemise, le baron-
net se conduisit avec l'habileté nécessaire dans la circonstance
épineuse où il se trouvait. Il était connaisseur en musique, et
parlait d'une manière poétique des beaux ouvrages de Mozart,
que la demoiselle admirait particulièrement. Ce fut le premier
lien qui s'établit entre elle et lui. Jusqu'alors Exotique s'était
contentée de faire partager au bonhomme de pain d'épices
toutes ses impressions ; mais Sycomore de Symi)athie lui en four-
nissait de nouvelles. Il lui montrait une foule d'aperçus qu'elle
n'avait pas soupçonnés, et que le médiocre fiancé était incapa-
ble de saisir. Il prenait peu à peu sur la jeune fille l'ascendant
d'une guide intelligent et robuste. Dans leurs conseryalions,
REVUE DE PARIS. 255
c'étail lui qui dirigeait Exotique , qui rameDait son imagination
dans le chemin de la vérité lorsqu'elle s'en écartait par inexpé-
rience. Elle trouvait un plaisir infini dans la compagnie du ba-
ronnet, et le rival descendait insensiblement à une position
secondaire. Si le cœur lui appartenait encore , l'esprit se tour-
nait vers Sycomore de Sympathie. De son côté , le baronnet
subissait l'influence de l'exaltation d'Exotique , et ses idées
prenaient un tour sentimental. La jeune fille avait besoin d'un
ami et d'un confident; elle prit naturellement le baronnet, et
lui promit de le présenter à son fiancé avant le jour des noces.
Col-de-Chemise se réjouissait déjà de la prochaine guérison de
la demoiselle et du bonheur de son protégé , lorsqu'un incident
vint renverser ses espérances.
Un matin. Sycomore de Sympathie, ayant reçu une invitation
à dîner de la marquise, eut l'imprudence de s'y rendre sans
avoir consulté le voyageur étranger. Il remarqua , en entrant
dans la maison , des apprêts extraordinaires , comme si on eût
attendu de nombreux convives , et cependant les demoiselles
Abat-Jour étaient seules invitées avec lui. Un air de fête régnait
partout. Des vases de fleurs ornaient les consoles. Exotique
était vêtue d'une robe de mousseline blanche, serrée autour de
sa fine taille par un ruban de taffetas bleu ; ses cheveux étaient
arrangés avec une recherche et un goût parfaits , et dans ses
yeux brillait une joie naïve mêlée de quelque timidité, comme
si ce jour eût été marqué par un événement de conséquence.
La marquise souriait de l'agitation de sa fille, et paraissait
considérer les apprêts mystérieux comme un badinage. A l'en-
tendre, il semblait que la soirée était consacrée aux plaisirs des
enfants , et qu'on allait donner une représentation de marion-
nettes ou d'ombres chinoises pour amuser Exotique. Le conseil-
ler Gérondif de Piraprenelle portait une culotte de Casimir
blanc. On ne pouvait donc plus douter de l'importance de la
solennité.
Le dîner fut silencieux; un air d'embarras ou d'attente con-
tractait les visages et empêchait les conservations; le baronnet
se sentait sur un volcan. Exotique pâlissait et rougissait tour à
tour ; les demoiselles Abat-Jour palpitaient d'impatience et de
curiosité ; la marquise seule était parfaitement à l'aise , comme
si elle eût présidé à un repas pour rire offert à des enfants en
256 REVUE DE PARIS.
bas âge. Enfin on sortit de lable, et Sycomore s'approcha
aussitôt de la jeune personne pour la prier d'éclalrcir !e mys-
tère.
— Ce n'est pas un mystère pour vons , répondit Exotique.
Dans un instant, nous allons présenter à nos amis intimes celui
à qui ma main est destinée.
Le baronnet fut écrasé par ces paioles. Il allait voir son rival
en face, et le voyageur français n'était pas invité! Sycomore
éperdu voulait courir à la recherche de Col-de-Chemise, lorsque
le conseiller Gérondif dit à haute voix :
— Allons! ma chère Exotique, c'est aujourd'hui que vous avez
vingt ans. L'usage de Tielbourg veut qu'on marie les demoi-
selles à cet âge. Nous vous avons laissé le soin de choisir vous-
même un époux , car nous connaissions votre raison et votre
esprit. Déclarez-nous quel est l'heureux mortel sur qui votre
choix est tombé.
En parlant ainsi, le conseiller redressait son chef épanoui sur
lequel on pouvait lire ces mots tracés en lettres de feu : u C'est
moi qui suis l'heureux mortel ! » Mais Exotique se tourna vers
un enfant de sept ans, neveu de la marquise, et lui parla bas à
l'oreille. L'enfant courut à la chambre de sa cousine et rapporta
entre ses bras le bonhomme de pain d'épices.
— Voilà , murmura la jeune fille, celui que mon cœur a dé-
signé.
Puis elle courut au conseiller et ajouta :
— Mon cher tuteur, veuillez présenter mon fiancé à nos amis.
— Finissons-en avec les allégories , répondit M. Gérondif.
Toutes les bienséances vous permettent d'ouvrir entièrement
voire âme.
Le tuteur crut nécessaire de prendre là-dessus une contenance
modeste tandis que la jeune fille allait prononcer son noraj il
s'approcha d'un plateau où l'on servait des rafraîchissements,
afin de boire négligemment de l'eau sucrée.
Dans le verre qui lui tomba sous la main était précisément
en train de se noyer la mouche fourchue qui l'avait mordue, il
l'avala d'un trait , et le charme qui l'avait aveuglé se dissipa
subitement avec îe dernier soupir de l'insecte. Pendant ce
temps-là , Exotiijue faisait la réponse suivante d'une voix
ferme :
REVUE DE PARIS. 257
— Il n'y a pas la moindre allégorie sous jeu , monsieur le
conseiller. Voici celui que j'aime, et qui sera mon mari, ou bien
je resterai fille toute ma vie.
Excepté pour la marquise, qui riait de tout son cœur, ces
mois furent un coup de foudre pour l'assemblée.
— 0 ciel ! balbutia M. Gérondif, j'avais cru... j'avais pensé...
Quoi! c'est donc un autre que moi!..
Les demoiselles Abat-Jour, persuadées que leur jeune amie
perdait la raison , se réfugièrent de l'autre côté de la table à
llié, où elles formèrent un groupe ravissant ;i voir. Le baronnet
Sycomore était pétrifié. L'enfant qui portait le boniiomine de
pain d'épices , regardait tous les visages avec l'air désintéressé
des confidents de théâtre qui ne savent rien de la pièce qu'on
représente.
Ln perdant ses illusions, le conseiller n'en conservait pas
moins son amour pour Exotique, et surtout son désir d'acqué-
rir la fortune de sa pupille. La surprise fit bientôt place à la
colère.
— Mademoiselle , s'écria-t-il , puisque vous aimez ce simula-
cre d'homme , n'espérez pas obtenir mon approbation.
— Franchement, monsieur, répondit la jeune fille avec dé-
dain , j'étais étonnée de trouver en vous tant d'intelligence et de
générosité. J'avais peine à croire que vous eussiez assez de bon
sens pour vous en rapportera moi du soin de choisir un époux.
— Et moi, mademoiselle, je pensais que vous choisiriez selon
la raison et les convenances.
— Fort bien ! reprit Exotique. Je vous entends : il vous plai-
sait de voir mon cœur s'ouvrir à toutes les joies de la vie, de
voir mon esprit se couvrir de fleurs comme l'amandier au souffle
du printemps, sans vous soucier de la main qui le cultivait. Ces
biens une fois acquis, vous espériez les détourner au profit d'un
mari à votre goût; mais vous vous trompiez, monsieur. On ne
transplante pas plus facilement les passions que les arbres, une
fois qu'elles ont pris des racines profondes. Je vous le déclare :
voici celui que j'aime, à qui j'ai donné ma foi et qui attend de
moi tout son bonheur. Je ne serai jamais à un autre.
Le tuteur enfla ses poumons et cria d'une voix terrible :
— Retirez-vous, petite. malheureuse ! allez dans votre appar-
tement. Vous ne reverrez jamais cet objet maudit !
22.
258 REVUE DE PARIS.
M. Gérondif saisit le bonhomme de pain d'épices et l'enferma
dans une armoire ; mais aussitôt Exotique poussa un gémisse-
ment douloureux et tomba évanouie dans les bras du baronnet
Sycomore de Sympathie. ^
— A quoi pensez-vous, conseiller ? s'écria la mère; pourquoi
tourmenter ainsi cet enfant? Lorsque vous m'assuriez ce matin
que ma fîlle vous choisirait pour son petit mari , j'étais loin de
croire que vous y attachiez tant d'importance. Èles-vous fou de
lui causer des émotions aussi vives, justement à l'éjioque où elle
fait ses dents ! 11 y a de quoi la rendre malade. La voilà éva-
nouie à présent. Il faut appeler le médecin.
Tout le monde comprit alors les secrets désirs du tuteur et le
motif de sa colère. Le médecin de la marquise ne demeurait pas
loin ; c'était un homme fort instruit qui s'appelait le docteur
Tabatière, et qui ccmnaissait les mouches fourchues. S'il igno-
rait , comme tous les médecins, le remède au mal, il savait du
moins le baptiser en grec et donner des adoucissements dans
les crises violentes. Grâce à ses efforts , Exotique revint à la vie
dès que l'attaque se fut dissipée naturellement. Le docteur Ta-
batière demanda comment l'évanouissement était venu , et de-
vina au langage de la marquise qu'elle n'avait pas une juste
idée de l'état de sa tille. Mais au lieu d'écouter ses sages avis,
la belle dame s'irrita comme le tuteur. On envoya donc Exoti-
que dans son appartement, et la porte en fut fermée au
tîancé.
Les convives se dispersèrent dans une consternation mortelle.
Les demoiselles Abat-Jour coururent porter la nouvelle à leurs
amies. Le baionnet désespéré en causa jusqu'au matin avec Col-
de-Chemise; et M. Gérondif de Pimprenelle ne cessa de répéter
toute la nuit :
— 0 rage ! ô humiliation ! avoir pour rival un vil bonhomme
de pain d'épices , et lui voir encore donner la préférence !
VI.
Le lendemain , M. le conseiller Gérondif fit subir un interro-
gatoire à la prisonnière, et lui demanda comment ce misérable
bonhomme avait pu réussir à lui plaire. Exotique raconta les
REVUE DE PARIS. 259
tourments de son adolescence, et tint au conseiller un langage
exalté auquel il se garda bien de rien comprendre.
— Au milieu de la nuit affreuse oîi s'écoulait ma vie, disait-
elle, un beau et tendre jeune homme est venu à moi en souriant.
Lui seul m'a aimée ; il m'a dit : « Verse dans mon cœur les feux
qui te consument, car je les partage. » L'amour a dissipé les
ténèbres. Vous voulez savoir comment il a réussi à me plaire?
Othello a séduit Desdemona en lui parlant de ses victoires , de
ses blessures et de ses dangers ; mon bien-aimé a touché mon
âme par le moyen contraire : il m'a écoutée, il m'a écoutée avec
une tendre inquiétude, et quand je lui disais mes ennuis et mes
douleurs, une larme brillait dans ses yeux....
— Une larme! s'écria le tuteur , des yeux! des paillettes ! du
pain d'épices ! un bien-aimé ! ah ! j'en perdrai la raison!
Le conseiller essuya les gouttes de sueur qui coulaient sur
son front, et ouvrit la fenêtre pour se rafraîchir.
— Vous le voyez, ajouta Exotique : mon choix est fixé. Vous
êtes libre de me faire mourir de chagrin ; mais je ne changerai
pas de sentiments.
L'indignation donna aux sourcils gris du conseiller Gérondif
la forme d'une parenthèse , et sa bouche prit la terrible expres-
sion d'un accent circonflexe.
— Je foulerai aux pieds votre chélif amoureux ! s'écria-t-il j
je le taillerai en pièces ! malheur à votre bien-aimé !
— Arrache-moi donc aussi le cœur, homme sanguinaire ! ré-
pondit la jeune fille , car je ne lui survivrai pas j je me précipi-
terai du haut de cette fenêtre.
Le tuteur regarda en frissonnant par la fenêtre , qui s'élevait
de six pieds environ au-dessus du sol , où les couches de tulipes
présentaient un lit moelleux, puis il sortit éperdu. Il voulait
condamner à mort le bonhomme de pain d'épices, et l'extermi-
ner en présence d'Exolique pour détruire le sortilège ; mais
Col-de-Chemise l'en détourna.
— Gardez-vous-en bien , dit le voyageur; une fois que votre
pupille croirait son amant victime d'un meurtre, elle le pleu-
rerait jusqu'à la fin de sa vie. Rendez-lui, au contraire, son
bien-aimé. Elle ne tardera pas à reconnaître ce qu'il y a d'in-
complet dans un sentiment sans réciprocité. Son imagination se
fatiguera de fournir toujours sans rien recevoir. Elle en vien-
260 REVUE DE PARIS,
dra d'elle-iuôme à mépriser celui qu'elle adore aujourd'hui.
Mais le tuleur ne voulut pas se rendre à ces excellents con-
seils : il déclara que c'était assez que sa pupille fût devenue folle
sans qu'il devînt fou lui-même, et que ce mailieur lui arriverait
infailliblement s'il la voyait encore prendre des paillettes pour
des yeux pleins d'une tendre expression. La marquise ne fut
pas plus raisonnable.
— La petite n'a pas été sage , dit-elle, on ne peut lui rendre
ses jouets dans le moment où file a manqué à son tuteur. Le
pain sec et le cabinet noir doivent triompher de son caractère
indocile.
Col-de-Chemise et le baronnet commençaient à craindre sé-
rieusement que la cure de la jeune fille ne fût impossible par
la faute des parents. Ils s'en allèrent dans la campagne pour
tâcher de combiner un plan profond, et fumèrent une énorme
quantité de cigarres de la Havane sans pouvoir rien imaginer.
Cependant Exotique , enfermée dans sa chambre, souffrait
les vraies douleurs d'une amante emprisonnée, les tourments
exacts décrits dans les romans , et déclara provisoirement
qu'elle se laisserait mourir de faim. Elle refusa en effet de pren-
dre aucune nourriture, malgré les cris de toute la famille , et
pendant deux jours elle se soutint seulement avec quelques frian-
dises égarées dans ses tiroirs , car elle ne voulait pas mourir
tout de suite, afin de laisser à son fiancé le temps de voler à son
secours. Le troisième jour, voyant qne son amant ne paraissait
pas , qu'il n'escaladait aucune fenêtre , et ne chantait pas même
la nuit dans le jardin en s'acconipagnant d'une mandoline, elle
tomba dans un profond désespoir.
— Hélas ! pensait-telle, ils l'auront sans doute jeté comme
moi dans un sombre cachot ! Peut-être la douleur d'être séparé
de sa bien-aimée...
Ses lèvres refusèrent d'exprimer cette crainte terrible ; l'hor-
reur s'empara d'elle quand elle se vit habillée d'uiie robe rose.
Elle courut aussitôt à ses aimoires pour se livrer avec enthou-
siasme aux soins que demande une toilette de grand deuil. Le
noir donnait à sa pâleur un éclat plus brillant et à ses yeux un
feu étrange. On eût cru voir une statue d'albâtre éclairée par
une fîamme intérieure. Frappée elle-même de son aspect sinis-
tre , cette aimable fiUe s'adressa ainsi la parole à elle-même :
REVUE DE PARIS. 261
— Pauvre Exotique ! te voilà donc semblable à un fantôme ,
par excès d'amour et de douleur ! Qu'est devenue cette fraîcheur
que le baronnet Sycomore comparait au velouté de la pèche ?
Riais que m'importe ma beauté ? Ne vais-je pas mourir? Oui, j'y
suis résolue. Tuteur cruel , mère inflexible, vous me pleurerez
Ij^entôt. En vain vous soulèverez le linceul qui voilera mon vi-
sage, pour y chercher un reste de vie. En vain vous appellerez
votre Exotique : il sera trop tard , elle ne" répondra plus à vos
cris !
La jeune fîlle se mit au lit , exténuée par les larmes et le man-
que de nouriture , car le lecteur ne doit pas s'y tromper , son
désespoir était sérieux et son dessein de mourir n'était point
un badinage.
Nous avons à consigner ici une particularité singulière sur
les piqûres des mouches de Tielbourg. Le venin de ces insectes
suspendait sa maligne influence pendant les heures du repos ,
et la nature reprenant alors le dessus, l'imagination n'enfantait
plus que des images puisées dans la vie positive ; par une opé-
ration contraire aux phénomènes ordinaires du sommeil, les
i'iiisions et le fantastique cédaient alors la place à la réalité.
Ainsi la marquise rêvait souvent qu'elle avait quarante-cinq ans,
et que sa tille était bonne à marier. La médecine et les régimes
furent impuissants contre cet affreux cauchemar.
Après la triste allocution qu'Exotique avait prononcée , notre
héroïne s'endormit, et voyagea aussitôt dans le monde imagi-
naire des songes. Elle n'y trouva point son fiancé , mais le ba-
ronnet Sycomore qui lui présentait son frais et rond visage en
lui disant qu'il l'aimait de tout son cœur. Elle acceptait sa for-
lune et sa main. Elle s'adonnait, pour lui plaire , aux soins du
ménage; elle descendait jusqu'à faire elle même de la pâtisserie
et le baronnet l'interrompait dans cette occupation pour lui
appliquer sur la joue un gros baiser conjugal. Exotique s'éveilla
un peu honteuse de ce rêve prosaïque, et la clarté du soleil nais-
sant ayant frappé ses yeux , le fiancé de pâte cuite reprit subite-
ment ses droits.
Pendant ce temps-là tout le monde raisonnait dans Tielbourg
sur l'aventure du bonhomme de pain d'épices, et il se consom-
mait à ce sujet une prodigieuse quantité de sottises avec la bière
j't le tabac. Les uns inscrivaient cetévènement parmi les preuves
262 REVUE DE PARIS.
incontestables de l'existence de la magie; d'autres pensaient que
le fiancé était l'ouvrage d'un Promélhée moderne qui avait su
communiquera sa création l'étincelle de sa propre vie. Quel-
ques jeunes filles regardaient leurs valseurs avec défiance,
craignant qu'ils ne fussent des automates trompeurs , et les es-
prits impressionnables poussaient l'exagération jusqu'à dire que
les réunions du monde fourmillaient de bons bonimes de pain
d'épices qui n'avaient d'humain que le vernis extérieur.
Les mères de famille de Tielbourg firent un cri unanime
pour déclarer que le morceau de pâte sucrée était un homme
véritable , et que le conseillier Gérondif avait le plus grand tort
de vouloir qu'un fiancé sût exprimer des idées , comme si cela
était nécessaire pour être un époux sortable. Le président
Abat-Jour disait que le tuteur d'Exotique se montrait bien exi-
geant et bien dédaigneux , et que lui s'estimerait heureux de
trouver des partis aussi convenables pour ses filles.
Une députation des amis du conseiller vint le trouver et lui
représenta que cette affaire causait nn scandale déplorable, que
le plus sage était de marier la demoiselle à celui qu'elle aimait,
sans quoi elle courait le risque de rester fille toute sa vie. La
nourrice accourut dans le même instant pour annoncer qu'Exo-
tique n'avait pris aucun aliment depuis trois jours, et qu'elle
se mourait d'inanition. M. Gérondif céda enfin. Il permit à ses
amis d'annoncer le mariage i)rochain , et porta lui-même à sa
pupille un potage accompagné d'un pardon absolu.
Quelques jours après , Exotique , ivre de joie et parée du bou-
quet de fleurs d'oranger , fut unie à son amant -dans la chajjelle
d'un château que la marquise possédait aux environs de Tiel-
bourg. On n'invita personne pour la cérémonie; Mais Col-de-
Chemise et le baronnet Sycomore furent priés à dîner pour le
soir. La belle mariée s'avança au-devant de ses anciens amis
avec un air plein de bienveillance et de douceur.
— Venez , leur dit-elle , que je vous présente ù mon mari. Je
veux qu'il vous aime comme je le fais , et que notre maison
vous soit ouverte.
Elle conduisit alors les deux jeunes gens auprès de l'époux
qui était posé nonchalamment sur le coussin d'un canapé; mais
le baronnet tira de sa poche une fiole de l'eau d'Ironie dont il
jeta quelques gouttes sur le personnage inanimé. De son côté
REVUE DE PARIS. 263
Col-de-Chemise lit un rire sardoniqiie, et se courbant devant le
bonhomme . il lui appliqua son pouce sur le visage , de manière
à lui aplatir totalement le nez.
— Ceci! dit-il, c'est voire mari , mademoiselle ? oh! vous
idaisantez sans doute ; ce n'est qu'un pantin , et je vais vous le
prouver.
Le voyageur cassa le plumet de pain d'épices qui s'élevait
sur la tête du bonhomme et le mangea, le prestige s'évanouit
aussitôt, et le bandeau tomba des yeux d'Exotique ; elle de-
meura un moment stupéfaite en reconnaissant sa fatale erreur.
Un coup d'œil lui suffit pour sentir la différence qui existait
entre son ridicule amoureux et le sensible, l'aimable Sycomore
de Sympathie ; mais elle dissimula sa honte et se relira dans son
appartementavecsonépoux. Lesdeuxjeunes étrangers reçurent,
au bout d'un instant, un billet de la main d'Exotique dans lequel
la mariée les priait de quitter le château , en leur disant qu'elle
ne pouvait plus se permettre de les revoir après la conduite
qu'ils avaient tenue à l'égard de son mari. Ce fut seulement lors-
qu'elle se trouva en face de son tuteur et de la marquise , qu'elle
donna carrière à ses larmes et à ses reproches.
— C'est un grand malheur pour une fille , dit-elle , au con-
seiller Gérondif, que de n'avoir plus de père et de n'être pas di-
rigée avec cette intelligence que l'affection du sang peut seule
donner; je l'ai appris à mes dépens. Vous m'avez perdue , mon-
sieur; vous avez empoisonné ma vie pour toujours. Me voici la
femme d'un être nul et méprisable, et ne venez pas me dire que
c'est moi qui l'ai voulu ; ne venez pas me rappeler tout ce que
j'ai fait pour obtenir votre consentement. Vous n'avez point d'ex-
cuses ; vous n'étiez pas digne d'avoir une pupille, puisque vous
n'avez pas su l'élever ni veiller à son bonheur.
Exotique se tourna ensuite vers sa mère et fixa sur elle un
regard si pénétrant qu'il porta la persuasion dans l'esprit de la
marquise en dépit des mouches et de leur influence.
— Et vous, madame, poursuivit la jeune fille, je vous sou-
haite, pour votre repos, de ne pas mieux comprendre la res-
ponsabilité terrible qui pèse sur votre tète, que vous n'avez
compris mes chagrins dont vous seule étiez la cause. Mon
ridicule amour n'était que la conséquence de vos erreurs. Com-
ment, lorsque vous m'avez vue jeter mon cœur au premier
264 REVUE DE PARIS.
venu , n'avez-vous pas eu assez de jugement pour reconnaître
que la nature in'égarait? J'en conviens, J'ai agi comme un
enfant aveugle, je me suis doiinée à un sot, à un personnage
indigne de moi; j'ai cédé sans réflexion au besoin d'ouvrir mon
âme à des impressions nouvelles , et , quand mes sentiments ont
débordé comme un torrent , le premier objet qui a frappé mes
yeux les a recueillis. J'ai montré, jel'avoue, une rare obstination
une résistance opiniâtre à vos volontés; mais comment n'avcz-
vous pas vu que mon imagination seule était amoureuse, obstinée,
résolue à mourir ; que je m'étais enflammée pour des vertus et
un mérite chimériques? N'étiez-vous pas ma mère? n'était-ce
p.'^s à vous de me diriger, de m'expliquer mes propres sensa-
tions ? n'avez-vous pas eu vingt ans comme moi? ne saviez-vous
point qu'à cet âge une lille a besoin d'une main amie pour
guider ses premiers pas dans cette vie nouvelle que lui font ses
passions naissantes? Vous m'avez abandonnée à moi-même au
milieu des précipices, et vous m'avez poussée dans un abîme au
lieu de me retenir. Ah ! puisse le ciel frapper de stérilité les
femmes semblables à vous !
Un éclair de raison frappa les yeux de la marquise et lui
permit de mesurer l'étendue de ses fautes et le malheur de sa
fille; mais elle s'imagina aussitôt, avec cet empressement com-
mun à toutes les mères, qu'Exotique pouvait trouver un dé-
dommagement à ses infortunes dans le redoublement de l'aifec-
lion maternelle :
— Mon enfant , ma tille , mon Exoticpie chérie ! s'écria-t-eile;
je suis bien coupable envers toi. Je reconnais mes torts, mais
tout n'est pas encore perdu. Tu as éjjousé un sot ; le bonheur
qui peut nous venir par le mariage , tu ne le connaîtras pas ,
mais il le reste encore une mère , une mère tendre et dévouée
qui te consolera , qui passera ses jours désormais à écouter tes
contîdences , à partager tes chagrins. Le ciel m'est témoin que
je croyais te rendre heureuse en cédant à tes désirs.
— Madame, re|)rit Exotique avec sévérité , votre tendresse,
vos conseils et votre secours m'arrivent trop tard : je n'en i>i
plus besoin. Mon malheur est complet et achevé; c'est à présent
que je dois ensevelir mes chagrins dans mon cœur, et j'en aurai
le courage.
— Mais, dit le tuteur, nous pouvons encore solliciter un
REVUE DE PARIS. 265
divorce. J'ai des amis puissants ; le prince nous protégera ; on
ne vous condamnera point à vivre éleinellement avec ce vil
objet qui n'a d'iiumain que la forme. Vous obtiendrez du moins
une séparation de corps.
— Non ! s'écria Exotique , c'est assez de bruit et de scandale ;
puisque j'ai voulu ce mariage , saciions nous résigner. Il n'y a
rien à gagner avec les éclats dans ce monde où nous sommes
tous ennemis les uns des autres. Je serai malheureuse, mais je
vivrai en bonne intelligence avec mon époux. Je veux qu'on
lui accorde autant de considération qu'à moi-même, et je ferai
en sorte, par ma conduite , que son jieu de mérite ne m'expose
ni à la médisance, ni aux importunités de la galanterie.
On s'étonnera peut-être de voir prendre ainsi au sérieux
l'union d'une jeune lîlle avec un bonhomme de pain d'épicesj
mais nous dirons que dans le pays de Tielbourg les lois étaient
empreintes d'une rigueur extrême en tout ce qui touchait aux
liens du mariage. Ces lois poussaient le respect pour cette
institution jusqu'à une exagération approchant de la folie. Il n'y
avait pas de méchanceté, de sottise ni d'abjection , qui pût en-
traîner la déchéance des droits d'époux. Les jeunes filles une
fois mariées ne devaient plus espérer de briser leurs chaînes ,
quand même elles auraient découvert et prouvé, dès le soir des
noces, que leur mari élai^. un automate, un polichinelle, ou
même une bête féroce ; aussi , malgré la pénible condition d;;
notre héroïne , il y avait à Tielbourg tant de ménages malheu-
reux , que la moitié des femmes auraient encore échangé bie;i
volontiers leurs époux de chair et d'os contre le semblant de
mari avec lequel Exotique allait passer ses jours.
Une fois qu'elle eut soulagé sou cœur par les justes reproches
qu'on vient de lire , notre héroïne renferma en elle-même le
reste de ses douleurs.' Elle vécut le mieux qu'elle put avec son
triste mari , et ne soufTrit jamais qu'on parlât mal de lui. Les
jeunes gens de la ville se mirent dans l'esprit qu'une si jolie
personne chercherait bientôt un adoucissement à son infortune
en prenant des amants; mais Exotique se montra aussi sage
qu'elle était malheureuse , et le baronnet Sycomore lui-même ,
pour qui elle avait plus que de l'estime , ne put jamais réussir à
l'écarter de ses devoirs. Dans son dépit, cet aimable jeune
homme entreprit un long voyage en France, où d'autres belles
1 23
266 REVUE DE PARIS.
aussi mal mariées qu'Exotique le consolèrent des rigueurs de sa
maîtresse. L'étranger Col-de-Chemise lui tint compagnie et
poursuivit ensuite ses excursions et son rôle d'observateur.
On trouve dans les notes recueillies par le voyageur mysté-
rieux une foule de documents précieux sur le pays de Tielbourg ,
et des 'anecdotes nombreuses relatives aux divers accidents
causés par la piqûre des mouches fourchues. Nous en avons
pris connaissance , et nous avons remarqué plusieurs exemples
de l'engouement des jeunes filles mal dirigées pour divers
simulacres d'hommes que leui's idées romanesques transfor-
maient en personnages de mérite. Il arriva presque toujours
que ces demoiselles, n'ayant pas un caractère aussi beau ni des
sentiments aussi élevés que ceux d'Exotique , ne montrèrent ni
sa patience ni ses vertus après leur mariage. Elles reconnurent
leurs méprises et le mauvais placement de leurs affections ; les
séductions de la jeunesse galante ne les trouvèrent pas inébran-
lables comme notre héroïne : elles succombèrent hélas ! et brea
souvent un amant de croquet supplanta un mari de pain d'é-
pices.
Le lecteur sensible doit les plaindre et non les condamner.
Paul de Musset.
L'ARCHIPRETRE
DES CEVENNES.
XIX (1).
LE VOYAGE.
Après avoir suivi pendant quelque temps la route d'Alais au
Ponl-de-Montvert , et traversé plusieurs plaines fertiles, nos
trois voyageurs s'engagèrent bientôt dans les défilés de la
chaîne des Cévennes.
A mesure que le chemin remontait vers le nord-ouest, il de-
venait de plus en plus difficile. Tout, dans ces immenses soli-
tudes, offrait l'image du bouleversement et du chaos ; les grandes
secousses et les grandes éruptions volcaniques avaient entassé
rochers sur montagnes; de loin en loin de vastes cratères éteints
formaient autant d'abîmes sans fond.
A minuit la lune se leva claire et brillante; sa lumière douce
et veloutée ne put adoucir l'aspect sauvage d'une gorge étroite
que gravissaient Isabeau, Toinon et Taboureau.
(1) Voyez page 5 de ce volume. -« Cet article termiHe la première
série des Fanatiques des Cévennes. La seconde série paraîtra pro-
chainement dans la Revue de Paris, sous le titre de la Belle Isabeau.
268 REVUE DE PARIS.
Les 'cimes âpres, déchirées, des rochers qui dominaient ce
défilé, étaient noyées d'une vapeur bleuâtre; çâ et là, d'énor-
mes fragments de spath calcaire, d'une blancheur et d'une trans-
parence vitreuse, surp!omI)ant la roule à une grande hauteur,
scintillaient doucement et réfléchissaient les rayons irisés de la
lune comme autant de vitraux gigantesques.
Le silence de la nuit était profond , les échos répétaient dis-
tinctement les pas des trois voyageurs sur ce sol calciné , sonore
et miné par les courants volcaniques.
Jusque-là, Toinon n'avait pas jugé à propos de confiera Ta-
boureau les soupçons et la terreur que lui inspirait Isabeau re-
lativement à Tancrède, non phis que la fable qui avait décidé
la jeune fille à leur servir de guide. La Psyché avait aussi jus-
qu'alors caché au sigisbé qu'il passait, aux yeux de la Cévenole,
pour un ministre protestant.
Craignant qu'Isabeau n'interrompît le silence qu'elle avait
presque toujours gardé depuis le départ d'Alias , et que Tabou-
reau ne répondît maladroitement, Toinon le mit en peu de mots
au fait de ce qu'il ignorait.
Dans son ingénuité, Claude approuva fort Toinon de l'avoir
fait passer pour ministre de la religion léformée. La seule mau-
vaise rencontre qui fût à redouter étant, selon lui, celle d'une
))ande d'hérétiques, il se regarda dès lors comme revêtu d'un
caractère inviolable aux yeux des protestants.
Malgré cette garantie , Taboureau était loin d'être complète-
ment rassuré. L'aspect de ces déserts , rendus encore plus im-
posants par la demi-obscurité qui les voilait, l'impressionnait
désagréablement; tantôt les apparences fantastiques des ro-
chers, éclairés par la lune d'une manière bizarre, lui cau-
saient de sourdes terreurs ; tantôt ces bruits vagues, lointains,
que les voix mystérieuses des grandes solitudes semblent échan-
ger entre elles pendant le calme des nuits , redoublaient les
inquiétudes du sigisbé.
Toinon, exaltée par son amour , par l'ardeur fébrile qui
donne tant d'énergie aux êtres frêles et nerVeux , Toinon ne
craignait rien. Elle était tout entière au ravissement de sur-
prendre Tancrède , de braver pour lui fatigues et périls ; elle
faisait mille rêves d'or : il l'accueillerait avec bonté , car, dans
ce pays sauvage, elle n'aurait pas à craindre de rivale; pour
REVUK DE PARIS. 269
le suivre plus commodément , elle prendrait des habits d'homme
et lui servirait de page, de valet , mais au moins elle serait près
de lui. La seule éi)Ouvan(e qui venait quelquefois glacer la pau-
vre femme, c'était la pensée que Tancrède pourrait la mal re-
cevoir, la chasser ; mais la Psyché détournait bien vite sa vue de
ce noir abîme de désespoir , ne voulant pas affaiblir son cou-
rage par de funestes prévisions.
La Psyché et son sigisbé avaient un peu ralenti le pas , pour
pouvoir causer librement; Isabeau les précédait.
Le sombre silence que gardait opiniâtrement la Cévenole, se
conçoit aisément; après trois ans d'absence, elle allait revoir
Jean Cavalier. Sans savoir s'il était un des chefs des rebelles,
elle ne doutait pas qu'il n'eût pris une part active à la révolte.
Isabeau comptait se rendre à Saint-Andéol , espérant y trouver
Cavalier; sinon elle voulait se mettre à sa recherche, elle avait de
terribles révélations à lui faire, elle avait à lui expliquer une
conduite dont les fatales apparences étaient contre elle. Isabeau
savait enfin que le marquis Tancrède de Florac, contre lequel
elle nourrissait une haine implacable, commandait les troupes
royales opposées aux fanatiques. Tant de sujets de préoccupa-
lions devaient absorber assez la Cévenole pour la rendre insou-
ciante de ses compagnons de roule , et facilement dupe du men-
songe qui avait transformé Taboureau en ministre et Toinon
en protestante.
.Nul doute que le voyage en se prolongeant ne dût rendre le
rôle de la Psyché et de Taboureau beaucoup plus difficile à
jouer , qu'il ne l'avait été jusqu'alors.
Un incident rapprocha les trois voyageurs, et noua leur en-
trelien.
Un bloc de rochers , sans doute depuis longtemps miné par
le temps , se détacha de la crête d'une des deux montagnes qui
encaissaient le chemin, roula sur la pente de l'escarpement
avec le bruil delà foudre, et vola en éclats au milieu de la route.
A ce fracas retentissant , répété par les échos des Cévennes,
Toinon et Taboureau pâlirent.
— Nous sommes perdus ! s'écria Taboureau.
Isabeau s'arrêta un moment, fit signe à ses deux compagnons
de rester immobiles , et prêta l'oreille en se penchant vers la
terre.
25.
270 REVUE DR PARIS.
Après quelques minutes d'adontion , ia Cévenole se redressa
et dil à Tahoureau : C'est un éboulemcnt de rochers assez
commun dans nos montagnes , saint pasteur ; continuons notre
route.
Le sigisbé, étourdi parla frayeur, avait oublié son rôle;
aussi, s'entendant appeler saint pasteur, il regarda Isabeau
avec étonnement.
— Songez donc que vous passez pour un ministre, lui dit la
Psyché tout bas en se remettant en marche,
— Ah ! tit Claude en se frappant le front.
Après quelques minutes de marche, Isabeau, employant les
allégories bibliques et le langage figuré familier aux protes-
tants, dit au sigisbé d'une voix triste et grave :
— Les propht'tes ont commandé ù tous ceux qui demeuraient
vers Esdrilon de se saisir des montagnes par oii l'on pourrait
aller à Jérusalem , et les enfants d'Israël ont exécuté cet ordre.
Claude Taboureau, d'une ignorance complète en géographie
sacrée, ne saisit pas le rapport qui pouvait exister entre Israël ,
Jérusalem , Esdrelon , les prophètes et les circonstances pré-
sentes ; il regarda la Cévenole d'un air interdit , et reprit à
tout hasard et d'un ton approbateur :
— El ils ont bien fait , ma foi, d'obéir aux prophètes , ma
chère demoiselle.
— Et votre venue, saint pasteur, va les combler d'allégresse.
La vigne est mûre. Votre voix les soutiendra pendant la ven-
dange !
— Ah çà , dit tout bas Claude à Toinon , qu'.est-ce qu'elle veut
donc dire avec sa vigne et sa vendange ? Est-ce qu'elle me prend
maintenant jiour un chantre de cathédrale ? — Pourtant, il
reprit avec onction : Je ferai mon possible pour plaire à nos
frères pendant la vendange. Quant à ma voix, ma chère demoi-
selle , ce n'est qu'un bien modeste bariton ; mais enfin , comme
on dit , la plus belle fille ne peut donner (jue ce qr'elle a... eh !
eh ! eh ! ajouta Taboureau en riant d'un air gaillard pour égayer
la conversation qui lui semblait beaucoup trop d'accord avec la
tristesse du site où ils se trouvaient.
Toinon le pinça ])our l'engager à se taire, craignant que la
Cévenole ne fût choquée de cet étrange langage 5 mais Isabeau
n'avait rien entendu.
REVUE DE PARIS. 271
Tout à coup elle s'arrêta devant une tombe grossièrement
élevée dans un enfoncement de rochers.
Toinon et le sigisbé crurent prudent de l'imiter.
— C'est ici que fut massacré le ministre Candomergue, dit
Isabeau d'une voix sombre.
— Ah ! ah... le ministre Candomergue a été... massacré au
milieu de ces rochers ? dit Claude avec une certaine émotion.
— Massacré au milieu de ses frères , auxquels il donnait la
parole de Dieu , comme vous allez la donner à nos frères, saint
pasteur ! Ah ! le courage des combattants , armés du glaive ,
n'est rien auprès de votre courage ù vous , religieux organes du
Seigneur! L'ardeur de la bataille emporte les soldats; tandis
que vous , impassibles au milieu du carnage, vous n'avez que
des chants d'allégresse à élever vers le Seigneur, vous n'avez
que votre précieux sang à lui offrir en holocauste!
Tahoureau se rapprocha de Toinon , en regardant Isabeau
avec beaucoup de répugnance; il commençait à regretter fort
d'avoir accepté légèrement le rôle de ministre, en voyant à
quels dangers il pouvait se trouver exposé. Aussi dit-il tout
bas à la Psyché : Décidément, j'aime bien mieux passer pour
un simple protestant; cela n'est i)eut-élre pas si brillant que
ministre , mais cela me paraît infiniment plus sûr.
— Impossible, dit Toinon , vous perdriez tout; mais , qu'im-
porte, demain soir nous serons arrivés au Pont-de-Montvert.
Puis, voulant sans doute rassurer Claude, elle dit à Isa-
beau :
— Mais le nombre des ministres que nous avons à regretter
depuis quelque temps est heureusement peu considérable?
— Peu considérable? reprit Isabeau avec un sourire amer.
Oui, sans doute, parce que le bourreau a manqué de victimes;
parce que le plus grand nombre de nos ministres a déjà péri
dans les flammes et sur la roue. Si les Moabites ne massacrent
plus de pasteurs , c'est qu'il n'en reste plus ; vous ne le savez
que trop, digne ministre , vous, le dernier peut-être de ces
saints proscrits qui viennent se dévouer héroïquement au mar-
tyre. Mais qu'importe le martyre ? les palmes en sont vertes et
immortelles, dit Isabeau avec une sombre exaltation.
Le sigisbé se sentait de plus en plus inquiet, grâce aux cou-
leurs effrayantes dont la Cévenole venait de peindre la pieuse
272 REVUE DE PARIS.
mission qu'il élait censé remplir. 11 s'approcha de la Psyché et
lui dit à voix basse : Tenez , entre nous , je déteste cette grande
fi!le-ià , avec son air liominasse; il y a quelque chose de si-
nistre dans sa figure. Ilum ! je la trouve encore singulière avec
ses palmes vertes et son martyr. — Ah Psyché, Psyché ! ajouta-
l-il d'un air chagrin , tout ceci finira mal. Que le diable emporte
M. de Florac et tous les marquis du monde !
— Sans doute les palmes du martyre sont glorieuses, reprit
Toinon pour tirer Taboureau d'embarras , mais notre digne
conductrice i)ermettra à la sœur du saint ministre de désirer
ardemment que son frère vive longtemps pour répandre la pa-
role de Dieu.
— Sans doute , sans doute , reprit Taboureau ; je tiens à ré-
|)andre la parole de Dieu le plus longtemps possible. C'est parce
que les ministres sont rares , très-rares , qu'il faut conserver
très-précieusement ceux qui restent, contiuua-l-il d'un ton
d'oracle. J'ai mes raisons pour parler ainsi , je ne m'appartiens
plus. — Puis il ajouta : Mais, diles-moi , ma chère demoiselle,
il n'y a aucune chance pour que nous rencontrions quelqu'un
d'ici au PonL-de-JIonlvert, n'est-ce pas?
— Cela n'est pas probable , à moins que nos frères n'aient at-
taqué les Moabites. On le dit dans le plat pays; alors il se peut
qu'ils s'étendent de ce côté pour occu|)er ces montagnes.
— Heureusement , avec vous , nous n'avons rien à craindre
dit Toinon à Isabeau.
— Craindre ! et i|ue craindriez-vous? C'est avec des bénédic-
tions , c'est avec des cris d'allégresse , je vous l'ai dit, que nos
frères nous accueilleront; car ce saint pasteur est avec nous.
Et l'es fils d'Israël n'auront pas assez de voix i)our lui demander
un prêche, pour le supplier de leur faire entendre i\ l'instant la
voix du Seigneur.
— Vous voyez à quoi vous m'exposez avec votre maudite
équipée ! dit tout bas Claude à Toinon , d'un air désespéré. Je
puis être , d'un moment à l'autre, obligé d(^ faire entendre la
voix du Seigneur à ces mallieureux-là, et de leur chanter la
messe... Oue diable voulez-vous que je leur dise? — Et il reprit
vivement, au risque de tout perdre : Mais heureusement, ma
chère demoiselle, que les troupes royales serrent du près les
rebelles , et que nous pouvons tout aussi bien rencontrer
REVUE DE PARIS. 273
un détachement de braves dragons qu'une bande de protes-
tants.
Isabeau regarda Taboureau avec la plus grande surprise,
— Mon frère, que dites-vous ! s'écria Toinon effrayée de la
tournure que prenait la conversation.
Heureusement Isabeau , préoccupée de sa prochaine entrevue
avec Cavalier, n'apportait pas une complète attention à l'en-
tretien. Dans la question de Taboureau , elle vit une sorte d'im-
palience du martyre qui lui sembla très-héroïque ; aussi ré-
pondit-elle respectueusement au sigisbé :
— Saint pasteur, je le vois, vous avez plus bâte de rencon-
tier nos bourreaux que nos frères. Daniel aussi ijvail bâte d'être
jeté dans la fosse aux lions, Azarias d'être jeté dans la four-
naise , car on chante le Seigneur plus glorieusement encore au
milieu des tortures.
— Des tortures ! s'écria Claude. Ah çà ! laissez-moi donc
tranquille, à la tin, avec vos tortures. Est-ce que vous êtes folle?
Est-ce que vous croyez bonnement que, si un parti de dragons
nous rencontrait , je ne leur dirais pas...
— Et qu'imporle se hâta de dire Toinon en interrompant Ta-
boureau , rien ne prouve que nous soyons protestants. Nous di-
rions , ainsi que nous l'avons dit sur la route , que nous sommes
catholiques.
Isabeau s'arrêta brusquement , jeta sur la Psyché un regard
foudroyant, et, se tournant vers Taboureau, elle lui dit avec
un accent de dédaigneuse et sombre commisération :
— Plaignez cette enfant, car elle est faible ; plaignez-la , car
la fatigue de la route , la douleur de savoir les siens prison-
niers, ont frappé son esprit. Elle vous propose un parjure,
saint pasteur; elle ne comprend pas , dans son égarement, que
si vous avez pu , pour rejoindre vos frères, vêlir les vêtements
dorés des fils de Baal , une fois sur le théâtre sacré de cette
sainte guerre, vous allez fouler aux pieds les faux dieux!...
Dire que nous sommes catholiques ! s'écria Isabeau avec une
indignation croissante. Lorsque Dalilah eut endormi Samson,
lorsque Judith eut endormi Holopherne , ne sont-elles pas re-
devenues des tilles du Seigneur, pour faire sonner l'heure de
la vengeance? Nous déclarer catholiques ! — Et la colère d'I-
sabeau redoublait. — Si nous rencontrions les troupes royales,
274 REVUE DE PARIS.
oh ! ce serait d'une voix éclatante comme la trompette de Sion
que ton frère, que moi, nous dirions à ces moahites : « Gloire
au Seigneur le Dieu des armées ! nous sommes protestants ! » Et
loi-même, toi-même , pauvre enfant , tu joindrais ta faible voix
aux nôtres , quand tu verrais que nous achetons une félicité
éternelle par une mort courageuse et résignée !
De tout ceci , il ressortait pour Claude le dilemme suivant :
s'il tombait dans un parti de protestants , il lui fallait, par son
incapacité de prêcher , êlre reconnu pour faux ministre; s'il
tombait dans un parti de caliioliques , son déguisement et l'exal-
tation sauvage d'isabeau le pouvaient faire passer pour un mi-
nistre protestant, malgré ses dénégations.
Il flottait entre ces deux alternatives également effrayantes,
lorsque Toinon , qui depuis quelques secondes semblait écoulep
avec anxiélé , dit tout à coup :
— Écoutez, écoutez! j'entends un grand bruit de voix.
XX.
lE PRÊCnE.
Au moment où ce bruit de voix se fit entendre , les trois voya-
geurs se trouvaient dans une gorge tellement sombre , tellem(;nt
encaissée, tellement couverte, (ju'on s'apercevait à peine du
léger crépuscule qui commençait ù poindre.
Tout au bout de ce défilé, sorte de galerie naturelle, termi-
née par deux pans de rochers à pic , surmontés d'une voûte de
verdure formée par les châtaigniers qui croissaient sur leur
cime, on voj'ait l'anbe blanchir l'horizon et les étoiles pâlir.
Après avoir attentivement écoulé le bruit lointain qu'on en-
tendait toujours , Isabeau s'écria :
— C'est la voix d'Israël ! ce sont nos frères ! Ils chantent le
psaume de la délivrance!
— Nous sommes perdus ! dit Taboureau à Toinon d'une voix
basse et tremblante. Certainement je ne vous reproche pas ma
mort , ma chère amie , mais vous êtes une furieuse écervelée.
— Marchons, marchons , saint pasteur, reprit Isabeau; nos
REVUE DE PARIS. 275
frères sont sans doute rassembles sur le Rhan-Jastrie. Ce défilé
nous y mène.
Toinon et Taboureau hésitaient à doubler le pas , lorsqu'une
voix rude, semblant sortir d'une des excavations de ce chemin
creux, cria : Qui va là ?
Au même instant , une figure dont on ne pouvait distinguer
que la noire silhouette, tant l'obscurité était encore profonde,
parut brusquement devant Isabeau. Cet homme brandissait une
faux dont la lame , attachée à un long bâton , étincelait dans
l'ombre.
La voix reprit de nouveau : Qui va là.'
— Deux filles d'Israël qui rejoignent leurs frères , et un saint
pasteur , dit Isabeau.
— Que le Seigneur soit avec vous ! dit l'homme en relevant
sa faux. Nos frères sont assemblés en armes sur Rhan-Jastrie;
la parole d'un ministre de Dieu leur sera douce.
Puis le protestant révolté poussa un cri rauque , suivi de ce
mol : Ezriel ! (secours de Dieu).
Le cri et le mot furent répétés par deux autres sentinelles ,
sans doute aussi échelonnées dans le chemin creux et chargées ,
ainsi que l'homme à la faux , de donner, par des mots de guet,
les signaux d'alarme ou de ralliement aux religionnaires.
Toinon et Taboureau n'avaient d'autre parti à prendre que
de suivre Isabeau; ils s'y résignèrent.
Le sigisbé se mourait d'effroi ; la Psyché , insensible aux dan-
gers qu'elle pouvait courir, songeait avec désespoir que de
longtemps peut-être elle ne reverrait pas Tancrède.
Le jour s'avançait rapidement.
Lorsque les trois voyageurs furent arrivés à l'extrémité du
chemin creux, les premières lueurs du soleil levant commen-
çaient à colorer l'horizon.
Le spectacle qui s'offrit alors à la vue de Toinon et de Tabou-
reau était d'une majesté à la fois si imposante et si désolée , si
sauvage et si terrible , que tous deu.x restèrent frappés de
stupeur.
Le défilé qu'ils venaient de quitter aboutissait à un des pla-
teaux supérieurs du Rhan-Jastrie , un des volcans éteints de la
chaîne des Cévennes.
Aussi loin que la vue pouvait s'étendre , on n'apercevait qu'un
276 REVUE DE PARIS.
sol gris, ciicombré de masses de basaltes volcaniques, d'éclats
de scliorl noirâtre et dur, dont les pointes aiguës hérissaient
le sol.
De pâles lichens couleur de rouille , seule végétation dp ce
désert, s'étendaient comme une lèpre sur d'énormes blocs de
granit brun , soulevés sans doute au milieu de cet effrayant
chaos par quelque convulsion souterraine. Des courants de lave
poreuse et rougeâtre , refroidie depuis des siècles, descendaient
du cratère du Riian-Jastrie , sillonnaient en tous sens ce vaste
plateau et allaient se perdre en cascades pétrifiées sur les escar-
pements des rampes inférieures. Escalier digne des titans!
Chacun de ses dégrés avait trois cents pieds de hauteur, et sa
base disparaissait dans l'humide brouillard du matin.
Les premiers feux du jour, malgré toute leur splendeur, ne
pouvaient jeter le moindre éclat sur celte nature morte et sau-
vage ; ils ne servaient qu'à augmenter l'horreur de cette solitude,
en dévoilant à chaque pas les ravages de la fournaise ardente
qui avait déchiré les entrailles du sol, ou calciné sa surface.
Au nord , les pics affreux de cette chaîne brûlée se perdaient
dans les profondeurs de l'horizon ; au midi, le cratère éteint du
volcan , béant et couleur de suie , ouvrait ses abîmes sans fond j
à l'est, se dressait le cône supérieur du Rhan-Jaslrie, âpre
montagne blanchâtre et calcaire, tristement rayée de plusieurs
bancs de schiste ardoisé. Le soleil se levait derrière le pic qui
projetait son ombre gigantesque sur le plateau; entin, entre
deux rochers, surmontés d'un bois de châtaigniers, on voyait
l'issue du sombre défilé à l'entrée duquel Isabeau, Toinon et
Taboureau se tenaient encore.
Une grande multitude de religionnaires agenouillés remplis-
sait cette vaste esplanade naturelle; presque tous appartenaient
à la classe des montagnards ou des bûcherons. Les uns étaient
vêtus de casaques do grosse toile blanche qui leur firent donner
dans la suite le nom de cainisanls , d'autres étaient couverts
de peaux de bêtes. Quoiqu'à genoux, ils n'avaient pas quitté
leurs armes ; quelques-uns portaient des mousquets, mais le
plus grand nombre étaient armés de faux, de pi((ues , de haches,
de houes , sur lescjuelles ils s'appuyaient, et dont le fer, fraîche-
ment aiguisé, étmcelait au soleil.
Depuis que les sentinelles avaient crié EzrieU le chant des
REVUE DE PARIS. 277
religionnaires avait cessé ; le plus profond silence régnait dans
celte solitude. Les rebelles, réunis en demi-cercle , semblaient
examiner les nouveaux venus avec une attention farouche.
L'observation muette et sombre de cette masse d'hommes
avait quelque chose d'effrayant,
La Psyché pâlit , Taboureau ne put faire un pas.
Isabeau allait s'avancer vers ses frères , lorsque ceux-ci , sans
doute choqués de l'irrévérence de ces étrangers qui restaient
debout, commencèrent à murmurer sourdement et finirent par
s'écrier avec un terrible accord : A genoux! à genoux!
Isabeau et ses deux compagnons s'agenouillèrent aussitôt j
les chants interrompus continuèrent , et le verset suivant ter-
mina le psaume :
Peuples trembleront en crainte
Devant ta majesté sainte,
Et de tous rois l'excellence
Craindra le fer de ta lance.
La sauvage et puissante harmonie de la voix de ces hommes ,
ce site effrayant, bouleversé, tout donnait ù cette scène un
caractère majestueux, terrible.
Après le psaume , tous les Cévenols se relevèrent. Ceux-ci se
formèrent en groupes animés , ceux-là s'étendirent pour dormir
à l'ombre : d'autres, assis par terre, se mirent à aiguiser la
pointe ou le tranchant de leurs armes sur quelque bloc de
granit.
Éphraïni , chef de ce rassemblement , s'appuyait sur un mor-
ceau de rocher ; à côté de lui on voyait un jeune garçon d'en-
viron quinze ans , maigre , hàlé , aux cheveux épars et hérissés,
à l'œil roulant et égaré , à la physionomie sombre et presque
toujours contractée par un tic douloureux et convulsif. Il mar-
chait pieds nus et portait une longue robe d'étoffe rouge en
lambeaux , attachée autour de ses reins par une corde de joncs.
Cet enfant , un des petits prophètes de Du Serre , avait été
surnommé Ichabod par Éplnaïm. Parmi toutes les victimes des
funestes expériences du-verrier, aucune peut-être n'avait été
plus complètement exaltée. Dans un étatd'hallucination presque
1 , 24
278 REVUE DE PARIS.
continuel, hagard, presque frénéthiue , Ichabod, déjà sans
doute d'un méchant naturel , éclatait en prophéties de massacres,
en inspirations impitoyables. Son imagination , égarée par sa
monoraanie furieuse, ne lui offrait que des tableaux de meurtre
et de carnage ; aussi sa voix grêle , stridente , citait-elle à tout
propos les passages les plus sanglants des saintes Écritures.
Éphraïm, le croyant possédé de l'esprit du Seigneur, avait
pour ses ordres ou pour ses conseils un respect d'autant plus
religieux, qu'ils étaient presques toujours dignes delà férocité
de l'ancien garde des bois d'Aygoal.
Lorsque la prière fut terminée, Isabeau, suivie de Toinon et
de Taboureau , s'était résolument approchée d'Éphraïm , qu'elle
connaissait.
— Que vois-je ? s'écria ce dernier en reculant avec un mou-
vement de dégoût, la fille de Dominique Astier! celle qui a été
parjure à notre frère Cavalier ! celle qui s'est laissé séduire par
le lamgage doré d'un de ces Moabites !...
— Vous devez m'accuser, Éphraïm, répondit Isabeau avec
fermeté, l'heure de ma justification n'est pas arrivée. Où est
Cavalier?
— Ne désire pas sa venue, elle te sera fatale ! lUalheureuse !
va-t-en , va-t-en avec la hontcx Les filles perdues de Tyr et de
Sidon ont été chassées d'entre les filles d'Israël , s'écria Éphraïm. *
Ichabod , sans doute fatigué , s'était laissé couler au pied
d'un rocher, et sommeillait à demi , jetant de temps à autre sur
les étrangers , el principalement sur Taboureau , un regard
inquiet et farouche.
Un assez grand nombre de rebelles s'étaient approchés du
groupe en entendant Éphraïm parler à haute voix; leurs figures
sombres, animées d'un sauvage enthousiasme, avaient une
expression menaçante.
La Psyché el son sigisbé, voyant avec terreur le mauvais ac-
cueil qu'on faisait à leur compagne, se tenaient timidement
derrière elle.
Isabeau, sans doute forte de son innocence, répondit fière-
ment à Éphraïm : Le juste n'attendra pas le jour du jugement
avec plus de confiance que je n'attends le moment de paraître
devant Jean Cavalier.
— Malheur à toi si tu blasphèmes ! dit Éphraïm d'un air
REVUE DE PARIS. 279
incrédule et bourru. Puis il ajouta, en montrant Toinoii et
Taboureau : — Quelles sont ces gens?
— Celui-ci , dit Isabeau , est un ministre de notre sainte
religion; sa mère est prisonnière au Pont-de-Montvert.
— Et mon frère et moi nous allons la rejoindre pour partager
son sort , seigneur capitaine , se bâta de dire Toinon, en faisant
au farouche Éphraïm sa plus charmante révérence.
Mais le garde d'Aygoal répondit par un sourire de mépris à
cette coquetterie, et dit duremejil : Ce sont les Moabiles qui se
traitent entre eux de seigneurs et de capitaines,- dans le camp
de rÉternel , nous ne connaissons pas ces vanités , nous sommes
tous frères. Puis , adoucissant la rudesse de sa voix , et s'adres-
sant à Taboureau : — Que le Seigneur soit avec vous , saint
pasteur. Hélas ! il y a bien longtemps que nous sommes privés
de la parole de Dieu.
Depuis le commencement de cette scène , l'effroi de Tabou-
reau allait toujours croissant; lorsqu'il vit Éphraïm, dont
l'extérieur était si terrible , attacher sur lui un regard clair et
perçant , il perdit la tête , oublia son rôle , et pressentant qu'il
risquerait davantage encore en profanant le caractère de pas-
leur dont on le croyait revêtu , il s'écria en joignant les mains
et en tombant à genoux : Grâce ! grâce ! mon brave et digne
monsieur ; je ne suis pas ce que vous pensez.
— Qu'cs-tu donc? dit Ephraïm en faisant sauter du revers de
sa main le chapeau rebattu du sigisbé , pour mieux examiner ses
traits.
— Pardon de ne m'êlre pas découvert, mon cher monsieur,
mais l'émotion.... la vue de ces messieurs , vos respectables
amis...
— Qui es-tu? Qui es-tu? reprit Éphraïm d'une voix tonnante,
pendant que le cercle des révoltés se resserrait autour de lui.
— Claude-Jérônie-Boniface Taboureau, bourgeois de Paris,
le plus humble, le plus dévoué de vos serviteurs , et qui a de
quoi , Dieu merci, vous payer une bonne rançon si vous l'exigez.
— Es-tu de notre religion? dit le garde d'Aygoal.
— Non, je suis catholique, mes braves messieurs; j'aime
mieux être franc.
— Catholique! s'écrièrent les religionnaires.
— Mais je ne tiens pas le moins du monde à cette qualité , et
280 REVUE DE PARIS.
je me ferai proteslant si ça peut vous faire le moindre plaisir,
mes braves messieurs , je me ferai même turc si vous le vouliez,
et cela du plus profond de mon cœur, se hâta de dire Claude,
croyant se concilier les révoltés.
Ceux-ci, trouvant cette vocation trop soudaine, firent en-
tendre des murmures d'indignation ; quelques-uns même pro-
noncèrent le mot espion.
Isabeau , stupéfaite, regardait la Psyché d'un air aussi étonné
<iu'irrité. La prenant par la main et la dominant de toute sa
liaute taille, elle s'écria : Vous m'avez donc menti?
— Eh bien ! oui, répondit résolument la Psyché , en sentant
toute sa haine se réveiller contre Isabeau , et en regardant avec
fierté les révoltés qui l'entouraient, car ils étaient les ennemis
mortels de Tancrède ; eh bien ! oui , je vous ai menti. Je voulais
aller au Pont-de-Montvert , je ne trouvais pas de guide, et pour
vous décider à m'y conduire j'ai fait ce mensonge. — Puis ,
s'adressant aux rebelles, la Psyché dit d'un air ferme ; Main-
tenant , faites de nous ce que vous voudrez.
— Et qu'alliez-vous faire au Pont-de-Monlvert, à celte nou-
velle Babylone? s'écria Éphraïm.
— Vous ne le saurez pas , reprit audacieusement Toinon , en
jelantun coup d'œil significatif à Taboureau, qui, voyant sans
doute le peu de fruit qu'il avait tiré de sa franchise , répéta en
se relevant :
— Il nous est malheureusement impossible , à la Psyché et à
moi , d'avoir l'honneur de vous dire ce que nous allons faire au
Pont-de-Montvert , mes chers messieurs. Mais si une rançon de
deux mille , de quatre mille louis pouvait vous être agréable,
je me ferais un plaisir de vous l'ofi^rir... Ma signature vaut de
l'or, et...
Après avoir réfléchi un moment, Éphraïm fit un signe, et
deux révoltés s'approchèrent. — Emmenez, dit-il, ce Philistin
et sa compagne près du puits noir; l'esprit de Dieu va décider
de leur sort.
La résistance étant impossible , Toinon et Taboureau furent
conduits à l'abri d'un énorme bloc de rochers, près d'un cra-
tère éteint, sombre abîme dont l'œil ne pouvait mesurer la
profondeur.
— Ah ! Psyché ! Psyché ! dit le pauvre Claude , ce n'est pas
RRVUE DE PARIS. ij8l
pour vous reprocher votre folle escapade, mais vous nous
mettez dans une épouvantable position. Us m'ont appelé Phi-
listin ; quand je leur ai parlé de rançon , ils ne m'ont pas écoulé.
Nous voici auprès d'un abominable trou dont on ne voit pas le
fond ; ils disent que l'esprit du Seigneur va décider de notre
sort. Qu'est-ce que tout cela va devenir?
— 0 Tancrède ! Tancrède ! s'écria Toinon avec une exal-
tation désespérée.
A ce moment les sentinelles poussèrent un nouveau cri de
ralliement suivi de ces mots : Frère Cavalier et sa troupe !
XXI.
RECONNAISSANCE.
Lorsque Isabeau entendit prononcer le nom de Cavalier, son
cœur défaillit; elle s'appuya sur un rocher dont l'angle la ca-
chait à demi, et contempla le jeune chef cévenol avec une
expression de mélancolie profonde.
Celui-ci était arrivé, suivi des siens, par un des nombreux
défilés qui conduisaient des rampes inférieures au vaste plateau
du Rhan-Jastrie.
L'extérieur de Cavalier et de la plupart des religionnaires qui
composaient sa troupe offrait un contraste frappant avec celui
d'Éphraïm et de sa bande.
Les premiers étaient vêtus plutôt en citadins qu'en paysans ou
en montagnards; presque tous avaient des armes de guerre en
très-bon état; ils semblaient habitués à les manier; des cein-
tures de diverses couleurs relevaient la sombre couleur de leurs
vêtements. Quelques-uns affectaient même une tournure mili-
taire, ils portaient des panaches ou des aiguillettes; générale-
ment ces rebelles appartenaient à la classe des artisans ou de
la petite bourgeoisie.
Agiles, robustes, rappelant par leur tournure les milices
urbaines , ils semblaient animés d'un enthousiasme aussi ar-
dent, mais moins sauvage, que celui qui exaltait les rudes
montagnards d'Éphraïm.
Cavalier, vêtu avec une sorte d'élégance militaire, portait
282 REVUE DE PARIS.
un justaucorps de buffle, un feutre à plumes noires, une
écharpe de même couleur, en signe du deuil de sa mère , des
hauts-de-cliausses de daim et de grandes bottes de cordouan à
éperons dorés ; il avait laissé son cheval au bas du lUian-Jastrie ;
son ceinturon soutenait une épée et un poignard d'un assez
riche travail.
Sa physionomie vive et hardie, encore animée par les suites
d'une marche rapide, exprimait l'orgueil du commandement.
Il marchait d'un pas fier. Son allure impérieuse , presque hau-
taine , le distinguait de ceux qui l'accompagnaient.
^ sa gauche il avait Céleste, à sa droite Gabriel, tous deux
vêtus de blanc; son frère et sa sœur servaient de prophètes à sa
troupe , comme Ichabod servait de prophète à la troupe
d'Éphraïra.
Telle était la dissemblance qui existait entre les troupes des
deux chefs de camisards , pour nous servir du terme sous
lequel on commençait à désigner les révoltés.
Quoiqu'elles fussent destinées à agir contre un ennemi com-
mun , on devinait facilement que les moyens d'action de chacune
de ces deux troupes seraient différents.
Cavalier, avec sa milice d'artisans et de bourgeois, devait
faire une guerre i)lus régulière , plus militaire et plus humaine
qu'Éphraim. Les sauvages montagnards du forestier, armés de
faux , dé haches et de couteaux, devaient servir en partisans,
et se montrer d'une impitoyable férocilé.
Enfin , bien qu'il n'y eût aucune mésintelligence entre les
deux corps, on remarquait facilement que les dehors plus re-
cherchés des gens de Cavalier excitaient l'austère dédain
d'Éphraïm et de ses montagnards , presque tous vêtus comme
lui de peaux de bètes.
— Que le Seigneur soit avec toi , frère Éphraïm , dit Cavalier
au forestier d'Aygoal, pendant que sa troup^i s'arrêtait à
quelque dislance.
— Que Dieu te garde de toute tentation , frère Cavalier, dit
Éphraïm , en jetant un regard de pitié méprisante sur le cos-
tume du jeune Cévenol ; tu es exact au rendez-vous. Sont-ce là
tous nos frères des paroisses de la plaine?
— Tous. Et sont-ce là tous nos frères des montagnes?
— Tous. Le camp de l'Éternel est maintenant formée main-
REVUE DE PARIS. 283
tenant la vigne va retentir de voix lamentables, car le Dieu des
armées a dit qu'il passerait à travers comme une tempête.
— Wotre émissaire est-il revenu du Ponl-de-Monlvert? Sait-
on si les renforts de soldats ont paru dans l'Est? Car il est bien
important, frère, d empêcher la jonction de ces troupes avec
celles que commande le marquis de Florac.
— L'émissaire n'est pas revenu du Ponlde-Montvert, et
depuis hier, on ne sait rien de l'Est , mais nous ne pouvons
tarder ù être instruits , dit Éphraïm.
Tout à coup Cavalier pâlit et rougit tour à tour, ses yeux
étincelèrent de fureur, il ne pouvait proférer une parole : il
venait d'apercevoir Isabeau qui s'avançait vers lui.
Par un mouvement in\olonlaire , il porta la main à son poi-
gnard , le tira à demi du fourreau , puis l'y replongeant aussi-
tôt , il s'écria avec autant détoiineuient que de rage :
— Éphraïm , Éiihraïm ! qui aurait cru que cette infâme aurait
osé se montrer encore parmi nos fières?
— Elle dit qu'elle n'est pas coupable. » La femme vraiment
pure demeure ferme sur ses pieds comme des colonnes d'or sur
des bases d'argent. » Eprouve-la , la fournaise éprouve le vase
du potier, comme l'affliction éprouve les justes , dit Éphraïm ,
et il s'éloigna en haussant h;s épaules, comme si de pareils dé-
bals étaient indignes de lui. Isabeau s'était approchée de Cavalier
à pas lents , avec timidité, mais sans honte. Son attitude était
celle de la douleur, non du repentir.
— Va-t-en, va-t-en , misérable ! s'écria Cavalier en frappant
du pied , j'avais oublié ton infamie ! Ta vue renouvelle ma fu-
reur ! Va-t-en , encore une fois, va-t-en , ou je te démasque sans
pitié à la face de tous nos frères !
— Ce que j'ai à vous dire , je le dirai devant tous nos frères.
Je ne vous demande pas pitié , mais justice , seulement justice !
dit Isabeau avec une dignité triste et calme.
— La justice que tu mérites , c'est ma haine , c'est mon mé-
pris ! Encore une fois, va-t-en.
— Justice ! rien que justice ! répéta Isabeau en joignant les
mains d'un air suppliant et s'approchant de Cavalier.
— Ah ! tu m'y forces ! dit celui-ci, — en élevant la voix, il
s'écria de manière à être entendu par un assez grand nombre
de camisards qui s'étaient rapprochés peu à peu : — Mes frères ,
284 REVUE DE PARIS.
mes frères ! vous voyez bien cette fille? Elle est belle , son air est
haut et fier, n'est-ce pas ? Son front et son regard commandent
le respect. Elle est de notre religion ; son père est un vieux
soldat qui a vaillamment servi sous le grand duc de Rolian.
— Mon père est mort, dit Isabeau en poussant un profond
soupir.
— Vous l'entendez, reprit Cavalier, son père est mort, mort
sans doute de honte et de désespoir, car vous ne savez pas toute
la noirceur exécrable, toute la bassesse de l'âme qui se cache
sous ces dehors ? Vous ne savez pas qu'il y a trois ans son père
et le mien nous avaient fiancés. Alors j'aimais cette fille ; oh !
je l'aimais passionnément, parce que je la croyais la plus noble
et la plus vertueuse de nos sœurs. Un jour, à Anduse , je me
promenais avec elle et son père; à cause d'elle , je suis insulté
par un papiste , par l'officier qui maintenant commande les
troupes royales au Pont-de-Montvert , par le marquis de Florac !
Je suis insulté, misérablement insulté; que faire? J'étais artisan,
hérétique : vous comprenez, un artisan, un hérétique, c'est
quelque chose qu'on outrage et qu'on envoie ensuite aux galères
ou à la potence. Mais, moi, tout artisan, fout hérétique que
j'étais, comme cet homme m'avait frappé au visage, je voulais
le tuer; je saute sur Tépée du père de celte misérable, les
soldats du marquis tombent sur moi , mes compagnons me dé-
gagent , je fuis et je m'expatrie à Genève. Eh bien ! pendant que
son fiancé est proscrit , quelle est la conduite infâme de cette
fille? le savez-vous? dit Cavalier en s'inlerrompant et jetant
un regard de mépris écrasant sur Isabeau.
Celle-ci l'avait écouté avecunedouleurprofonde etcroissante,
car les Cévenols qui assistaient à cette scène étrange sem-
blaient par leurs murmures accuser aussi la jeune fille.*
Sentant sa conscience indignée se révolter en elle , Isabeau ,
forte de son iiuiocence, interrompit à son tour Cavalier, et la
joue animée, l'œil élincelant , le geste impérieux, la parole
superbe, au moment où le camisard répétait ces mots: Savez-
vous quelle a été sa conduite?
— Sa conduite? je vais vous la dire, moi! s'écria la jeune
Cévenole. Dieu m'entend. Dieu me voit, il sait si j'ai jamais
menti. Lorsque Jean Cavalier fut forcé de s'enfuir à Genève,
à force de prières je décidai mon père à aller rejoindre mon
REVUE DE PARIS. 285
fiancé en Suisse. Une nuit, nous, partons; mais cet homme qui
avait insulté Cavalier nous faisait sans doute épier par ses sol-
dats. A deux lieues d'Anduze, moi et mon père, nous sommes
arrêtés. Mes frères savent à quelles peines sont condamnés les
fugitifs qu'on arrête : les hommes vont aux galères , les femmes
vont en prison. Je fus au désespoir d'avoir engagé mon pau-
vre père dans cette fuite, non pour moi, mais pour lui. Il était
si vieux, si souffrant de ses blessures; et puis pour un soldat,
les galères! oh! c'était horrible ! Alors cet homme qui avait
insulté mon fiancé vint nous voir dans notre maison , où il
nous faisait garder prisonniers. De là on devait nous conduire
à Nîmes; je crus qu'il venait insulter à notre malheur. En appa-
rence il n'en fut pas ainsi. Il nous plaignit, même il accusa de
notre arrestation le zèle aveugle de ses soldats; il s'accusa lui-
même d'avoir oublié sa dignité , d'avoir manqué à l'honneur en
insultant Cavalier, qui ne pouvait se venger. Malgré les regrets
qu'il exprimait , je dis à cet homme tout le mépris que je ressen-
tais pour lui ; je lui dis que sa méchanceté seule avait causé tout
le mal, et je lui demandai en expiation la liberté de mon père.
Il me la devait ; il ne pouvait pas laisser traîner ce vieillard
aux galères. Le premier jour il ne me répondit pas; le lende-
main il vint de nouveau : j'étais seule. — Vous pouvez , me dit-
il , empêcher votre père d'aller aux galères. — Que faut-il faire?
— Me permettre de venir vous voir chaque jour. — Mais je
vous hais, mais je vous méprise; mais à cause de vous mon
fiancé est proscrit; mais mon père est prisonnier, et nous som-
mes sous le coup d'une peine infamante, lui dis-je. — Vous me
haïrez , vous me mépriserez, mais laissez-moi vous voir chaque
jour, me répondit-il, et votre père est sauvé, — J'atteste le ciel
que tels furent ses paroles, dit Isabeau en levant sa main d'un
air solennel.
Cavalier tît un signe de sombre incrédulité.
Isabeau continua : — Ce que cet homme me demandait m'é-
tait odieux, sa vue m'était affreuse; en vain je le suppliai... il
fut inébranlable, alors je me résignai. Je sacrifiai ma répugnance,
mon aversion au salut de mon père.... à qui je ne cachai
rien. Pendant quelques jours , cet homme vint ainsi. Il était
noble , il était jeune , il était riche , il fit tout pour vaincre l'éloi-
gnement qu'il m'inspirait, comme s'il n'avait pas su qui j'aimais !
286 REVUE DE PARIS.
Et Isabeau jeta sur Cavalier un regard de tendresse et de di-
gnité. — Cet homme, ajouta-t-elle , redoublait aussi de préve-
nances envers mon père , qui fut toujours pour lui froid et dé-
daigneux. Eh bien ! tout cela n'était qu'un calcul d'épouvantable
hypocrisie. Cet homme voulait faire de moi sa victime, et sans
doute me faire passer pour sa complice.
Aces mots; la voix d'Isabeau s'altéra , et elle continua rapi-
dement, comme si chaque parole eût brûlé ses lèvres :
— Une fois il vint le soir comme d'habitude ; il nous annonça
qu'il partait le lendemain avec ses troujjcs; il nous fit ses
adieux. Au moment de nous quitter, il se cacha dans une pièce
obscure. Il avait gagné une femme qui nous servait; je l'ai su
depuis. J'ignore quel philtre ils avaient mis dans mon breuvage,
mais je tombai dans un sommeil de mort. Le lendemain, j'é-
tais déshonorée.
Les Cévenol* qui écoutaient îsabeau poussèrent un cri una-
nime d'indignation. La voix, l'expression des traits de la jeune
fille avaient trop l'accent de la vérité pour qu'on pût douter un
instant de ce qu'elle affirmait.
Cavalier se précipita vers elle, l'œil étincelanl de rage, la
figure bouleversée par mille émotions contraires. Prenant ses
deux mains dans les siennes , il s'écria : — Tu dis vrai , n'est-
ce pas? tu dis bien vrai?
— Dieu m'entend , dit Isabeau en élevant ses yeux au ciel.
— Continue, continue, pauvre femme, dit Cavalier d'une
voix brève. Je te crois.
— Quand je m'éveillai, cet infâme était là ! Folle, éperdue, moi,
j'appelai mon père à grands cris. Il vint armé; un combat s'en-
gagea. Mais mon pauvre père était faible , il était vieux ; son épée
fut brisée. On lui fit grâce de la vie, s'écria la jeune fille, avec
une sanglante amertume. On lui fit grâce ! Et le vieillard dés-
armé resta vaincu auprès de sa fille déshonorée! Quant à l'in-
fâme , il était parti. Quelques mois après, moi et mon père,
nous partions aussi pour échapper à la honte, ajouta Isabeau
en se couvrant le visage de ses deux mains.
— Et ton père, ton père? s'écria Cavalier.
— Il est mort de désespoir. Lorsqu'il fut mort, je voulus vous
revoir, Jean Cavalier, vous dire tout, me défendre des ca-
lomnies qui ne m'avaient pas épargnée, car les apparences
REVUE DE PARIS. 287
étaient conlre moi. En roule , j'ai appris que nos frères révoltés
occupaient ces montagnes. Dieu m'a guidé vers vous , pour me
justifier, ci; je ne sais pas si mon but est atteint.
— Oh ! je te crois, je te crois, mais nous serons vengés , dit
Cavalier en soutenant Isabeau, qui, abattue par une secousse
si violente, se sentait défaillir.
XXII.
t'ÉMISSAIRE.
Les camisards avaient écouté avec une sombre indignation le
récit d'Isabeau. Leur haine, depuis si longtemps contenue^ écla-
tait en imprécations.
Tout à coup h; mot d'ordi'e Ezriel fut répété plusieurs fois
par les sentinelles.
Un homme vêtu d'une casaque blanche en lambeaux , chaussé
d'espardilles, couvert de poussière, arriva précipitamment, et
après avoir demandé où élaient Éphraïm et Cavalier, s'avança
près du premier de ces deux chefs.
— Quelles nouvelles ? dit celui-ci.
— Les miquelets se séparent des dragons , dit Témissaire qui
arrivait du Pont-de-Monvert. L'archiprêtre reste à l'abbaye avec
les prisonniers et le capitaine Poul, tandis que le marquis de
Florac est allé avec ses troupes au-devant des forces qui viennent,
dit-on, de Nîmes.
— Béni soit le Seigneur ! s'écria Éphraïm. Les Moabites se
séparent des Philistins, les courriers se rencontreront pour se
dire que Babylone a été saccagée d'un bout à l'autre. Frère Cava-
lier... frère Cavalier...
Le jeune Cévenol , encore étourdi de la funeste révélation d'Isa-
beau , tour à tour agité par la rage , par la douleur , par la pitié ,
regardait, tantôt avec stupeur, tantôt avec une angoisse déchi-
rante , cette pauvre créature qui , éclatant en sanglots longtemps
comprimés , venait de s'asseoir au pied d'un rocher , et inondait
ses mains de larmes.
Tout à coup la voix d'Éphraïm vint le rappeler à lui même.
288 REVUE DE PARIS.
Le garde d'Aygoal s'entretenait avec Esprit-Séguier , bûche-
ron aussi féroce que lui et qu'il avait, pour cela sans doute , dis-
tingué des autres partisans.
Lorsque Cavalier s'approcha d'Éphraïm à pas lents, en se re-
tournant de temps à autre pour jeter un regard désolé sur Isa-
beau, Esprit-Séguier se retira discrètement, et les deux chefs
restèrent seuls.
— L'émissaire est arrivé, l'archiprêtre reste à l'abbaye avec
les miquelets, et le marquis de Florac va au-devant des troupes
qui arrivent de Nîmes, dit Éphraïm.
— A moi le marquis ! à toi l'archiprêtre ! s'écria Cavalier avec
une rage triomphante. Dieu me l'envoie, enfin !.,. Puis il ajouta :
Où est l'émissaire?
Éphraïm tourna la tête , fit un signe, et le montagnard parut.
— As-tu vu, en effet , les dragons sortir de l'abbaye et pren-
dre la route de Nîmes? dit Cavalier précipitamment.
— Oui frère Cavalier , je les ai vu avec leurs tambours , leurs
haut-bois et leur capitaine à leur tête.
— A quelle heure ?
— Ce matin , au lever du soleil , je les ai rencontrés à une
lieue de Saint-Maurice-de-Ventalou.
— Par le glaive de Dieu! si nous sommes au col de Saint-
André-d'Ancise avant les dragons, pas un d'eux n'échappera !
s'écria Cavalier après quelques minutes de silence, car il con-
naissait mieux que pas un.la topographie des Cévennes. Depuis
longtemps, dans l'attente de la révolte, il étudiait avec soin et
avec réflexion la configuration du pays. Pas un dragon n'é-
chappera! ajouta-t-il, il faut qu'ils passent par ce défilé pour en-
trer dans le plat pays... Et des femmes , des enfants, embusqués
là, suffiraient pour écraser une armée tout entière !
Éphraïm resta quelques moments pensif, et dit d'un air som-
bre :
— Ma vision va être accomplie. Ainsi périront les loups ra-
visseurs, a-t-elle dit. II se peut que cette luiit l'archiprêtre de
Baal , ce loup ravisseur d'âmes , soit sacrifié à la croix du carre-
four , après que son sang aura fumé dans la bruyère.
— Point de quartier ! s'écria Cavalier , car ce sont les féroces
miquelets qui gardent l'abbaye.
Éphraïm lui répondit par cette citation de l'Écriture : « Le
REVUE DE PARIS. 289
Seigneur a fait venir contre une nation des pays les plus
reculés , des gens niéchanls et d'une langue inconnue, qui
n'ont été touchés ni de respect pour les vieillards, ni de
compassion pour ceux qui étaient de l'âge le plus tendre. »
Puis le forestier ajouta avec un air de dédain farouche :
— Mais les loups aussi sont méchants.. . mais leurs rugissements
aussi sont féroces... mais eux non plus n'ont ni compassion ni
pitié, et pourtant mon mousquet ou mon couteau en ont bien
des fois délivré les troupeaux!
— Peut-être, dit Cavalier avec hésitation , devrions-nous réu-
nir nos foret s pour attaquer l'abbaye?... ouïes dragons ?... Notre
ennemi est divisé..." rassemblons-nous pour l'écraser... Viens
avec moi au col de Saint-.\ndré, frère Éphraïm, et les dragons
exterminés, nous reviendrons tous deux sur l'abbaye.
— Etsi lesdiagonsnous ontdevancés? et si nous ne les trouvons
pas au col de Saint-André? et s'ils rencontrent les renforts de Nî-
mes? Ne peuvent-il pas reveniravant nous sur le pont de Montvert?
Et le moment de délivrer nos frères, de délivrer ton père sera passé.
— Mon père ! mon jjère !... tu as raison... Tiens, Éphraïm ,
laisse-moi l'expédition de l'abbaye. La haine m'aveugle en effet :
n'est-ce pas à moi daller délivrer mon père !... Toi , tu iras exter-
miner les dragons et tuer Florac... et encore... non... non... lu
ne le tueras pas; il faut que (u me jures de ne pas le tuer... il
m'appartient. Tu as entendu Isabeau , ainsi , Éphraïm , recom-
mande à tes gens de l'épargner, car il me faut cet homme,
entends-tu? il me le faut.
— La vision que le Seigneur m'a envoyée doit s'accomplir
avant toutes choses. Elle m'a dit que rarchii)rêtre périrait par
l'épée du Seigneur... il faut qu'il périsse... A moi l'archiprélre !
ajouta-t-il avec un sourire féroce.
— Tu le veux?
— Je le veux.
— Soit donc... partons... il est temps... le soleil dépasse la
cime du Rhan-Jastrie.
A ce moment un nouveaii cri de ralliement se fit entendre ,
un habitant du plat pays parut. Sa figure était pâle et boulever-
sée , il portait un mousquet et un sac rempli de provisions. .Aper-
cevant Jean Cavalier, il courut à lui :
— Ah! frère, frère Cavalier , s'écria-t-il , il n'y a plus de
1 23
890 REVUE DE PARIS.
pitié, plus (le merci pour nous... Dans la plaine... on nous
égorge... on rase nos maisons, on met le feu à nos moissons sur
pied...
— Que veux-tu ?
— Hier ^ Poul , Tinfernal Poul est sorti de l'abbaye, à la tête
d'un détachement de ses féroces miquelets. Dix des siens sont en-
trés dans la ferme de Bienaimé Frugeires, et lui ont demandé son
argent. Frugeires a dit qu'il n'en avait pas. Alors ils ont attaché
Fiugeires et sa femme, sur un banc , et ils leur ont mis des
mèches de mousquets allumées entre les pouces, pour les forcer
à dire où était caché leur argent.
— Les misérables! s'écria Cavalier.
— Comme Bienaimé Frugeires et sa femme n'avaient pas d'ar-
gent, et qu'ils s'opiniâtraient à le dire, les miquelets furieux les
ont massacrés... à coups de sabre... Deux vieillards... si bons...
si vénérés dans le pays !
— Et tu as vu cela ? dit Éphraïm.
— Hélas ! oui , frère j moi et les autres voisins de Bienaimé
Frugeires , nous sommes entrés dans sa maison, après le départ
des miquelets, et nous les avons trouvés morts.... lui et sa
femme.... hachés de coups de sabres. Ce soir, on les enterre.
Moi, j'ai quitté ma demeure , et je viens me joindre à vous,
frères ; car j'aime mieux, comme les loups , errer dans les mon-
tagnes , que de vivre dans une plaine oîi coule chaque jour le
sang des nôtres.
Ceux qui purent entendre- ce récit l'accueillirent avec une ex-
plosion de fureur.
Éphraïm était resté pensif, tout à coup un éclair de joie féroce
illumina son regard , et il dit :
— Abraham a offert le sang de son fils en holocauste au Sei-
gneur, nous aurons à lui offrir le sang de deux i)hilistins, en
représailles du meurtre de Bienaimé Frugeires et de sa femme.
— Que veux-tu-dire?
— Un homme et une femme moabites , qui se rendaient au
Pont-de-Montvcrt, sont nos prisonniers. — Et Éphraïm raconta
â Cavalier l'histoire du déguisement de Toinonet de Taboureau,
toujours gardés à vue près du puits noir par deux monta-
gnards.
— Et lu veux tuer ces geus-Ià? dit Cavalier.
REVUE DE PARIS. 891
— Le sang des sacrifices est agréable au Seigneur, reprit
Éphraïm.
— La voix des représailles est quelquefois terrible , dit Cavalier
avec répugnance , et le plus souvent , frère , songes-y , ce sont
des cruautés inutiles.
— Il ose parler de clémence... au moment où le sang de nos
frères fume encore , s'écria Éphraïm d'une voix tonnante en
montrant Cavalier. Kt son père est dans les ceps , et sa mère et
la mère de sa mère ont été traînées sur la claie !
Un sourd murmure d'approbation suivit les paroles du garde
d'Aygoal.
Le jeune partisan baissa les yeux. Éphraïm venait de raviver
une douleur affreuse dont Cavalier avait été souvent distrait par
l'activité de la vie qu'il menait depuis quelques jours. Le sou-
venir de l'atroce violence dont le marquis Taucrède s'était rendu
coupable, vint encore exalter les furieux ressentiments du Cé-
venol j avec horreur il songea qu'Isabeau n'était plus pour lui ,
Cavalier, qu'un objet de pitié douloureuse, elle autrefois si
saintement aimée! Avec horreur il songea que cet avenir d'a-
mour si plein de confiance, de calme et de sùénité, qu'il avait
si souvent rêvé , était à jamais perdu.
A ces pensers Cavalier se sentit transporté de rage, et, ten-
dant la main à Éphraïm , il lui dit :
— Tu as raison , Éphraïm ; c'est à flots que le sang de nos
frères a coulé jusqu'ici. Que l'expiation commence.
— Avant d'aiguiser la hache du sacrifice, dit Éphraïm, con-
sultons l'esprit de Dieu. Que Tenfant-prophète parle. — Et il
montra Ichabod, qui sommeillait au pied d'un rocher.
— Qu'il parle donc, dit Cavalierj mais hâtons-nous, car le
soleil monte.
— Qu'on amène le moabite d'abord , et la moabite ensuite ,
dit Cavalier à Esprit-Séguier.
El deux montagnards allèrent chercher Toinon et Tabou-
reau, jusqu'alors gardés à vue derrière l'énorme bloc de roche
qui surplombait le puits noir.
292 REVUE DE PARIS.
XXIIÏ
PROPHETIES.
L'espÈce de confession publique faite à Cavalier par sa fian-
cée expliquait à Toinon le sens de ces mystérieuses paroles,
qu'Isabeau avait laissées échapper à Alais pemlant son sommeil :
Le marquis de Florac , infâme !
La Psyché ressentait contre cette jeune fille une jalousie mêlée
de haine. Encore exaspérée par le dédain avec lequel Isabeau
parlait du marquis, Toinon lui eût pardonné d'aimer Tancrède ,
mais non de le mépriser,
Taboureau était entre la vie el la mort. "Quoiqu'il maudît inté-
rieurement sa fatale condescendance aux caprices de la Psyché ,
cet excellent homme, loin de lui faire des reproches, tâchait de
la calmer , car elle ne pouvait se consoler d'avoir entraîné Claude
dans une si funeste aventure.
— Rassurez-vous . disait le bon sigisbé , rassurez-vous , chère
tigresse ; si j'en reviens, je serai si content d'avoir échappé à
ce terrible danger, que je ne songerai guère à vous faire un
crime du passé ! Au contraire , car je vous devrai les bons contes
que je ferai sur mes périls aux convives de mes soupers de la
rue Sainte-Avoye. Mais si je «'en'reviens pas , — et Taboureau
soupirait , — ce qui serait , je l'avoue . fâcheux au dernier point,
car, j'ai trente ans à peine et cent mille écus de rente ; et bien !
si je n'en reviens pas , j'aurai sur ma foi trop de peur pour pen-
ser seulement â vous accuser de mon mauvais sort. Enfin que
faire? Se résigner; car, après tout, la vie, hélas ! n'est qu'un
passage !... un voyage!
Taboureau achevait cette réflexion si tristement philoso-
phique, lorsque deux montagnards vinrent le chercher pour le
conduire devant Éphraïin.
Pendant les lamentations de Claude , la Psyché, par un im-
périssable sentiment de coquetterie, avait accommodé son cos-
tume un peu dérangé par les fatigues de la route ; elle avait lus-
tré , bouclé sesclieveux en les enroulant autour de ses jolis doigts j
elle avait défripé sa jupe brune , resserré les lacets noirs de son
REVUE DE PARIS. 293
corset rouge , épousselé ses petils souliers de cuir de cordouan ,
qui complétaient son costume et se trouvaient à peu près de
mesure pour son pied charmant , car ils avaient appartenu à
un enfant de douze ans.
Les deux montagnards emmenèrent donc Claude, qui les sui-
vit en tremblant, après avoir jeté un regard désespéré sur la
Psyché, et en lui disant : Adieu, tigresse, adieu , Toinon ! Le
pauvre Claude n'était ni beau, ni noble, ni brave; mais, pour
sûr, il vous aimait bien, toujours !
Le sigisbé arriva bientôt auprès de Cavalier et d'Éphraïm.
Ceux-ci, ayant auprès d'eux Ichabod, se tenaient au milieu
d'un grand cercle formé par les rebelles.
Les montagnards et les gens de la plaine parmi lesquels s'était
répandue la nouvelle du meurtre de Bienaimé Frugeires, atten-
daient l'issue de la condamnation du catholique avec une fa-
rouche impatience.
Presque tous les camisards avaient été frappés , soit dans
leurs familles, soitdans leurs amis, par la rigueur inexorable des
édits ; plusieurs des leurs avaient péri dans les sui)plices ou sous
le sabre des dragons. Aussi considéraient-ils l'exécution de
Taboureau comme une juste et terrible représaille des cruautés
commises par les calholiques sur les protestants.
Claude , pâle, hagard , écrasé par la terreur, pouvait ^ peine
se soutenir; tremblant de tous ses membres , il s'appuyait sur les
bras de ses-deux gardes Ces symptômes de frayeur profonde fu-
rent loin de disposer en sa faveur ces hommes d'une intrépidité
sauvage.
Éphraïm jeta sur lui un sourire de mépris , et dit à haute voix :
— Ce moabite a osé i)rofaner le titre de ministre du Seigneur;
il avoue qu'il est catholique ; il avoue qu'il se rend à l'abbaye
de Montvert; c'est de cette abbaye, de cet antre de perdition ,
de celte succursale de Babylone où va ce moabite, qu'hier Poul
est sorti comme un loup furieux pour massacrer deux pauvres
vieillards. Le sang appelle le sang. Le jour de la colère du Sei-
gneur est arrivé. Assez longtemps Israël a répondu aux coups
par des gémissements.
— Oui! oui! qu'il meure, le philistin! qu'il meure, crièrent
les camisards en agitanl leurs armes. Sa mort expiera la mort
de Bienaimé Frugeires et de sa femme.
294 REVUE DE PARIS.
— Que les soldats du Seigneur jettent sa tête aux papistes
comme gage d'un combat à mort entre les enfants de Dieu et les
fils de Baal, dit Esprit-Séguier, le lieutenant d'Éphraim.
— Il est déjà condamné par nos frères , reprit le forestier
d'une voix retentissante ; mais l'esprit de l'homme peut errer ,
tandis que l'esprit de Dieu est infaillible. De tes enfants je fe-
rai des proplièles , avait prédit le Seigneur, et il a accompli sa
promesse en laveur d'Israël ; d'enfants il a fait des prophètes ,
ajouta le garde en montrant Ichabod ; l'esprit de Dieu va donc
parler par sa bouche.
Cette scène terrible , agissant puissamment sur le cerveau
malade d'Ichabod , exaltant son imagination délirante, avait
déterminé les phénomènes d'hallucination auxquels il était de-
venu sujet, ainsi que les autres victimes de Du Serre. Déjà
il ressentait les approches d'une crise cV enthousiasme qui
devait se terminer nécessairement par une attaque de cata-
lepsie.
Deux ou trois mille personnes , persuadées de la divinité de
ses inspirations, attachaient sur lui des regards respectueux et
presque craintifs. De son jugement allait déjjcndre une question
de vie ou de mort. Il était lui-même convaincu que ces visions,
que ces voix intérieures , échos et souvenirs des passages de la
Bible dont on avait chargé son esprit égaré, étaient autant de
manifestations de la volonté de Dieu ; de telles circonstances
devaient décider le paroxisme de son accès.
Ichabod , debout, la tête rejetée en arrière, les yeux fermés,
avait les mains levées au ciel ; sa poitrine s'élevait et s'abaissait
précipitamment; il était d'une pâleur verdàtre ; des gouttes de
sueur froide roulaient sur son front, • de temps à autre ses pau-
pières , en «'ouvrant par un mouvement convulsif , laissaient
voir sa pupille éteinte et sans regard.
Les Cévenols, attentifs à ces phénomènes, qui leur semblaient
surnaturels , les observaient avec une pieuse terreur. Tous se
découviirent et s'agenouillèrent.
Taboureau , autant par impossibilité physique de se tenir plus
longtemps debout que par un mouvement d'imitation machinale,
tomba aussi à genoux, enjoignant ses mains avec force. Cer-
tain d'être bientôt à son moment suprême, il adressa au ciel
une de ces prières sans nom et sans paroles qui sont plutôt le
REVUE DE PARIS. 295
cri désespéré de l'instincl de conservation qu'une aspiration re-
ligieuse.
— L'esprit vient, voilà l'esprit , voilà l'esprit , dit enfin l'en-
fant. II parut écouter un moment; et comme s'il eût répété des
paroles qu'il entendait intérieurement , il continua d'une voix
rauque, stridente et entrecoupée : « Mon enfant , mon enfant ,
je te le dis , voici la journée de 1 Éternel ; l'Éternel va rugir sur
le mauvais peuple, il va exterminer l'idolâtre , il va déchirer
comme le lion qui va en proie. Mon enfant, mon enfant, j'ap-
pellerai les oiseaux du ciel à dévorer le sacrifice sanglant qu'on
m'apprête. Ils dévoreront la chair du raoabite comme ils ont
dévoré la chaire de mes enfants, de mes élus. Les aigles et les
vautours en porteront des lambeaux dans les nids de leurs pe-
tits. Mon enfant, je te le dis, il faut que le moabite meure,
que les petits oiseaux de proie aient leur pâture. Babylone! Ba-
bylone! détruisez Babylone. Que pas un n'échappe , mon enfant,
pas un. Voici le tourbillon de ma tempête qui s'allume aux qua-
tre coins de la terre. Ainsi soit faite ma volonté, mon enfant,
je te le dis, je te le dis. »
En prononçant ces derniers mots, la respiration d'Ichabod
devint de plus en plus oppressée, l'écume blanchit ses lèvres ,
ses membres seroidirent, sa voix s'étrangla, son larynx se
gonfla outre mesure , son front devint livide et violacé, et bien-
tôt il tomba à la renverse dans un étal d'immobilité catalepti-
que absolue.
Les Cévenols , émus , épouvantés par ce spectacle , croyant
entendre la voix de Dieu demander du sang , s'écrièrent avec
une fureur enthousiaste : — Jlortà l'idolâtre.
— La voix de Dieu le condamne comme la voix des hommes,
dit Esprit-Séguier.
— Tu as entendu , l'esprit de Dieu aura ton sacrifice pour
agréable , lui dit Éphraïm. Prie, prie. Avant que le soleil ail at-
teint le sommet de ce rocher, ton âme sera devant Ion juge.
Taboureau s'affaissa sur lui-même et perdit toute per-
ception.
— Amenez sa complice , dit Éphraïm ; qui condamne le loup
condamne la louve. La voix de Dieu a parlé pour la moabite.
La Psyché parut au milieu de ce cercle immense , ameaée
par deux montagnards.
296 REVUE DE PARIS.
Elle marchait d'un pas ferme, et puisait une force factice
dans l'excitation de la fièvre et de la haine. Son grand œil bril-
lant et hardi cherchait Isabeau , qu'elle eût voulu braver à ce
moment terrible. Ne voyant pas la Cévenole , elle jeta un regard
étincelant de courroux sur Cavalier , autre mortel ennemi de
Tancrède.
Cavalier au contraire , voyant cette figure jeune, charmante
et résolue , cette taille' svelte qui déployait si bien sa souplesse
et sa grâce sous le costume languedocien, en voyant enfin cet
ensemble d'une élégance exquise et nouvelle pour lui , Cavalier
sentit la rougeur lui monter au front ; il reçut au cœur une
commotion profonde , électrique , inexplicable.
Presque épouvanté de celte impression si soudaine , il l'attri-
bua au profond et douloureux sentiment de pitié que lui inspi-
rait le sort affreux de cette jeune femme ; il reconnaissait avec
terreur l'impossibilité de l'arracher à la mort , maintenant que
le prophète avait parlé.
Quoiqu'il ne crût à aucune révélation divine , ou plutôt quoi-
qu'il ne pût s'expliquer le phénomène de l'enthousiasme des
petits prophètes , Cavalier sentait (pie toute la puissance de l'in-
surrection était là , que feinte ou réelle la voix de Dieu était la
seule qui pût soutenir les Cévenols dans la lutte acharnée qu'ils
allaient engager. Il ne fallait donc pas songer, dès le début de
la guerre, à porter la moindre atteinte aux ordres des prophètes.
Et pourtant il lui semblait horrible de laisser périr celte
charmante jeune fille!
Éphraim et presque tous les montagnards, insensibles à l'at-
trait de la beauté , regardaient la Psyché avec une impatience
farouche; parmi les gens de la plaine , quelques-uns auraient
l)eut-ètre éprouvé un sentiment pitoyable , mais le souvenir du
meurtre de Bienaimé Frugeires , mais leur foi aveugle dans la
volonté exprimée par le prophète , étoulTaient cette bienveil-
lance.
— Tu vas mourir avec ton complice. La voix de Dieu a
prononcé sur ton sort; dépêche-toi; fais ta prière, dit Éphraïm.
Les couleurs fiévreuses de la Psyché firent place à une pâleur
de marbre; elle trembla , et tout son courage , toute sa vie ,
semblèrent se concentrer dans ses yeux, qui brillaient d'un éclat
incroyable.
REVUE DE PARIS. 297
— Je mourrai donc, dit Toinon d'une voix ferme; mais
assassiner une femme, c'est bien lâche !
— Fais ta prière, dit Épliraïm sans lui répondre; meurs en
chrétienne , et tu auras la sépulture que les liens ont refusée à
sa mère, qu'ils ont traînées sur la claie; — et le forestier mon-
trait Cavalier,
— Mais je ne vous ai fait aucun mal, moi! s'écria Toinon , je
suis étrangère à ces horreurs.
— Quel mal avait fait le Christ? Tu expieras les crimes des
tiens, ton sang servira pour leur rédemption. Fais ta prière.
La Psyché vit qu'il n'y avait plus de pitié à attendre , sa der-
nière pensée fut pour Tancrède.
— Je vais mourir, dit-elle à Éphraïm d'une voi.K profondé-
ment émue; ne puis-je pas écrire quelques mots? Ne pourrez-
vous pas les faire parvenir... à une personne (jue je vous dirai?
— Songe au salut de ton âme, dit Éphraïm, songe au livre
Éternel où Dieu a écrit la vie.
— Mais ce collier (et elle détacha un ruban de velours noir
de son cou charmant), ne puis-je le faire remeltre à...
— Pense à Ion âme, pense à ton âme, répéta Éphraïm. La
terre va couvrir Ion corps.
— Eh bien, dit Psyché avec un accent désespéré et en pleu-
rant, avant que la (erre ne couvre mon corps, quand je vais
être morte , qui m'ensevelira? Vous êtes plus généreu.\ que les
miens , dites-vous; eh bien ! accordez-moi une grâce dernière.
Que la femme qui m'a accompagnée soit chargée de ce triste
soin. Laissez-moi lui dire quelques mots.
— Qu'il soit fait ainsi que tu le demandes , dil Éphraïm en
cherchant Cavalier des yeux.
Cavalier avait disparu,
— Isabeau! dit Éphraïm.
Isabeau parut.
— Cette moabite veut te parler, elle va mourir, écoute-la.
Isabeau regarda la Psyché avec élonnement et s'approcha
d'elle.
Éphraïm s'éloigna.
Le cercle était assez grand pour que les deux femmes pussent
parier sans être entendues.
Toinon , au moment de mourir , voulait à tout prix faire par-
298 REVUE DE PARIS.
venir un dernier souvenir à Tancrède. Par un sentiment de dé-
licatesse concevable, elle préférait s'adresser à une femme , à
Isabeau. Quoiqu'elle sût la haine de la Cévenole contre le mar-
quis de Florae, elle comptait sur la générosité de cette jeune
fille et sur l'intérêt qu'elle, Toiuon, devait inspirer dans ce mo-
ment terrible.
— Je vous ai trompée pour vous engager à me servir de
guide, lui dit la Psyché; à ce moment suprême, je vous en de-
mande pardon.
— Je vous pardonne, dit Isabeau tristement. Moi aussi, d'ail-
leurs, j'ai à vous demander pardon , car en vous amenant ici ,
involontairement j'aurai causé votre mort.
— Eh bien, dit Toinon , si vous avez quelque pitié pour moi ,
vous pouvez me rendre un grand service... le dernier qu'on me
rendra sur cette terre.
— Parlez, parlez , malheureuse femme.
— Promettez-moi... qu'après ma mort... vous m'ensevelirez...
(pie vous seule toucherez mon corps. — Et Toinon, à cette hor-
rible pensée , mil sa main sur ses yeux baignés de larmes.
— Je vous le jure.
— Promettez-moi encore que vous couperez une tresse de mes
cheveux... que vous attacherez avec ce collier de velours, (;t
que vous porterez le tout... à... Ici la Psyché hésita.
— A votre mère?.... pauvre petite! demanda la Cévenole
avec intérêt.
— Jamais je n'ai connu ma mère.
— A votre père ?
. — Jamais je n'ai connu mon père.
— A un de vos parents?
— Je n'ai pas de parents.
Isabeau regarda Toinon avec un 'triste étonnement.
Celle-ci reprit d'un air solennel :
— Avant <iue je vous dise à qui vous devez porter ce dernier
gage de ma tendresse , il faut que vous me juriez d'accomplir
ma prière et de remettre ce legs à la personne que je vous indi-
querai. Songez-y, c'est le dernier vœu d'une mourante.
— Par la mémoire de mon père et de ma mère, je jure d'exé-
cuter vos ordres, dit Isabeau.
— S'il vous était impossible, à vous , de remplir ce devoir ,
REVUE DE PARIS. 299
vousne le confierez qu'à une personne dont vous seriez aussi sûre
que de vous-même.
— Je vous le jure.
Les yeux de la Psyché brillèrent d'espoir.
— Eh bien , lorsque vous m'aurez vue mourir , lorsque vous
m'aurez ensevelie , vous irez vers celui pour qui je meurs ! Oui,
c'était pour aller le rejoindre que je vous avais demandé de me
servi de guide. Oh ! par pitié... qu'il sache au moins combien je
l'aimais... la mort me semblera moins affreuse , si j'espère avoir
un regret de lui , si je suis sûre que ce dernier gage de l'amour
le plus passionné, de la pensée la plus constante , lui sera
remis.
— Mais cet homme.... quel est-il? demanda Isabeau en es-
suyant ses yeux, car elle se sentait profondément touchée du
désespoir de Toinon.
La Psyché allait prononcer le nom de Tancrède , lorsqu'un
grand cri, poussé par lescamisards, l'arrêta.
Isabeau et Toinon tournèrent la tète , et ils virent arriver
Cavalier.
Il marchait d'un pas lent et majestueux, tenant par la main
Céleste et Gabriel , tous deux vêtus de longues robes blanches.
XXII.
LES OTAGES.
Les camisards accueillirent Céleste et Gabriel par de nou-
veaux murmures de respect et d'admiration,
Toinon et Taboureau eurent une lueur d'espoir en voyant
arriver ces deux jeunes et belles créatures, dont les traits char-
mants étaient à la fois d'une douceur et d'une mélancolie indé-
finissables.
Pendant leur séjour au château de Mas-Arribas, Céleste et
Gabriel avaient beaucoup souffert, ainsi que les autres victimes
sacrifiées à l'infernale combinaison du verrier.
Ils portaient tous deux un nom trop vénéré parmi les Céve-
nols, leurs prophéties devaient avoir trop d'influence sur les
300 REVUE DE PARIS.
protestanls , à l'heure de la révolte , pour que Du Serre eût hé-
sité à les soumettre à son terrible régime.
Jamais d'ailleurs il n'avait trouvé de natures plus favorables
au développement de ses funestes expériences : habituellement
mélancoliques et rêveurs, Céleste et Gabriel, marchant d'épou-
vante en épouvante, furent bientôt dans un état d'hallucination
presque continuel.
Seulement, dans leurs moments d'extase et de somnambu-
lisme , leurs prophéties se ressentaient toujours de l'ineffable
bonté de leur caractère; on l'a dit, ces tendres et naïves intelli-
gences s'étaient dès l'enfance tellement assimilé la poésie en-
chanteresse de certains passages des Écritures, que l'exaltation
factice qu'on imprimait à leur cerveau rendait plus adorables
encore les suaves images dont il était rem|)!i.
En vain Du Serre et sa femme avalent fait apprendre à ces
enfants les plus sanglants versets des pro])hètes et de l'Apoca-
lypse; une fois le moment de l'enthousiasme venu, oubliant ces
lugubres leçons, au lieu de menaces vengeresses, effrayantes,
ces deux voix pures et enfantines faisaient entendre de divines
inspirations de pardon, d'amour et d'espérance.
Puis, comme rien n'est plus varié que l'effet des attaques
cataleptiques, les crises auxquelles Céleste et Gabriel étaient
aussi devenus sujets n'avaient rien de hideux. Elles se manifes-
taient par la coloration des joues, i>ar le feu du regard et par
une immobilité complète ; mais, comme certains êtres sontdoués
d'une grâce nalive, qui s'étend sur tous leurs mouvements, les
poses dans lesquelles Céleste et Gabriel restaient pour ainsi
dire pétritiés pendant la durée de leurs succès étaient presque
toujours charmantes; on eût dit deux belles statues miraculeu-
sement vivifiées.
La beauté, la douceur et l'enthousiasme prophétique de ces
deux enfants, les faisaient religieusement respecter par les gens
de Cavalier, qui partageaient la superstition générale à l'égard
des petits prophètes.
Dej)uis la nuit d'épouvantable orage, pendant laquelle tous
ces enfants s'étaient répandus dans la plaine en appelant Israël
aux armes, le mont Aygoal était devenu un nouveau Sinaipour
les protestanls.
Cavalier lui-même , quoiqu'il fût en apparence et politique-
REVUE UE PARIS. 301
ment aussi croyant, aussi fanatique qu'Épiiraïm , flottant sans
cesse entre son incréclnlilé secrète et l'évidence des piiénbmènes
qu'il ne pouvait expliquer , regardait malgré lui son frère et sa
sœur avec unesorte de vénération craintive.
Voulant essayer de sauver Toinon, Cavalier avait été trouver
Céleste et Gabriel ; il savait par expérience que les émotions
profondes et soudaines provoquaient souvent leurs crises pro-
phétiques.
Ainsi, depuis qu'ils s'étaient réunis à lui. ces pauvres enfanis
avaient eu plusieurs accès en apprenant successivement l'arres-
tation de leur père, la mort de leur mère et de leur aïeule.
Le seul souvenir de cet acte d'une cruauté si horrible les
plongeait dans une sorte de stupeur désespérée, dont ils ne sor-
taient que par une attaque de catalepsie.
— On va égorger un homme et une femme , tout à l'heure,
devant vous, et traîner leurs cadavres sur la claie, car l'esprit
du Seigneur, parlant par la voix d'Ichabod, a voulu ce sanglant
sacrifice, avait dit Cavalier aux deux enfanis :
Céleste et Gabriel s'étaient regardés avec effroi en s'écriant :
— Nous ne voulons pas voir ce meurtre!
— Il le faut pourtant. Pauvres enfants! si vous voulez l'em-
pêcher...
— Non, non, avait dit Céleste en cachant sa figure dans ses
mains; ces corps sur la claie... cela me rajjpelle... Oh ! ma
mère... ma mère... — Et notre aïeule.... notre aïeule! avait
Teprit Gabriel , déjà presque égaré à la seule pensée de cet
affreux événement. — Dieu est bon et miséricordieux, son esprit
inspire aussi la paix et le pardon, avait dit Céleste. — Mon
frère..., mon frère..., ce meurtre... pourquoi ce meurtre?...
Hélas ! trop de sang a déjà coulé !... l'esprit, le doux esprit du
Seigneur l'a dit, ajouta Céleste en regardant autour d'elle d'un
air hagard.
Lorsque Cavalier vit ces enfanis sous cette impression puis-
sante , il espéra que l'aspect des préparatifs du sujjplice de
Toinon et de Taboureau exalterait peut-èlre assez la pitié des
deux petits jirophètes pour leur suggérer quelques paroles de
commisération.
Tel fut le motif de leur présence sur ce lieu de l'exécution.
Les camisards, croyant que les deux enfants venaient, comme
1 ' 26
302 REVUE DE PARIS.
Ichabod, assister au meurtre des catholiques, redoublèrent leurs
cris de mort.
A cette nouvelle explosion de fureur, Taboureau, la face
cadavéreuse, les traits renversés, à genoux, les mains jointes,
fît un dernier effort pour crier : Grâce ! grâce !... toute ma for-
lune... pour sauver ma vie!
Énhraïm sourit de pitié, et dit : — Esprit-Séguier, fais char-
ger les mousquets de nos frères. Ces moabites auront une mort
de soldats. Il est temps que la main du Seigneur s'appesantisse
sur eux.
A la voix d'Éphraïra, quelques montagnards chargèrent leurs
armes.
— Avez -vous fait votre prière? demanda le forestier d'une
voix tonnante aux deux patients.
Cavalier, les yeux ardemment fixés sur-Céleste et sur Gabriel,
était dans une cruelle angoisse, n'osant prévoir l'effet que cette
scène effrayante produirait sur eux.
Les deux enfants se tenaient par la main; leurs angéliques
figures étaient pâles et conlraclées, l'effroi arrondissait leurs
grands yeux bleus. Ils tremblaient en se serrant l'un contre
l'autre.
Six montagnards s'approchèrent la mèche de leurs mousquets
fumait.
Les révoltés s'écartèrent, se rangèrent sur deux lignes : à
l'extrémité de cette haie, on voyait Toinon, Taboureau et
Isabeau.
— Bandez-leur les yeux, frères, ils ont peur , dit Éphraïm à
Esi>ril-Séguier, avec un sourire de mépris féroce.
Taboureau n'avait plus la force de crier grâce. Il lendit son
front au bandeau fatal.
Le bourreau s'approcha de la Psyché. Elle chercha Isabeau j
elle n'était plus là, elle n'avait pas eu la force d'assister à cet
épouvantable s|)ectacle. Ne la voyant pas, Toinon dit avec
désespoir : — Oh ! cela... pas même cela... pas même un dernier
souvenir ! — Puis , saisissant la main de Claude, elle la baisa
pieusement, en lui disant : — Adieu, mon ami; à cette heure
dernière, pardonnez-moi votre mort...
— Je vous la pardonne. Que Dieu ait pitié de mon âme F
murmura le sigisbé d'une voix faible.
REVUE DE PARIS. 503
Toinon lendit à son tour son front de neige au bandeau; puis
elle porta ses deux mains à ses lèvres , et sembla envoyer dès
baisers dans le vide, en disant d'une voix basse : — Tancrède,
mon Tancrède , c'est pour toi ! — Puis Toinon se recueillit et
pria.
— Frères, dit Éphraïm d'une voix solennelle, cliantons le
psaume des morts. Que leur âme en soit consolée , puisque leur
corps va périr.
Et tous entonnèrent d'une voix lugubre et voiléo ce verse! du
psaume mortuaire :
.Je vais entre les morts , transi .
Hélas! et je quitte la vie
Comme une personne meurtrie,
f)ont Dieu n'a cure ni souci ,
Et qui par sa main retranchée ,
Est dans le sépulcre couchée.
Ces chants de mort furent répétés à l'infini par les échos du
Rhan-Jastrie.
Les montagnards apprêtèrent leurs armes.
Les physionomies de Céleste et de Gabriel, jusqu'alors pâles
et glacées, s'animèrent tout à coup, leurs joues se colorèrent, de
timides et effrayés leurs regards devinrent brillants et inspirés.
Ils semblèrent grandir en redressant fièrement leurs belles létes
blondes.
A ces symptômes d'enthousiasme, Cavalier ressentit une joie
indicible; il fit remarquer à quelques-uns des siens l'air prophé-
tique des enfants.
Éphraïm allait donner l'ordre du supplice, lorsqu'il entendit
un murmure croissant.
— L'esprit du Seigneur va encore parler, disaient les cami-
sards en montrant respectueusement les deux jeunes Cévenols
dont l'exaltation devenait de plus en plus visible.
— Il faut suspendre leur supplice jusqu'à ce que la voix de
Dieu se soit fait entendre encore une fois pour l'ordonner,
s'écria Cavalier.
Le forestier d'Aygoal, ne pensant pas que la sentence d'Icha-
304 REVUE DE PARIS,
bod fût contredite par celle nouvelle manifestation de la volonté
divine, ne s'opposa pas à ce qu'on sursît à l'exécution , et dit :
— La voix du Seigneur est toujours sainte et précieuse à nos
oreilles; la trompette a sonné plus d'une fois l'heure des massa^
cres des Philistins !
— L'esprit va parler, s'écria Cavalier ; à genoux, mes frères,
ù genoux !
Tous s'aganouillèrent.
Céleste, arrivée la première au paroxisrae de l'enthousiasme,
dit d'une voix douce et harmonieuse, en fermant ses beaux
yeux : — Mon enfant, je te le dis... aujourd'hui... mon enfant,
de sang je ne veux pas... de sacrifice, je ne veux pas... de
victimes, je neveux pas. Les fleurs des champs, voil;"! l'offrande
que je veux... Les chants des oiseaux, voilà les cris des victimes
«iue je veux. Si le loup méchant dévore tes brebis... tue-le sans
pitié... mais je te le dis, mon enfant, je le le dis cette fois,
grâce et miséricorde pour ceux qui sont faibles el désarmés;
grâce et miséricorde pour les femmes et pour les enfants...
Israël sera sans ])itié... mais pour les guerriers armés de la lance
et de l'épée... Bientôt un grand combat sera livré... et puis
après, la vigne portera son fruit, la terre produira ses graines,
les cieux verseront leur rosée, et la paix fleurira sur la terre
En attendant. .. pitié... grâce et miséricorde...
En disant ces derniei's mois , la respiration de Céleste s'op-
pressa ; l'enfant pencha sa tète en arrière par un mouvement
convulsif , et loniba à genoux dans un état d'immoi)ilité com-
plète , ayant ses deux mains jointes et sa figure à demi tournée
vers le soleil levant, qui semblait l'entourer d'une auréole d'or.
A voir celte adorable créature ainsi agenouillée, on eût dit une
de ces statues d'anges qui prient sur les tombeaux.
Éphraïm, frappé de surprise, regardait Céleste avec unélon-
nement farouche ; mais son respect pour l'expression de la vo-
lonté divine était si profond , qu'il se contenta de dire: Le Sei-
gneur seul nolis guide , sa voix est mystérieuse.
A ces paroles de clémence, Toiuon et Taboureau, toujours les
yeux bandés, crurent entendre une voix du ciel; une nouvelle
espérance vint jeter quelques lueurs dans le noir abîme où leur
âme était plongée.
Les camisards, interdits, hésitants, se regardaient entre eux;
REVUE DE PARIS. 305
leur esprit grossier ne se rendait pas compte de cette contra-
diction apparente entre la volonté exprimée par les deux pro-
phètes.
Tout à coup Gabriel , qui n'avait i)as encore parlé, offrit les
mêmes symptômes d'exaltation que sa sœur , et s'écria en éten-
dant sa main vers l'ouest avec un geste à la- fois impérieux et
attentif:
« Mon enfant, je te dis, mon enfant , qu'une grand bruit de
clairons résonne de ce côté, les chariots de guerre sonnent
comme des armures, les coursiers hennissent.,. Israël! Israël!
voici l'heure de prier le Dieu des armées..,, voici l'heure de te
préparer à combattre; mais je te dis, je te dis d'épargner les
faibles et les enfants... Je te dis qu'une vie sauvée peut sauver
une autre vie Courage, mon enfant! après les souffrances la
joie... tu verras un verger verdoyant portant des fruits en toutes
saisons ; sa verdure fera l'ornement de ta maison ; il fleurira
toujours, le fruit se cueillera avec la fleur.,, Jérusalem ! Jéru-
salem ! réjouis-toi, voici le vigneron qui vient travailler à la
vigne , voici celui qui vient relever tes murailles ; mais prends
l'épée sans tarder, l'heure passe, et avec elle les chariots de
guerre passent ; et, ce soir , le soleil couché, les moabites t'au-
ront échappé.... Aux épées ! aux épées ! mon enfant, je te dis
aujourd'hui : Frappe les forts, épargne les faibles ? Ma tempête
arrache les moissons , déracine les arbres , abat les tours , sou-
lève les grandes eaux; mais je te dis, je te dis, elle épargne
l'herbe des champs (1).
En disant ces mots d'une voix de plus en plus affaiblie , Ga-
briel tomba près de sa sœur.
(1) Ces deux prédictions sont presque textuellement extraites d'un
livre fort rare et fort curieux , intitulé Théâtre sacré des Cévennes ,
ou Récit des diverses merveilles nouvellement opérées dans cette partie
{lu Languedoc; Londres, Robert Roger, Blak-Friars, 1707, in-8o.
A la suite du Théâtre sacré des Cévennes se trouve un autre livre très-
curieux, Avertissements prophétiques d'Élie Marion, l'un des chefs
prolestants qui avaient pris les armes dans les Cévennes , ou Discours
prononcé par sa bouche sous l'influence du Saint-Esprit , et fidèle-
ment reçus dans le temps qu'il parlait; — ibicl. , aussi très-rare.
(Bibliothèque Royale. )
26.
306 HEVUE DE PARIS.
Cavalier, voyant rimpression profonde que ces paroles avaient
pr'oduile sur les camisards , s'écria :
— Le Seigneur vous le dit par la voix de ses enfants ; aux
armes ! Israël , aux armes ! les Philistins nous écliapperont si
nous tardons encore; le Seigneur, dans sa miséricorde, a été
louché de notre obéissance , il avait dit frappez , nous allions
frapper... — et Cavalier montra les deux patients agenouillés,
— puis il a eu pitié. Lorsque Abraham eut levé le coutelas sur
la tête de son fils, Dieu fut satisfait et dit: Assez. Le seigneur
nous commande de les épargner, épargnons-les, gardons-les
pour otages; si l'un des nôtres tombait entre les mains des moa-
bites , le Seigneur l'a dit : Une vie sauve une autre vie. Mais la
voix du Seigneur nous appelle... Aux armes , Cévenols! à moi
les gens de la plaine! à nous les dragons de Saint-Sernin! aux
armes les montagnards ! à vous l'abbaye du Pont-de-Montvert !
Le Seigneur est avec nous; il nous dit que l'heure passe ; cou-
rons aux armes , aux armes !
— Aux armes ! s'écrièrent tout d'une voix les gens de la plaine
avec enthousiasme en se relevant et en entourant Cavalier.
Les montagnards , exaltés aussi par cet appel martial, y ré-
pondirent. Éphraïm , persuadé que le Seigneur voulait la grâce
des deux victimes , dit à Espril-Séguier : La volonté de Dieu est
infinie, fais garrotter ces deux moabites, ils nous suivront. —
Puis il reprit d'une voix retentissante : Aux armes ! frères de la
montagne, aux armes ! voici la première journée de la moisson,
elle va être terrible , la faux tranchante est entre les mains des
ouvriers du Seigneur : aux armes !
A la voix de leurs chefs, les camisards se pressèrent en tumulte
autour d'eux pour les suivre sur les deux rampes opposées du
Rhan-Jastrie ; l'une descendait vers l'ouest , où était située l'ab-
baye du Pont-de-Montvert ,- l'autre vers l'est, oix se trouvait le
défilé du col d'Ancise.
Toinon et Taboureau , si inespérément délivrés , furent mis
sous la garde de deux vigoureux montagnards , et, pour ainsi
dire, emportés dans ce formidable tourbillon.
Cavalier, tout à l'ardeur de la guerre , de la haine et de la
vengeance, ciia à Éphraïm d'une voix éclatante au moment de
descendre la rampe du lUian-JasIrie : Frère Éphraïm , à moi le
marquis !
REVUE DE PARIS. 307
— Frère Cavalier, à moi rarchipiètre ! répondit Épliraïm.
— Marchons ! cria Cavalier , et il se mit à la léte de ses gens
non sans avoir jeté un dernier et long regard sur Toinon , en
disant : — Elle est sauvée ! Qu'elle est belle !
Bientôt les deux chefs révoltés et leur troupe eurent aban-
donné le plateau désert du volcan , et un silence de mort régna
de nouveau dans celle solitude.
L'aBB A YE.
Pont-de-Monlvcrt était un assez gros bourg silué sur les
bords du Tarn, rivière qui prend sa source dans la chaîne des
Cévennes.
A l'exlrémité occidentale de ce bourg , du côté de la roule de
Fressinet de Lozère , s'élevaient les ruines d'une ancienne ab-
baye.
Cet édifice, d'un caractère ù la fois militaire et monastique,
avait été en partie détruit pendant les guerres civiles el religieu-
ses du siècle passé; il élail bâti dans une sorte de petite presqu'île,
formée par la courbe d'un des bras du Tarn, dont les sinuosités
baignaient le pied des hautes murailles de l'abbaye au noid , ù
l'est et à l'ouest.
Une seule porte, à laquelle on arrivait par un pont, s'ouvrait
au sud , non loin de la route de Fressinet.
Il restait à peine quelques vestiges de la chapelle el des prin-
cipaux bâtiments de ce monastère. La cour intérieure du cloître,
avec ses quatre galeries cardinales à lourds arceaux romans,
avait seule été respectée. Sur les galeries s'ouvraient les portes
des cellules, alors occupées par l'archiprélre , par les gens de sa
suite, par le capitaine Poul et par les miquelels destinés à la
garde des prisonniers protestants renfermés dans les vastes caves
de l'abbaye.
Le nombre de ces derniers était alors très-considérable; l'abbé
Du Chayla n'avait pas osé les diriger sur Nîmes avant l'arrivée
308 RKVUE DE PARIS.
des renforls qu'il avait demandés à M. de Basville, dans la
crainfe que ce convoi ne fût délivré par les l'cligionnaires.
Le jour même de l'assemblée des caraisards sur le plateau de
Rhan-Jaslrie, vers quatre heures du soir, le capitaine Pojl ,
après avoir passé la revue de ses niiquelets , rentra dans la cel-
lule qu'il occupait, suivi de son sergent, maître Bon-Larron.
Le capitaine Poul portait , en guise de robe de chambre, une
vieille pelisse turque, provenant de ses prises pendant la guerre
de Hongrie ; un chaperon écarlate couvrait ses cheveux ras. Cette
coiffure bizarre donnait à ses traits, naturellement farouches,
une expression plus sinistre encore. En entrant dans sa cellule,
il se jeta d'un'air sombie dans une chaire de bois de noyer ri-
chement sculptée , qui avait sans doute aj)i)artenu à un des an-
ciens dignitaires de l'abbaye.
Maitre Bon-Larron, voyant la mauvaise humeur de son capi-
taine , attendit respectueusement que ce dernier lui adressât la
parole.
Enfin Poul .s'écria, en frappant sur une table avec colère : —
Au diable le métier que nous faisons ici. Depuis six semaines
nous ne sommes pas sortis de cette abbaye, si ce n'est pour celte
tournée dans le plat-pays; el, par Mahom! elle a eu un beau
résultat : le massacre de ce vieux fermier et de sa femme!
— Ne m'en parlez pas, capitaine, dit le sergent en haussant
les épaules. C'a été une sotte imagination de cet entêté de Robin-
le-Morisque; il se figurait tiouver dans cette ferme la poule au.x
œufs d'or. L'imbécile! H aurait usé, je crois, toutes les mèches
à mousquet de la compagnie sur !a peau du fermier, en manière
d'interrogatoire, qu'il n'en aurait pas été i)lus avancé. Pourtant,
tout n'a pas été perte dans celle occasion ; nos gens se sont
nippés en linge de corps , et Dieu sait qu'ils en avaient un fu-
rieux besoin , car ça n'a jamais été leur luxe.
— Va-t-en au diable ! Nos gens s'engouidissent ici. Est-ce en
gardant les troupeaux destinés à la boucherie que les chiens de-
viennent agiles et vigoureux? J'éloufle, moi , et je meurs d'en-
nui entre ces quatre murs. Cet archiprétre est plus muet et plus
froid que la statue de pierre qui est là en bas sur cette viedie
tondje de l'abbé. Quand cet arrogant marquis est ici , il passe
sa journée à jouer du lulli, li essayer des perruques, îi faire des
nœuds , ou à se polir les ongles. Les miracles de la montagne
REVUE DE PARIS. 309
d'Aygoal , comme disent ces chiens d'hérétiques, semblaient an-
noncer une révolte. Mais non, ils sont trop lâches; ils n'oseront
pas ; rien ne bouge , rien ne bougera !
— Ah! capitaine, ne croyez pas cela. Patience, patience.
Robin-le-Morisque , qui est allé faire ce malin une reconnais-
sance du côlé de Fressinet avec dix de nos hommes , a trouvé
presque toutes les maisons du village désertes. Où sont ces
gens-là? Assemblés, j'en suis sîir, dans quelques cavernes de
leurs montagnes d'où ils fondront sur nous comme une bande
de loups.
— Bah , bah , ces gens-là étaient à leur moisson.
— Mais vous oubliez , gracieux capitaine , que tous les
champs des protestants fugitifs ont été tondus par un certain
moissonneur qui après lui ne laisse pas un fétu à glaner, et qui
ne demande qu'une minute par arpent pour rendre un champ
aussi ras que mon feutre.
— Que veux-tu dire? Quel moissonneur?
— Eh ! eh ! le seigneur la feu.
— Tu me fais songer, en effet, que les seigles de la plaine
du Pont-de-Montvert doivent être brûlés par ordre de l'inten-
dant.
— Voilà justement de quoi vous distraire de votre mélanco-
lie, mon gracieux capitaine. La nuit promet d'èlre belle , la
flamme n'en sera que plus claire et que plus brillante j ce sera,
vive Dieu, un vrai feu de joie. Cela égayera un peu nos gens qui
semblent mélancoliques.
— Sais-tu une chose? dit Pou! , après un moment de ré-
flexion : dans la guerre de Turquie , le feld-maréchal Butler a
fait passer par les verges jusqu'à la mort six cavaliers polacres
qui avaient fourragé un champ d'épis mûrs sur le territoire
ennemi.
— Mais cet ennemi était musulman , capitaine ; or les prêtres
disent partout que les hérétiques sont mille fois plus damnés et
plus condamnables que les Turcs.
— C'est possible , je ne suis pas théologien. Mais au diable ce
séjour ! je me sens tout engourdi et tout pesant.
Cette plainte du capitaine Poul réveilla les velléités médi-
cales et pharmaceutiques de son sergent. Fidèle à son habitude
d'emporter des souvenirs de tous les logements qu'il quittait,
310 REVUE DE PARIS.
maître Bon-Larron avait dérobé une caisse de médicaments
cliez un apolliicaire d'Uzès. Voulant utiliser ce vol au profit de
sa compagnie, il avait imaginé àe traiter les niitpielets ma-
lades, en mélangeant au hasard quelques-unes des drogues
sans nom qu'il possédait. Les effets variés de cette étrange
médication , tantôt fatale, tantôt négative , n'avaient pas rebuté
le sergent ; il continuait bravement ses expériences, et il voulut
saisir l'occasion d'exercer sur son capitaine.
— Vous vous sentez engourdi , capitaine ? Eh bien ! si vous le
vouliez, je vous composerais un petit philtre parfait pour
l'hypocondrie. Il y a dans les fioles de ma pharmacie une cer-
taine drogue brillante comme du cristal, qui doit réjouir ou
égayer un mort, rien que par son apparence scintillante.
— Que la peste t'étouffe avec ton philtre ! Tu as fait crever tous
ceux de mes miquelets qui ont osé goûter de ta cuisine infer-
nale ! s'écria Poul.
— Si mes philtres n'ont pas réussi sur ces entêtés , capitaine,
c'est qu'ils en ont pris trop ou pas assez ; et comme je vous ad-
ministrerais moi-même la dose de celte drogue brillante que j'ai
lieu de croire si réjouissante
— Et je t'administrerai moi-même cent coups de nerf de
bœuf, si tu oses encore me parler de tes ragoûts d'empoison-
neur , et si lu t'avises de les essayer sur mes soldats ; enfends-tu
bien ?
— J'entends parfaitement , gracieux capitaine, quoique rien
ne soit plus innocent que le petit remède que je voulais vous
proposer.
Le capitaine allait répondre fort durement à son seig< nt ,
lorsque une bruyante rumeur se fit entendre dans la cour. Poul
sortit, et vit le brigadier Larose entouré de miquelets ; il des-
cendait de cheval. Il était pâle, couvert de sang et de pous-
sière ; sou uniforme en désordre , son mousqi'et noirci , qui
pendait ù l'arçon de sa selle, annonçaientassez qu'un engage-
ment venait d'avoir lieu entre les révoltés el les dragons.
Le brigadier semblait soucieux et irrité.
— Ne me |)ressez donc pas ainsi ! dit-il en repoussant bru-
talement les partisans qui l'entouraient avec curiosité et le
pressaient de questions; je n'ai rien de bon à voler. Tout ce
que vous attraperez de moi, ce sera quelque bon horion. Si
REVUE DE PARIS. ôU
VOUS ne me laissez pas aller retrouver monseigneur l'archi-
prèlre...
Le capitaine Poul , s'avançant à travers les miquelels , de-
manda au brigadier quelles étaient les nouvelles.
— C'est ce que je vais dire à monseigneur l'archipêtre , répon-
dit brusquement Larose. Si vous voulez le savoir , capitaine ,
suivez-moi.
— Ne sais-tu pas i> qui tu parles? s'écria violemment Poul ,
choqué de l'irrévérence du brigadier.
— Je sais bien mieux encore à qui j'ai à parler pour obéir aux
ordres de mon capitaine , répondit le dragon en se dirigeant du
côté de la cellule occupée par l'abbé Du Chayla.
Poul , malgré sa colère , sentit qu'il n'obtiendrait rien d'un
homme aussi opiniâtre que Larose. Il le suivit chez l'archi-
prêtre.
L'abbé Du Chayla travaillait avec le capucin son secrétaire ,
lorsque le brigadier entra suivi du partisan.
— Monseigneur, s'écria Larose, mon capitaine, M. le mar-
quis de Florac , est mort ou prisonnier. Le cornette est tué
pour sûr. Il ne reste pas vingt dragons de noire compagnie!
Avant une heure peut-être , vous serez attaqué ici par les fana-
tiques.
— Ils se montrent enfin ! s'écria Poul avec une joie farou-
che.
— Oui, oui ; et vous ne les verrez peut-être que trop tôt! re-
prit le brigadier, comme s'il eût encore été sous l'impression
d'une grande terreur.
Malgré son impassibilité habituelle, l'abbé parut frappé de
cette nouvelle.
— Que dites-vous? Expliquez-vous , dit-il au dragon.
— Vous savez, monseigneur, que d'après les ordres de
mon capitaine , j'étais parti pour Montpellier avec des lettres
de lui et de vous , destinées à monseigneur le maréchal de Mon-
trevel.
— Eh bien ? dit l'abbé avec anxiété.
— Je ne fais en route d'autre mauvaise rencontre que celle
d'une jolie dame qui me demande des nouvelles de mon capi-
taine , et me fait boire d'un certain vin et manger d'un certain
pâté...
3i2 RKVUE DE PARIS.
— Mais ces Ie((res ! ces lettres ! s'écria l'abbé en interrompant
Larose.
— C'est juste , monseigneur ; le vin est bu , n'en parlons plus.
J'arrive à Montpellier, je remets mes lettres à M. de Basville.
M. de Basville me dit d'aller me rafraîchira l'office, et que je
partirai le lendemain avec deux compagnies de fusiliers du ré-
giment de Calvisson , qu'on vous envoyait pour renfort , monsei-
gneur. Je devais leur servir de guide.
— Et ces troupes? demanda l'archiprétre.
— Ces troupes? 11 y en a les trois quarts de tués, et le reste
s'est débandé, fuit de tous côtés, et sera sans doute égorgé en
détail par les fanatiques.
— Les rebelles vous ont donc attaqués ? ils ont donc des forces
considérables !
— Eh! quand ils seraient dix mille ; vingt mille, s'écria Pou!
d'un air méprisant, ce ne serait toujours que vingt mille pay-
sans ou gardeurs de vaches. Je voudrais, mordieu! en leur
montrant seulement les casaques de mes partisans, les voir fuir
comme une nuée de moucherons.
Larose allait vertement relever cette forfanterie de partisan,
mais labbé reprit :
— Où avez-vous été attaqués?
— A cinq lieues d'ici , sur la roule de Nîmes , à l'endroit qu'on
a appelé le Col de Saint-André-d'Ancize ; nous y avons rencontré
M. le marquis de Florac ,. mon capitaine, qui venait au-devant
de nous avec sa compagnie. Parti d'ici ce matin , il avait fait un
grand circuit pour battre et éclairer les environs en venant nous
rejoindre.
— Il est, en effet, sorti d'ici ce matin au point dujour, dit l'abbé.
— Après une halte d'une heure , nous l'eprenons le chemin
du Pont-de-Montvert, et nous continuons de nous engager dans
le défîlé. Nous avions fait deux lieues, et nous allions en sortii' ,
lorsque un cavalier de nos veduttes d'avanl-gardc se replie pour
annoncer à M. le marquis qu'on apercevait ù l'issue du défilé,
sur la lisière d'un bois, un assez grand rassemblement d'hommes
sans armes. Mon capitaine commande halle, et m'envoie en re-
connaissance. Je trouve là une centaine dé paysans et de mon-
tagnards , tête nue , occupés à écouler un homme vêtu de noir
qui les prêchait.
REVUE DE PARIS. 313
— Quelle audace! en plein jour! jusque sous les yeux des
troupes! s'écria l'abbé.
— L'audace n'est pas encore là, monseigneur, elle est plus
loin ; vous allez voir, reprit Larose. Je reviens au galop rendre
compte à M. le marquis que c'était un prêche. « Prends dix
cavaliers avec toi, cliarge ces drôles et disperse-les, me dit
mon capitaine; s'ils résistent, foule-les aux pieds des chevaux,
et ne fais tirer qu'à la dernière extrémité , car ces boucheries
me répugnent. » Je prends dix hommes avec moi , je m'avance ;
le prédicant allait toujours son train. — De par le roi , tirez
d'ici, lirez vos chausses, et gagnez les champs, canailles,
dis-je à ces gens, ou sinon vous allez sentir le poitrail de nos
chevaux. — Passez votre chemin 'mon frèie , et laissez en paix
les fils du Seigneur implorer sa miséricorde pour les maux
qu'ils souffrent, me répondit le prédicant. — Comment! que je
passe mon chemin, chien d'hérétique! lui dis-je en marchant
sur lui pour le prendre au collet; c'est quand je l'aurai attaché
à la queue de mon cheval, que je passerai mon chemin, et lu
passeras avec moi. En disant cela , je happe mon homme : Mes
frères ! s'écrie-t-il alors , à genoux ! et entonnez le psaume de la
délivrance des fils d'Israël. Et voilà mes braillards et mes brail-
lardes , car il y avait jusqu'à des femmes et jusqu'à des enfants
dans ce rassemblement, qui se mettent à chanter à lue-téte
leur damné psaume sur un air à porter le diable en terre. Impa-
tienté d'entendre ce lintamare, M. le marquis se détache et
arrive au galop avec quehpies cavaliers ; il veut faire taire les
chanteurs à coups de crosses de mousquets; mais, bah! rien
n'y fait; ils ont la peau trop dure à l'endroit de la religion. Ou
a beau les rouer de coups , ils continuent déchanter; seule-
ment à chaque bourrade ils détonnaient à vous rendre sourds.
Le psaume fini , le prédicant , que deux de mes cavaliers com-
mençaient à ficeler, se met à dire à M. le marquis : Au nom du
Dieu vivant, je proteste contre la violence que me font vos sol-
dats. Nous sommes inoffensifs, nous adorons Dieu, ainsi que
l'ont adoré nos pères; laissez-nous libres. — Oui , oui, nous ne
faisons aucun mal , laissez-nous libres, répètent les chanteurs
de psaumes. — Au nom du roi , dispersez-vous à l'instant , ou
je lire sur vous comme j'aurais dû le faire , répond mon capi-
taine. Mais ce que vous ne croirez jamais , monseigneur, c'est
1 27
314 REVUE DE PARIS.
que ce prédicant, que je m'apprêtais à attacher à la queue de
mon cheval , se met à dire à M. le marquis : Et moi, une der-
nière fois , au nom du Dieu vivant , je vous somme de vous reti
rer , vous et vos troupes , et de nous laisser prier en paix. —Vous
avouerez , monseigneur , que quand les voleurs veulent se mêler
d'arrêter la maréchaussée, ça devient trop drôle; aussi M. le
marquis , faisant demi-four , pour ne pas tirer à hout perlant,
nous fit faire une décharge ù une trentaine de pas.
— Vraiment? il s'y est enfin décidé? C'est fort heureux, dit
Poul en ricanant. Et il a sans doute donné l'ordre de tirer en
l'air?
— Tout à coup, monseigneur, continua Larose trop oc-
cupé de son récit pour avoir égard à l'interruption du parti-
san , nous entendons un chant terrible qui avait l'air de soitir
de dessous terre ; un feu épouvantable part du bois et nous
prend en flanc ; nous étions tombés en plein dans une embus-
cade.
— Une révolte à main armée! Ah ! que de sang , que de sang
va couler , dit l'abbé en levant au ciel son regard sombre.
— Et l'infanterie s'était, je l'espère , mise en bataille en de-
hors du ravin , pour le couronner , s'écria Poul.
— Malheureusement non, dit Larose : elle était restée l'arme
au bras dans le défilé. Qui se serait attendu à être attaqué? Aus-
sitôt après leur décharge , les fanatiques, au nombre de deux
ou trois mille, sortent comme des furieux de la forêt, nous
chargent avec rage et nous rejettent dans le ravin; nous y
refoulons notre infanterie, qui venait au pas de course ù notre
secours; ainsi nous empêchons son feu. Pour nous achever,
une foule de ces brigands se montrent sur les crêtes du défilé,
et de là nous criblent de coups de fusil et de quartiers de ro-
chers , qu'ils font rouler sur nous. L'entrée du chemin creux ,
par laquelle nous aurions pu en sortir, était défendue avec
acharnement par une troupe d'enragés qui avait pour chef
un démon incarné nommé Jean Cavalier, autrefois exilé à
Genève.
— Le fils de Jérôme Cavalier qui est ici , dans les ceps? le fer-
mier de Sainl-Andéol ? demanda l'abbé , ne pouvant se rappeler
sans une secrète horreur la scène de la claie.
— lui-même, monseigneur. Mais il faut que ces bandits aient
REVUE DE PARIS. 315
été dressés à manier les armes par quelque vieux soldat ; je n'ai
javais vu de feu de peloton mieux nourri que le leur : on eût
dit un roulement de timbales. Trois fois nous avons voulu for-
cer ce passage, (rois fois nous avons été repoussés. Le ravin
était si étroit que six hommes à peine pouvaient y marcher de
front; nous gênions les fantassins, qui nous gênaient ; nous
tombions dru comme des mouches ; enfin , mon capitaine me
dit : Larose , nous allons tenter une dernière charge; si lu en
réchappes, et si tu parviens i^ passer sur le ventre de ces bri-
gands, lâche de courir à l'abbaye prévenir monseigneur l'ar-
chiprêtrede notre déroule. Au moment où il donnait cet ordre,
le feu des fanatiques se ralentit un peu; nous les chargeons
avec tant d'impétuosité , que nous en renversons quelques-uns,
en faisant une trouée dans leur masse; mais ils se reforment
bientôt, heureusement derrière moi : j'étais passé. Tout en
piquant des deux , je me retourne, je vois mon pauvre capitaine
tomber de son cheval , et cet infernal Jean Cavalier courir sur
lui le sabre levé.
— Le marquis est-il mort? est-il prisonnier?
— Je ne sais , monseigneur; si j'avais eu la moindre chance
de le secourir , je ne l'aurais pas abandonné : mais je vis les re-
belles, se reformant après cette charge, se précipiter en masse
dans le défilé , en chantant un de leurs psaumes d'une voix
éclatante. L'infanterie aura été massacrée. Quant à la cavalerie
le peu qui en reste a pu battre en retraite et arriver à l'autre
issue du défilé. Tout ce qu'il y a ù espérer , c'est que quelques-
uns des fuyards gagneront Montpellier et y donneront l'alarme
M. le maréchal enverra des forces imposantes , et nous serons
secourus.
Poul avait écouté le récit de Larose avec attention; il sem-
blait profondément réfléchir et oublier sa dédaigneuse au-
dace.
— Ceé misérables ouvrent la campagne par un brillant avan-
tage sur les troupes réglées : cela ne vaut rien , dit-il en ho-
chant la tète. Le cheval qui mord une fois impunément son maî-
tre , deviendra dangereux et indomptable.
— Mais vous êtes blessé! dit l'archiprêtre au brigadier en re-
marquant le sang qui souillait son uniforme.
— Oui , monseigneur, à l'épaule , je crois , mais c'est peu de
316 REVUE DE PARIS.
cliose, car je ne le sens pas. Ah! monseigneur, quelle guerre!
quelle guerre! J'ai fait celle de Hollande, celle du Palatinat;
mais je n'ai jamais rencontré de forcenés pareils ! j'en ai vu
qui , n'ayant pour toute arme qu'un morceau de rocher dans
chaque main , se précipitaient tète baissée dans nos rangs et
achevaient nos blessés à coups de pierre. On tuait ces enragés
sur le corps de leur victime , c'est vrai ; mais c'est égal ; ah !
c'était atroce à voir.
— Que pensez-vous , capitaine? dit l'archiprêtre à Poul avec
son calme habituel. Quelles dispositions jugez -vous convenables
pour assurer la garde de nos prisonniers, dans le cas oii les
rebelles viendraient attaquer l'abbaye?
— Je vais aller donner un nouveau coup d'œil au dehors et
faire pour le mieux, monsieur l'abbé. Quant à vous , mon gar-
çon , ne dites pas un mot de ceci à mes miquelets , vous leur
feriez peut-être partager votre panique.
— Si les dragons de Saint-Sernin ont tourné bride, c'est que
des soldats, pins braves que des miquelets, auraient lâché
pied ; il n'y a pas là de panique, répondit Larose d'un air cour-
roucé.
— Je ne doute pas de votre courage , ni de celui de votre
capitaine . mon garçon ; mais il faut une certaine habitude pour
supporter de sang-froid la première attaque de ces furieux. J'ai
vu des hordes de Bulgares à demi sauvages , seulement armés
de pieux et de frondes, mettre en déroute les plus vieilles et les
meilleures troupes impériales, mais cela ne durait pas, la tac-
tique et la discipline l'emportent bientôt sur ces bandits féroces,
— Je compte sur vous , capitaine , pour assurer la défense
de l'abbaye et la garde de nos prisonniers , dit rarchiprètre à
Poul ; et vous Larose , allez trouver le frère lai qui m'accom-
pagne; il a quelques connaissances en chirurgie et pourra vous
donner les premiers soins.
Le partisan et le brigadier se retirèrent; l'abbé Du Chayla
resta seul avec son secrétaire.
REVUE DE PARIS. 317
XXIV.
l'attaque,
La nuit était claire , étoilée , calme ; les bâtiments de l'ab-
baye se délacliaient en noir sur le bleu foncé du firmament.
Quelques vives lueurs, sortant des fenêtres, brillaient dans
l'ombre et se reflétaient au milieu des eaux du Tarn , en légers
sillons de feu. De rares poinis lumineux scintillaient aussi au
milieu de la masse sombre et lointaine des maisons du bourg
bâties à droite du cloître; à sa gauche , une montagne boisée
se dessinait vaguement dans les ténèbres. La roule de Fressinet
de Lozère , qui aboutissait à la porte de l'abbaye , se distinguait,
malgré la nuit, par sa couleur calcaire.
Après avoir traversé de vastes plaines brunes et désertes ,
celte roule allait se perdre à l'horizon , entre deux collines.
Peu à peu , les lumières du bourg s'éteignirent , onze heures
sonnèrent , les fenêtres de l'abbaye restèrent seules éclai-
rées.
Tout à coup le profond silence de la nuit fut troublé par un
bruit sourd et éloigné.
Ce bruit se rapprocha, devint plus distinct; c'était le piétine-
ment d'un grand nombre d'hommes; une masse noire parut à
l'horizon sur la crête de la colline ; la blancheur crayeuse du
chemin de Fressinet disparut bientôt sur les flots sombres, si-
lencieux, précipités, de celle foule qui inonda rapidement la
plaine comme un torrent débordé.
Tout à coup uue voix forte, éclatante, s'écria : — Frères,
arrêtez!
La foule s'arrêta muette à cinq cents pas environ de l'ab-
baye ; Éphraïm , c'était lui, à la léle de deux mille bûcherons
et montagnards armés qu'il avait rassemblés sur le Rhan-Jas-
trie, Éphraïm monta sur une éminence , du haut de laquelle il
dominait l'assemblé. Ichab.od, son jeune prophète, était debout
près de lui, toujours pâle, toujours hagard , et haletant de
cette longue course.
27.
318 REVUE DE PARIS.
Pendant la route , Éphraïm ne l'avait pas quitté; le farouche
enfant subissait de plus en plus l'influence du forestier, comme
il lui imposait de plus en plus la sienne.
Aux yeux du garde d'Aygoal , Ichabob était visité du Sei-
gneur; aux yeux d'Ichabod , Éphraïm était un de ces sanglants
exécuteurs de la colère de Dieu , si souvent cités dans les som-
bres instructions du verrier.
Des rapports mystérieux , profonds , magnétiques , sans
doute , commençaient à s'établir entre les pensées de ces deux
êtres, égarés par un commun et sauvage enthousiasme.
Quelquefois le regard d'Éphraïm semblait fasciner l'enfant
prophète , dont la pensée délirante évoquait alors les plus si-
nistres prédictions , après lesquelles il tombait atteint d'une de
ses crises cataleptiques.
Mais c'était toujours avec une sorte de terreur soumise qu'É-
phraïm baissait à son tour son regard devant le coup d'œil fixe
et brûlant d'Ichabod , lorsque la voix grêle de l'enfant , rappe-
lant les plus terribles prophéties des Écritures, appelait à grands
cris Israël au massacre des fils de Bélial.
Les religionnaires , ["oupés autour d'Éphraïm et d'Ichabod ,
attendaient en silence les ordres de leur chef.
— Frères , dit le forestier, en montrant l'abbaye du bout de
sa hache , vos pères, vos sœurs, vos mères , vos femmes , vos
enfants sont là dans les ceps. Le loup, ravisseur d'âmes, l'ar-
chiprêtre de Baal est celui qui les y enchaîne. Il est entouré de
niiquelels , de ceux-là qui ont massacré Bienaimé Frugeires et
sa femme. Le sang demande du sang. Ichabod ! Ichabod ! Que
te dit l'esprit ? Ordonne-t-il le sacriiice ?
Et Éphraïm attendit les paroles du prophète; celui-ci pro-
nonça bientôt d'une voix saccadée ces phrases heurtées emprun-
tées au livre d'Isaïe : « Mon enfant, je te dis , mon enfant , de
lever mon étendard sur une haute montagne, de hausser la
voix pour appeler mes soldats.
» J'ai fait venir mes guerriers pour être les ministres de ma
fureur.
» Poussez des hurlements, parce que le jour du Seigneur est
proche , la grandeur de la ruine répondra à la force du Tout-
Puissant...
» Voici le jour venu , le jour cruel , plein d'indignation ,
REVUE DE PARIS. Éïi
plein de furciir, plein de colère , pour dépeupler là terre , pour
en exterminer tous les méchants...
n On sera plus avide du sang des hommes que de l'or! Qui-
conque sera trouvé dans les murailles de Bahylone , sera tué.
Tous ceux qui se présenteront pour la défendre, tomberont
SÔU3 l'épée. »
Plus Ichabod parlait , plus son agitation augmentait, plus sa
voix devenait aiguë et vibrante; la sueur lui coulait du front.
Son exhortation terminée, il s'appuya sur Éphraïm, comme
s'il eût été brisé de lassitude.
Aussitôt le forestier s'écria d'une voix solennelle et éclatante :
— Frères , l'esprit saint le dit par la parole de ses prophètes :
« Quiconque sera trouvé dans les murailles de Bahylone , sera
tué. Tous ceux qui se présenteront pour la défendre , tombe-
ront sous l'épée. » Qu'est-ce que l'abbaye ? N'est-ce pas Ba-
hylone?
— A Bahylone ! à Bahylone ! crièrent les montagnards les
plus voisins d'Éphraïm , en agitant leurs armes ; tue , lue , les
papistes !
— Que la volonté du Seigneur soit faite, dit le forestier;
frères , marchons !
— Frère, comment attaquerons-nous? Quel sera notre ordre
de combat? demanda Esprit-Séguicr à Éphraïm , au moment
oîi il se mettait en marche.
— Comment attatpier? Quel ordre? répéta celui-ci avec une
sorte de dégaigneux étonnemenl. Comment le lion attaque-t-il
sa victime? Quel ordre suit l'aigle quand il tombe sur sa proie?
A l'un Dieu a donné des dents , à l'autre des serres ; à tous deux
son courage et sa force, et il leur dit: « Allez , et déchirez
brebis ou taureau, colombe ou serpent. » Frères, frères, Ba-
hylone est devant nous; Bahylone est à nous , puisque Dieu est
avec nous !
— Oui , oui , Dieu est avec nous , répétèrent les montagnards
exaltés par les paroles d'Éphraïm , Bahylone est à nous.
— Marchons frères, marchons; l'heure est venue, répéta-
t-il, et il s'avança d'un pas rapide vers l'abbaye. Il tenait Icha-
bod d'une main et de l'autre brandissait sa hache.
Toute cette multitude à peine armée , sans discipline , sans
plan de combat , sans tactique , mais exaspérée par un fougueux
320 REVUE DE PARIS.
etbrûlanl enthousiasme, se précipita en tumulte sur les pas de
S(in chef aussi aveugle qu'intrépide.
La distance qui séparait les révoltés de l'abbaye fut bientôt
franchie; ils arrivèrent près du pont sans éprouver la moindre
résistance , et s'aperçurent seulement alors qu'une haute et
forte palissade avait été établie à son extrémité pour défendre
le passages.
Les rebelles , rassemblés en masse compacte près de cette
palissade et le long de la rive du Tarn, se consultaient à voix
basse sur ce qu'il y avait à faire pour forcer cet obstacle im-
prévu, lorsque Éphraïm leva le premier sa lourde hache et en
donna un coup terrible sur un des troncs d'arbres qyi formaient
la palissade, en s'écriant comme le prophète : — J'ébranlerai
jusqu'au ciel même!
Les bûcherons imitèrent le forestier. Leurs haches entamaient
l'écorce des chênes, lorsqu'une fusillade bien nourrie, sortant
à bout portant à travers les interstices de la palissade , mit
quelques religionnaires hors de com!)at.
Les travailleurs s'arrèlèrent un moment, les blessés et les
moits furent transportés sur le bord de la rivière, à l'abri
d'une rangée de saules qui pouvait les garantir du feu.
— Frappez, frappez sans relâche à la porte du temple , elle
s'ouvrira, s'écria Ichabod que la vue du sang paraissait mettre
hors de lui; et , le premier ramassant une hache, il attaqua de
nouveau la palissade. Par hasard, plusieurs nouveaux coups de
feu partirent sans l'atteindre.
— Le Seigneur est avec nous! s'écria Éphraïm; il protège
celui qui a sa parole.
Ces mots redoublèrent l'ardeur des assiégeants: malgré la fu-
sillade meurtrière qui éclaircissait leurs rangs , ils travaillaient
avec rage à la deslruclion de la palissade , ne parlant qu'à voix
basse afin de ne rien perdre des paroles du prophète ou des or-
dres d'Éphraïm.
Ce morne silence, seulement interrompu par les coups du feu
ou par le sourd retentissement des haches et des leviers, était
plus effrayant que les plus furieuses clameurs.
Deux camisards venaient encore de tomber sous le feu des
raiquelels , lorsqu'Éphraïm s'écria :
— Frères, que quelques-uns de nous se jettent à genoux et
REVUE DE PARIS. 521
travaillenl à saper ce retranchement; les coups des philistins
ne pourront nous atteindre. Nos frères se retireront à l'abri
des saules , jusqu'à ce que ce passage soit forcé.
Les fanatiques obéirent; Esprit-Séguier , Ichabod et cinq ou
six camisards armés de haches restèrent avec le forestier, et la
palissade, ainsi attaquée par sa base, fut vigoureusement
ébranlée.
Les meurtrières de cet ouvrage , pratiquées à hauteur
d'homme, devinrent à peu près inutiles ; les miquelets ne pou-
vaient que très-difficilement tirer de haut en bas sur les rebelles
agenouillés au pied du retranchement.
Enfin ceux-ci , après les plus grand efforts , parvinrent à se
frayer un passage. Les arbres tombèrent avec fracas , aux cris
frénétiques d'Israël ! Israël î poussés par les camisards. Éphraïm
à leur tète, ils escaladèrent aussitôt les débris de la palissade
et se précipitèrent sur le pont.
Ce pont, long de vingt pieds et large de dix, était encombré
de rebelles qui attaquaient la porte de l'abbaye solidement
barricadée en dedans par les miquelets qui venaient de se re-
tirer dans l'intérieur du cloître.
Tout à coup une vive lueur éclaira les bâtiments de l'abbaye,
la plaine, l'horizon, le ciel, une effroyable explosion se fit
entendre, l'eau du Tarn reflua sur ses rives en bouillonnant.
Le pont rainé par les ordres de Poul sautait avec un bruit ef-
froyable en mutilant et en tuant un grand nombre de cami-
sards.
Malheureusement la commotion fut si violente que la lourde
porte de l'abbaye, ébranlée par cette affreuse secousse, tomba
du côté des assiégeants en entraînant avec elle les deux pans de
vieilles murailles où étaient scellés ses gonds.
L'explosion avait déchiré le pont au milieu de son cintre ; les
religionnaires , remis de leur première terreur, franchirent
cet intervalle, large au plus de quatre pieds, en se servant
de la porte comme d'un pont-volant qu'ils jetèrent pour réunir
les deux ruines de l'arche ; alors ils se précipitèrent en foule
dans l'intérieur du cloître.
A leur grand étonnement, les camisards trouvèrent cette cour
déserte.
L'effet de la mine avait été si terrible , qu'un moment ils re-
Ô22 REVUE DE PARIS.
doutèrent une explosion nouvelle. Ils s'arrêtèrent indécis, in-
terrogeant du regard Épliraïm et le propiiète.
Le forestier , inaccessible a la crainte , s'écria :
— Frères , à genoux ! Remercions Dieu d'avoir béni nos
armes.
— Frère, dit tout bas Esprit-Séguier à Éphraïm , pourquoi
ne pas mettre à mort les philistins , et offrir leur sang à Dieu ?
S'ils nous échappaient?
— Pour sortir de l'abbaye, ne faut-il pas qu'ils traversent
cette cour et le pont ? Le fleuve rapide et profond ne cerne-t-it
pas ses bâtiments de tous les côtés? Le seul bateau qui pour-
rait aider à leur fuite n'est-il pas détruit ? Prions, prions, frère ;
que nos voix retentissantes portent l'épouvante dans l'esprit de
ces tîls de Baal cachés et tremblants derrières les murailles de
celte nouvelle Babylone ! Que nos chants soient pour eux la
trompette éclatante du jugement dernier ! « Je mettrai le feu
dans la maison de Hazaël, et le palais de Banadad sera con-
sumé. Je mettrai le feu au mur de Gaza, et il réduira ses palais
en cendres , a dit le Seigneur. »
— Le feu ! s'écria Esprit-Séguier avec une joie féroce; oui ,
oui , qu'il ne reste pas pierre sur pierre de cette Ninive.
— Et les eaux rougies engloutiront ce que le fer et le feu au-
ront épargné, ajouta Éphraïm.
Puis, se mettant à genoux, il entonna d'une voix forte le
psaume de la délivrance, que les camisards, agenouillés comme
lui , répétaient en chœur d'une voix formidable.
XXV.
LE MARTYR.
Pendant ^attaque de l'abbaye, l'archiprêtre s'était tenu ren-
fermé dans sa cellule : agenouillé , il priait.
Une lampe jetait sa vacillante clarté sur son front de marbre
et sur ses pommettes décolorées , tandis que ses orbites pro-
fondes et le reste de son visage amaigri disparaissaient dans
l'ombfe.
REVUE DE PARIS. 325
Au premier bruit du combat il était tombé dans ses habi-
tuelles et formidables angoisses ; il frissonnait d'éi)0uvante en
songeant à l'implacable rigueur qu'il avait toujours déployée.
D'un courage trop indomptable pour craindre la vengeance
mortelle des religionnaires, ce n'était pas le martyre qu'il re-
doutait , c'était l'heure du jugement de Dieu.
Quelquefois l'ardeur belliqueuse de son caractère toujours
comprimée l'emportait malgré lui. 11 voulait combattre, il vou-
lait prendre la croix d'une main , une épée de l'autre , et se je-
ter au milieu des assaillants. Mais bientôt jl se reprochait ces
velléités guerrières comme un sacrilège , et il retombait dans
un abîme de doutes et de terreurs.
Tout à coup la fenêtre de sa cellule se brisa.
Poul y parut : sa barbe et sa moustache étaient noircis de
poudre; il portait un corceletde fer par-dessus son buffle , sur
sa (été une calolte de fer à mailles d'acier. A la main il tenait
un mousquet encore fumant.
— Le radeau est prêt j venez, dit-il d'une voix basseet brève ;
venez vile.
— Vous abandonnez l'abbaye et les prisonniers ! s'écria l'ar-
chiprèlre avec indignation.
— J'ai fait tout ce qu'un soldat peut faire, rien déplus,
rien de moins. Venez, venez. — Mais voyant que l'abbé ne bou-
geait pas , le partisan ajouta : Chaque seconde perdue vous
coûte une année de votre vie. Oui ou non, venez-vous?
— Jamais je n'abandonnerai les âmes que j'ai missiou d'ar-
racher à l'hérésie.
— Tout à l'heure vous serez vous-même une âme , si vous ne
venez pas.
— Je vous ordonne de rester et...
— Au diable ! tant pis pour vous ! s'écria le chef des mique-
lets, et il disparut.
Le capitaine Poul n'était ni d'un âge ni d'un caractère à s'exa-
gérer ses devoirs militaires jusqu'à l'enthousiasme , jusqu'à la
complète abnégation de soi-même. Vieux soldat mercenaire
dans toute l'acception du mot, probe à sa façon, il payait in-
trépidement de sa personne et décolle de ses gens , mais il n'al-
lait jamais au delà des limites du possible et du nécessaire. Il
avait habilement, bravement résisté aux camisards ,taiit que
524 REVUE DE PARIS.
la résistanceavait été utile; lapalissade du pont el la porle de l'ab-
baye forcées , il avait reconnu rimpossibililé de tenir plus long-
temps contre des forces si supérieures. La nuit était sombre, il
ne pouvait engager un combat corps à corps dans robscurité.
Les cellules, isolées entre elles , étaient incapables d'être défen-
dues. Profitant du désordre que l'explosion de la mine avait
causé parmi les camisards , il avait prudemment opéré sa re-
traite en emportant ses blessés et en barricadant un passage
souterrain qui communiquait de la cour du cloître au jardin
extérieur, baigné paf la rivière très-rapide et très-profonde à
cet endroit.
Sacbant que la barricade du passage retiendrait quelques
temps les camisards, Poul fit placer tous ces gens dans un large
radeau construit de planches, exécuté en quelques heures ,
avant l'attaque, et qui devait assurer sa fuite en cas de défaite.
L'arcbiprètre ayant refusé de l'accompagner, le partisan s'em-
barqua quelques toises au-dessus d'une des brusques sinuosités
du Tarn; le courant, par l'angle qu'il formait avec la courbe
du rivage , poussa le radeau sur le bord opposé. Poul et ses mi-
quelets gagnèrent la campagne.
Lorque les rebelles eurent chanté leur psaume, ils tinrent
un moment conseil. Le profond silence qui régnait dans l'ab-
baye les inquiétait : ils craignaient de tomber dans une nou-
velle embuscade.
Éphraïm s'aperçut le premier que la porte du passage sou-
terrain était barricadée. Après d'assez longs efforts , cette issue
fut praticable , les camisards s'y précipitèrent en foule. Arrivés
dans le jardin, ils le parcoururent san.s rien découvrir. La lu-
mière qui rayonnait à travers la fenêtre de la cellule de l'abbé
attira leur attention.
Cette croisée était presque de niveau avec le sol ; Poul l'avait
laissée ouverte en se retirant. Éphraïm s'en approcha , vit l'ar-
chiprétre , bondit , rugit comme un tigre , et d'un saut fut dans
cette ctiami)re.
Ichabod et quelques camisards l'avaient suivi. Le forestier ,
comme s'il eût voulu prouver que la vie du prêtre lui apparte-
nait, mit sa large main sur l'épaule de Tabbé ets'écnusvec un
accent de farouche triomphe el de dérision cruelle, en faisant
allusion à la fuite des miquelets : « l'es braves , ô Theman, se-
REVUE DE PARIS. 325
n ront saisis de terreur, parce qu'il y aura eu un grand carnage
» sur la -montagne d'Ésàil. »
L'archiprêlre restait assis , tenant ses deux mains appuyées
sur les bras de sa chaire. Il était aussi digne, aussi calme,
aussi souverainement imposant, que s'il eût , du haut de son
siège abbatial , présidé son chapitre de Laval , en assem-
blée solennelle; il tourna lentement la tête, et, sans répon-
dre à Éphraïm , il lui jeta un regard si majestueux , si em-
preint d'une résignation intrépide , que le forestier baissa les
yeux.
— Mort ! "mort au fils de Bélial! crièrent les caraisards en se
précipitant dans la cellule.
— Frères , justice sera faite ; il faut que ma vision s'accom-
plisse, dil Éphraïm ; mais , avant tout , il faut découvrir les sol-
dats , qui nous tendent peut-être quelque embûche , et délivrer
nos frères. La mort de l'archiprêlre de Baal sera douce à leurs
yeux. Esprit-Séguier , ajouta le camisard en s'adressant à sou
lieutenant, garrotte ce satan , je reviens.
Les perquisitions d'Éphraim furent vaines, il ne découvrit
pas les raiquelets. Lorsqu'il descendit dans les caves pour dé-
livrer les protestants prisonniers , quelques-uns lui apprirent
qu'ils avaient vu par les soupiraux les soldats s'embarquer sur
un radeau.
Rassuré sur ce point , Éphraïm remonta , suivi des malheu-
reux que l'archiprêtre retenait dans les ceps.
Lorsqu'ils apprirent que leur iiersécuteurétait au pouvoir des
rebelles, presque tous poussèrent des cris de meurtre et de ven-
geance. Jérôme Cavalier, des femmes, des jeunes tilles et quel-
ques religionnaires aussi humains que le fermier , essayèrent
en vain de s'opposer aux projets sanguinaires du plus grand
nombre ; ils ne furent pas écoulés. Ne voulant pas assister à la
scène effrayante qui allait se passer , ils se réfugièrent dans une
des cellules abandonnées.
L'archiprêtre, assis et garrotté dans sa chaire , les mains at-
tachées derrière le dos , fut apporté par deux Cévenols au milieu
de la cour du cloître.
Quatre piques furent plantées en terre ; à leur manche ou at-
tacha quatre torches de bois résineux , qui jetèrent une clarté
rougeâtre sur ce terrible tableau. Les arceaux du cloître scm-
1 ' 28
526 REVUE DE PARIS.
blaient teints de sang et se découpaient sur l'ombre noire des
galeries.
Les étoiles brillaient au ciel ; on entendait au loin le mur-
mure de la rivière, car les camisards gardaient un silence fa-
rouche , presque solennel. Ils croyaient punir un coupable et
non assassiner un innocent.
A la droite de l'archiprêtre enchaîné était Éphraïm , appuyé
sur sa hache ; à sa gauche Ichabod , vêtu de sa tunique rouge,
les yeux levés au ciel, les bras croisés sur la poitrine, et le corps
agité d'un tremblement nerveux.
L'abbé promenait sur cette foule menaçante un regard rayon-
nant de sérénité ; il espérait que son martyre serait peut-être
accepté par Dieu en expiation de la trop grande sévérité qu'il
avait déployée.
— Frères , dit Éphraïm d'une voix retentissante , que ceux
qui ont été traînés dans les ceps prennent place au premier
rang, il leur appailient. Que ceux d'entre les soldats de l'Éter-
nel qui ont été frappés dans leur famille prennent aussi place au
premier rang, il leur appartient.
Les ordres d'Éphiaïm furent exécutés avec un recueillement
funèbre; le garde d'Aygoal présidait aux apprêts de ce sanglant
sacrifice avec un effrayant sang-froid, avec une régularité lu-
gubre : on eût dit un pontife ordonnant une cérémouie reli-
gieuse.
L'archiprêtre fut entouré d'un cercle étroit, resserré , com-
posé de ses ennemis les plus acharnés , qui attachafent sur lui
des regards avides de vengeance,
— Tu as tué par réi)ée , tu seras tué par l'épée , dit Éphraïm
à l'abbé Du Chayla. « Tu seras couvert de confusion à cause
des meurtres que tu as commis et de la violence dont tu as
usé à l'égard de Jacob, ton frère... Tu périras pour jamais. »
— Mon frère, dit l'abbé, vous profanez la parole du Sei-
gneur. Ne commettez pas un nouveau meurtre, un nouveau
sacrilège. Oh ! ce n'est pas ma vie que je vous dispute, elle ap-
partient à Dieu. C'est votre âme que je veux sauver. Abjurez
votre fatale hérésie, revenez à la véritable Église. La clémence
du Seigneur est inépuisable. Je vous le dis à ce moment su-
prême , abjurez, abjurez •• vous serez pardonnes, ô mes frères;
ne vous perdez pas à jamais ?
REVUE DE PARIS. S87
L'abbé prononça ces mots d'une voix ferme et douce , avec un
accent rempli de tendre pilié. Les approclies delà mort, l'inef-
fable espoir que les douleurs lui seraient comptées par la divine
miséricorde détendaient cette âme inflexible. La sublime charité
du christianisme lui faisait prendre ses bourreaux en une com-
misération profonde.
Les camisards , indignés , poussèrent de violents mur-
mures en entendant l'archiprêtre les engager à abjurer leur
foi.
Éphraïra domina ces rumeurs menaçantes, et s'écria : — Frè-
res , frères , écoutez ! la voix de Dieu va parler, Ichabod , Icha-
bod , que dit l'esprit?
L'enfant prononça , d'une voix brève et stridente , ces ver-
sets de l'Écriture , dont on pouvait faire l'application à l'archi-
prêtre :
« Tu ne devais pas prendre plaisir à considérer l'affliction de
ton frère, au jour où il était livré à l'étranger, ni te réjouir
de voir la ruine des enfants d'Israël , ni te glorilîer insolem-
ment lorsqu'ils étaient accablés de maux ; tu périras pour ja>
mais. »
— Qu'il meure ! qu'il meure ! crièrent les camisards en bran-
dissant leurs armes.
Ichabod continua : u Tu ne devais ni entrer dans la ville de
mon peuple au jour de sa ruine, ni lui insulter comme les au-
tres dans son malheur, au jour où on l'exterminait; lu périras
pour jamais. »
Ichabod se tut et tomba épuisé, haletant, aux pieds d'É-
phraïm.
— Une dernière fois, mes frères, abjurez, abjurez votre
damnable hérésie! s'écria l'archiprêtre. Ah! que ma mort ne
peut-elle , comme celle du Christ, vous sauver au lieu de
vous perdre à jamais ! Je bénirais mon martyre. Mes frères,
il en est temps encore , abjurez et revenez au culte du vrai
Dieu.
A ces mots , la rage des camisards fut à son comble; il fallut
tonte l'autorité d'Ephraïm pour les empêcher de massacrer à
rinstant l'archiprêtre.
— Mes frères! s'écria le forestier, coup pour coup , sang
pour sang. Que cenx qui pleurent un parent lue par les philis-
328 REVUE DE PARIS.
lins frappent d'abord ce fils de Bélial ! qtie chaque blessure
ait un nom!
Celle proposition fut accueillie avec une sauvage ivresse.
Les religionnaires qui avaient à venger la mort d'un des leurs
s'avancèrent. Une marche lente et funèbre commença.
Éphraïm remit un poignard à Esprit-Séguier, qui était à la
léte de cette lugubre procession.
Le protestant frappa le premier l'archiprêtre d'une main
ferme, en lui disant : — Voila pour mon fr-^re, que tu as fait
massacrer à l'assemblée de l'Alte-Fage, à la porte d'Alais. Sois
maudit!
Et il remit le poignard à un camisard nommé La|)orte.
Le coup n'élait pas mortel. L'archiprélre ne poussa pas un
cri, il leva les yeux au ciel, et dit d'une voix haute et ferme
avec un accent de résignation profonde ce verset du psaume de
la pénitence :
—De profundis clamavi ad te, Domine; Domine, exaiidi
rocem meani (1).
Laporte s'avança ensuite, et frappa l'archiprêtre en disant :
— Voilà pour mon fils , que tu as fait rouer vif à Montpellier.
Sois maudit !
Et il donna le poignard à Cadoine d'Anduze.
L'abbé perdit beaucoup de sang à cette seconde blessure ; il
pencha la têle sur son épaule, et eut encore le courage de dire
d'une voix suppliante et affaiblie :
— Libéra me do sanguinibus, Deus, Deus salutis tneœ ,
et cxultafnl linfjua rnea pistitiam Itiam... (2).
Cadoine d'AniJu/e frappa ensuite l'archiprêtre en disant : —
Voilà pour mon itère, ministre du Seigneur, que tu as fait
brûler à Nîmes. Sois maudit!
Ce dernier coup fut mortel.
L'archiprêtre ferma les yeux , murmura ces dernières pa-
roles :
(1) « Du fond (lo l'abîme , Seiffneur, je pousse de» cris vers vous ;
Seigneur, ('coulez ma voix. >< (l's. île la l'cnit., 129. )
(2) « 0 iJieu .' mon Sauveur, délivrez-moi des peines que méritent
mes actions sanfjlanles , et je publierai avec joie votre justice. »
(r». delaPéiiit., 129.)
REVUE DE PARIS. 52»
— Miserere met Deus secundum magnam mise-
ricordiam tuam (1).
Et il mourut.
Malgré la mort de l'abbé , la procession homicide des reli-
gionnaires ne s'arrêta pas.
Tous ceux qui avaient quelques représailles à exercer contre
l'archiprêtre frappèrent son cadavre avec la même solennité ,
en prononçant les mêmes paroles de récrimination et de malé-
diction.
Son corps reçut cinquante-deux blessures , dont vingt-quatre
étaient mortelles (2). Après celte épouvantable exécution, les
religionnaires quittèrent l'abbaye sous la conduite d'Épliraïm.
Ils portèrent le cadavre de l'archiprêtre au carrefour des qua-
tre routes.
Il y fut pendu à la Croix-de-Sang,
Ainsi s'accomplit la vision d'Éphraïm, qui s'écria une der--
nière fois d'une voix retentissante :
Ainsi périssent les loups ravisseurs ! Ainsi a péri l'ar-
chiprêtre de Baal!
Presque tous les huguenots qui avaient pris part à ce meurtre
se retirèrent dans les montagnes inaccessibles des Cévennes
sous la conduite d'Éphraïm , et s'y organisèrent en partisans.
La guerre civile était désormais déclarée.
L'assassinat de l'archiprêtre des Cévennes par les gens d'É-
phraïm , le massacre des dragons de Saint-Sernin par les gens
de Cavalier , tels furent les premiers et sanglants défis que
(1) « Ayez pitié de moi , mon Dieu ! seloa l'étendue de votre misé-
ricorde. «
(2) Chaque coup qu'on lui portail était accompagné d'un : — voilà
pour avoir fait condamner un tel ou une telle à la mort ; — voilà pour
avoir fait condamner un tel aux galères; — voilà pour les violences
que tu as exercées contre mon père , ou contre ma mère , ou contre ma
sœur. — Mais comme les violences dont on l'accusait étaient en trop
grand nombre pour trouver assez de place sur son corps, il fallut
mettre fin à ces sanglants reproches ; bientôt son corps ne fut plus
qu'une plaie. Un curé historien assure qu'il reçut cinquante-deux
blessures, dont vingt-quatre étaient mortelles. {Hlsloire des C'ami-
sards , Uv. I. )
28.
330 REVUE DE PARIS.
les camisardsjetèrentau pouvoir royal et religieux de Louis XIV,
Le grand roi , par les persécutions monstrueuses , par les
cruautés inouïes qu'incessamment il exerça sur ces malheureux
peuples depuis la révocation de l'édit de Nantes, a dû compte à
Dieu , et doit compte à l'histoire des flots de sang et des hor-
reurs sans nom qui ont épouvanté l'Europe pendant cette ter-
rible guerre.
EcGÈPiB Sue.
NIMES.
21 iH. U WixscUnx ÏTjf la làtmt tft jpona.
Monsieur ,
Il est une guerre incessante au sein même de la paix ; c'est la
guerre de la province contre Paris. La province se croit assu-
jettie , Paris se croit roi : deux grandes illusions qui perpétueront
les hosliiilés indéfiniment. 11 y a des torts de chaque côté. Paris
prend quelquefois de grands airs et se prélasse uîï peu trop dans
sa gloire ; il dit trop fièrement qu'il est le siège dé l'intelligence ,
la tête du royaume; puis il fait le grand seigneur et dépense
énormément pour son luxe et ses plaisirs. La province , femme
positive, économe et à principes traditionnels, la province,
piquée au vif, repousse les forfanteries parisiennes par de la
colère toute rouge et des récriminations. Son rôle de femme de
ménage de ce grand et beau vaurien l'humilie et lui pèse. Elle
lui lance à la tête de violentes et sages paroles, des anallïèmes
332 REVUE DE PARIS.
très-vertueux. Elvire pleure et menace; don Juan chante, boit
et mène joyeuse vie dans la maison. Or la statue du commandeur
descendra-t-elle de son piédestal pour cliàlier de sa rude main
le téméraire? Verrons-nous enfin, en cette année astrologi-
que 1840 , la province tirer vengeance de Paris et le souffleter à
cœur joie? Quelques bonnes gens croient à cela; mais tant de
mauvaises gens feignent d'y croire , que vous et moi, monsieur,
nous sommes décidés à ne pas y croire du tout et à le dire
franchement.
Le midi de la France n'est pas le pays le moins exaspéré contre
la capitale , comme on dit toujours en province. Il y a ici pour
elle des haines très-vivaces. La colère du bas Languedoc est
surtout remarquable par de bruyantes démonstrations et par
une énergie d'expression souvent fort originale. Vous avez beau
chercher à prouver qu'il y a à Paris une large part de bien pour
une large part de mal ; que la ville est peuplée d'une infinité de
vertus et d'une infinité de vices ; qu'elle n'est pas toute de boue
et de sang; qu'elle possède encore au moins dix justes..,. Savez-
vous ce qu'on vous répond alors, monsieur? Ninive , Babjr-
lone , Sodotne, Gomorrhe!
En pareille occasion, le mieux est de prendre sa canne et son
chapeau, et d'aller respirer le grand air sous le plus beau ciel
du monde. Toutefois le bas Languedoc, en ce moment , a encore
les pieds dans l'eau, grâce aux interminables pluies de sep-
tembre, d'octobre et de novembre. Il est vrai que ce pays-ci
mourait de soif; Nîmes , entre autres, monsieur , était décidé à
aller prendre le Rhône au pont Saint-Esprit, et à l'amener bon
gré mal gré dans les magnifiques bassins de sa fontaine tarie.
L'exécution de ce plan eût coiilé quelques millions, mais le bas
Languedoc est encore riche, il lui reste du bien; le détestable
Paris n'a pas tout mangé.
Puisque j'ai nommé Nîmes et ses environs, j'ai grande envie
d'y faire une halle aujourd'hui.
Avant la conquête romaine , la partie du bas Languedoc for-
mant aujourd'hui le département du Gard était peuplée de Celtes
ou Gaulois dont le nom générique était ^o/ces, "divisés en deux
nations : les Volces Tectosages , et les Volces Arécomiques.
Ces derniers occupaient le territoire de Nîmes , et Nîmes était la
capitale de cette petite république. Lors de l'invasion romaine ,
REVUE DE PARIS. 533
Nîmes, se dévoua à César. Auguste lui accorda de grands privi-
lèges; il en fit la capitale d'une riche colonie romaine qu'il
nomma Colonia Nemausensis Augnsta. Nimes devint donc
une ville latine , ayant les lois de Rome , et gouvernée par des
magistrats au choix de César. Ses anciens habitants jouissaient
avec plénitude du droit latin qui leur donnait la faculté d'ac-
quérir le litre de citoyen romain. Ce fut vers l'an 287 que Nîmes
reçut la lumière du christianisme. Saint Basile y prêcha l'Évan-
gile le premier et y trouva le martyre. Les Vandales , les Visi-
goths (sous la conduite de Wamba), et , plus tard , les Sarrasins
eavaliirenl successivement le bas Languedoc et la cité gallo-
romaine de Nîmes. En 753 , Pépin prit la ville et le territoire, et
y établit un gouverneur qui fut le premier comte de Nimes.
Vers l'an 892, ce comté passa dans la maison de Toulouse;
en 1229, Raimond \'1I le céda à saint Louis. Vinrent ensuite ces
longues et déplorables guerres dites de religion, les plus impies
de toutes les guerres, et qui couvrirent de sang et de feu cette
belle terre du bas Languedoc , aujourd'hui si riante sous son
ciel d'azur.
Telle est à peu près l'origine de Nîmes, et je vous demande
pardon pour ces documents exhumés de la poussière des temps ;
c'est presque malgré moi , monsieur , que je les ai transcrits ici ;
j'ai une si grande frayeur de toute prétention scientifique !
Serait-ce par dérision que l'empereur Auguste donna le nom
de colonie des bois {Colonia Nemausensis) à la cité de Nîmes?
On serait vraiment tenté de le croire lorsqu'on jette un coup
d'oeil sur le demi-cercle de collines calcaires qui dominent la
ville au nord. II faut avoir une foi bien robuste pour croire que
des forêts druidiques ont pu exister là où s'étendent tristement
quelques maigres bruyères , quelques pauvres lichens. Une de
ces collines sert de base à la Tour-Magne (Turris-Magna),
que les poètes du pays veulent absolument appeler un phare
depuis que M. de Chateaubriand a dit dans les Martyrs qu'Eu-
dore s'embarqua au port de Nimes. Nîmes un port de mer !
hélas ! monsieur, il n'y a pas quatre mois qu'elle eût payé de
la moitié de son revenu la plus petite mare d'eau douce ou salée.
Aujourd'hui, un chemin de fer unit cette ville à Beaucaire;
Beaucaire est presque devenu un faubourg de la cité nîmoise.
La vie circule entre ces deux centres de population avec une in-
534 REVUE DE PARIS.
croyable activifé. Mais , bon Dieu ! quelle effrayante apparition
fut ce chemin de fer aux yeux des habitants ruraux dos envi-
rons ! Au départ du premier convoi , on vit des laboureurs et des
pâtres fuir à toutes jambes, à travers les campagnes, au milieu
de leurs bestiaux mugissants que la panique avait gagnés. On
vit des femmes se jeter à genoux dans les champs voisins , lever
les mains au ciel et crier miséricorde. II est certain, monsieur,
que le cri et la vitesse de la locomotive ont quelque chose de
bestial dont l'effet dut être prodigieux sur ces imaginations mé-
ridionales qui s'allument encore si vite à la pensée du miracle.
Et cependant, chose remarquable, savez-vous chez qui le che-
min de fera trouvé le |)lus d'enthousiastes dans ce pays-ci?
Chez le clergé, monsieur. Le clergé de INimes et des environs ,
et celui de Beaucaire, suffiraient, je crois , pour défrayer l'en-
treprise du chemin de fer ; on ne voit encore que wagons remplis
de bons ecclésiastiques. Je pourrais citer tel curé d'un village
voisin, qui , jeune, ardent . plein de foi dans l'avenir, s'écriait
au moment où , pour la première fois, il se sentit emporté dr.ns
l'espace : « Mon Dieu , ô mon Dieu ! c'est trop de jouissance ! »
levant ses mains jointes et pleurant d'enthousiasme. A M;iii-
cliester ou à New-York, un pasteur anglican , en pareil c.ts,
eût scrupuleusement contenu son admiration et calculé la vitesse
de la course en raison de la force locomotive. Le calholicismf a
cela de remarquable, surtout dans le midi de la France, ((u'il
procède presque toujours par élan j il est impétueux dans la
prière comme dans l'action. Du reste, monsieur , puisque l'oc-
casion de le dire s'offre igi , on ne saurait trop louer le zèle et la
prudence du clergé de cette époque dans le déparlement du Gard.
Ce clergé est d'une circonspection rare, d'une charité constante.
Il est vrai que depuis dix-huit mois un pontife excellent lui a été
donné. Mgr. Kart était l'homme spécial pour le diocèse de
Nîmes. Il fallait ici un évèque spirituel, prudent, simple de
manières, chaleureux de cœur et d'intelligence élevée. Gré-
goire XVI et le gouvernement français l'ont trouvé. Mgr. Kart a
remporté entre autres une grande victoire , il s'est fait pardon-
ner son âge par les vieilles têtes blanches de son chapitre , et il
n'est pas rare d'entendre dire à ses vénérables frères les cha-
noines : Nous avons là un petit Fénelon. Il y aurait peut-être
un curieux parallèle à établir entre lui et un archevêque voisin,
REVUE DE PARIS, 355
homme de grand méii'e aussi assurément, mais dont les ma-
nières et les formes ponlificales contrastent tout à fait avec celles
du petit Fénelon. Les deux portraits , mis en opposition , pour-
raient donner lieu à une étude originale et sérieuse à la fois.
Mais n'y a-t-il pas quelque danger, même au xix» siècle, à aller
placer sa tête entre deux têtes mitrées? Je me retire, et je re-
viens à Nîmes profane.
Je vois que vous avez grand'peur que je ne vous parle des
ruines romaines de cette ville , si souvent décrites et visitées ; je
connais mon terrain et je sais l'endroit du piège. Nous passerons
donc à une distance respectueuse du sacrarium de Diane, dont
les arceaux brisés pourraient crouler sur nous ; mtus ne tou-
cherons pas même le pavé de mosaïque et de marbre des pro-
pylées qui encadrent ce joli temple , dit Maison Carrée par les
bons Kimois, apparemment parce qu'il est long; mais, bon gré
mal gré, nous nous arrêterons pendant quatre minutes devant
le cirque, dit les Arènes, ayant désir extrême d'exhaler notre
colère, non contre Agrippa , son fondateur, mais bien contre
les membres du conseil municipal du chef-lieu du dé|)artement.
Qu'est-ce qu'une ruine, sinon un témoignage sacré d'un temps
disparu ? Or le cirque de Nîmes est un des plus grandioses sou-
venirs de la puissance romaine ; le temps , qui ne détruit jamais
brutalement les antiques monuments, mais qui les renverse par
degré et avec une certaine grâce sauvage qui ressemble à du
goût, le temps availbrisé des gradins dans l'amphithéâtre nîmois;
il avait rainé et creusé certaines masses de pierre dans les piliers
des portiques , il avait fait crouler des arcs de voûte et ouvert
des jours dans les fosses aux lions ; par ces crevasses la lumière
entrait et jouait avec des tons surprenants ; et puis , monsieur,
le temps , cet admirable artiste , avait jeté au milieu de toutes
ces grandes ruines des arbustes, des lierres, des giroflées; de
beaux figuiers sauvages croissaient çù et là entre les blocs de
travertin; on voyait quelques lilas en fleurs s'élever dans \tpo-
ditiuif là même où s'asseyaient l'empereur ou le proconsul , et
ks blanches vestales gallo-romaines. Enfin , ce grand cirque en
ruine était comme un musée de marbre jeté au milieu d'un jar-
din de verdure et de parfums ; tout cela avait une grâce indéfi-
nissable; tout cela était coloré, frais, pittoresque, sacré. La
majesté du passé s'était assise rêveuse et touchante sur les ruines
Ô3G REVUE DE PARIS.
des Arènes. Eh bien ! les Vandales et les Visigolhs sont sortis un
jour du conseil municipal avec leurs ingénieurs , leurs archi-
tectes , leurs maçons ; ils se sont rués dans la ruine auguste ; ils
ont tout taillé à coups de serpe jusqu'au plus petit lierre qui
essayait encore de couronner la statue de Bacchus ; ils ont tout
remanié, tout arrangé à leur manière, tout rebâti, tout plâtré,
tout blanchi; ils ont mis des soutiens odieux aux arcs qui s'in-
clinaient gracieusement vers le sol; ils ont bouché les crevasses
des voûtes qui ouvraient une échappée limpide sur le ciel du
Midi ; ils ont fait les maçons , les manœuvres , les badigeonneurs
à cœur joie; et leur œuvre étant accomplie, ils ont croisé les
bras d'orgueil devant la ruine insultée et se sont proclamés les
restaurateurs du monument d'Agrippa. Ils en ont menti ; ils n'en
sont que les Vandales. Laissons les ruines tomber dans la soli-
tude et ne contrarions pas l'œuvre des siècles qui est l'œuvre de
l'esprit du monde. D'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'en touchant
aux débris antiques, vous tuez la science archéologique ou que
vous la faussez , ce qui est pire encore ? Si les Égyptiens et les
Grecs des époques modernes s'étaient plu à restaurer les ruines
de leur pays , que saurions-nous de l'Orient aujourd'hui? Prenez
garde : vos aïeux vous ont légué dans leur intégrité ce qui leur
restait de l'héritage de leurs aïeux; laissez le trésor intact à vos
enfants, de peur qu'un jour ceux-ci ne s'élèvent contre votre
mémoire et ne vous appellent profanateurs et barbares.
En général ce qui manque aux méridionaux du bas Languedoc
n'est pas l'esprit, mais le goût, cette rare et délicate qualité.
Nîmes a autant d'esprit qu'aucune ville de France, mais la ville
de Nîmes, par exemple (et je serais désolé d'allumer ici la
guerre civile), a moins de goût qu'Avignon, sa voisine. Et,
d'abord , comparez le costume indigène des deux pays ; com-
parez l'architecture des maisons , l'harmonie des deux idiomes
patois. Montez dans la classe plus élevée , compa-ez les habitu-
des de la société dans l'une et l'autre ville. Décidez après. A
Nîmes, le costume du peuple a un grand défaut ; ce n'est pas
un costume, il ne rappelle aucune époque, et ne laissera aucune
tradition. A Nîmes , les maisons sont de grands coffres plats,
troués de fenêtres , sans la moindre entente de l'art architectu-
ral. Trouvez-moi, à Nîmes, un seul balcon comme les trois ou
quatre cents balcons que je vous montrerai à Avignon. A Nîmes
I
REVUE DE PARIS. 337
le patois est rude , criard , saccadé, hérissé de ces consonnes
raboteuses , qui font le malheur des oreilles et le désespoir des
gosiers. A Nîmes, enfin, le peuple est grossier, barbare dans le
sens que donnaient à ce mot les Grecs d'Athènes et de Corinthe.
Demandez à une femme qui passe où est le chemin de la fontaine
ou la rue qui conduit au palais épiscopal. Si elle ne lève les
épaules, et ne vous jette au nez un rire brutal , elle étendra le
bras par un mouvement roide, et vous dira dans son patois de
fer : «Allez tout droit. ■> Vous allez, n'est-ce pas? et vous
arrivez à un point diamétralement opposé à votre but. Vous
prenez cela pour une méchanceté? Vous avez tort. C'est manque
de goût, voilà tout. Cette femme n'a pas une Ame mauvaise,
elle travaille avec acharnement pour nourrir sa famille, elle ne
vous ferait aucun mal le cas échéant; seulement elle a l'esprit
aigre , les manières dures , elle n'a aucun goût , elle est bar-
bare.
Depuis bien longtemps , sous ce beau ciel du département du
Gard, ce qu'on nomme la société est divisée en deux camps. Il
y a bien quelques indifférents dans la région du milieu, mais ils
finissent par prendre parti au moment d'une collision. La source
de cette triste division est cachée dans les brumes du xiv» siècle,
et nous ne remonterons pas pour la chercher un long cours
d'orageux événements. Les guerres civiles, dites religieuses,
enfantèrent les guerres civiles politiques, et leur donnèrent U!i
tel caractère de violence et d'àcreté, qu'il n'est pas étonnant de
retrouver encore ici un peu du vieux levain de l'esprit de parti,
le pire des esprits. En général, dans le Midi comme ailleurs, il
y a peu de convictions, mais beaucoup 'de passions politiques.
Quoi qu'il en soit, la société nîmoise, riche, spirituelle, luxueuse
dans l'occasion, est restée scindée en deux parts. Eh ! qui
pourra jamais rejoindre les deux moitiés de l'orange? Qui per-
suadera jamais à celui-ci qu'il a tort, à celui-là qu'il n'a pas
raison? Quel apôtre prendra la main protestante et la main
catholique, et les mettra l'une dans l'autre? Tous ceux qui
vivent aujourd'hui ne verront pas naître, probablement, l'aurore
calme et limpide de ce jour de réconciliation. Juillet de 18-30
rouvrit les plaies de 1815. Le malade était mal guéri ; il avait,
sous la restauration, des rétours fâcheux, des crises accidentel-
les, mais du moins il allait et venait sans trop souffrir, et sou-
1 ' 29
33S REVUE DE PAKIS.
vent même il espérait tant qu'il ne sonffiait plus. Depuis dJK
ans les blessures saignent de nouveau. C'est déplorable. Les
violences des journaux ne contribuent pas peu à perpétuer le
malaise moral de ce beau pays. Ici, monsieur, il y a des ^ens
très-spirituels, très-sensés, et qui oublient de l'être en lisant les
journaux. Le méridional a une spécialité incontestable ; c'est
une foi de granit dans le journal de sa couleur. Dites, par
exemple, à un Nîmois : Vos oliviers porteront des oranges
l'année prochaine. Peut-être vous répondra-t-il : C'est possible.
Mais essayez de douter de l'infaillibilité du journal à qui il donne
quatre-vingts ou quarante francs par an; vous verrez son
vi.siige s'allumer , et dans quel style il vous répondra. Les
emportements de la presse de Paris ont des échos énormes dans
les journaux de la localité déjà très-ardents par eux-mêmes.
Quoiqu'un demandait un jour, devant moi, à un habitant de
Nîmes pourquoi on le voyait toujours dans un état d'enthou-
siasme ou de colère à propos de politique. — Coamient voulez-
vous que je tue le temps ? répondit celui-ci. Il est certain que
le désœuvrement chez les hommes est la grande plaie du Midi.
Les femmes, au contraire, y sont d'une activité pour le travail
qu'on ne retrouve nulle part; ce sont des Pénélope, moins les
poursuivants.
En Provence le type de physionomie qui domine est le type
grec-ionien ; mais dans le bas Languedoc c'est le gallo-romain,
quelquefois avec un alliage mauresque, il n'y a pas moyen d'en
douter. Les dames de Nîmes sont en général de taille médiocre,
mais bien prise, svelte; elles ont l'œil spirituel et doux, chargé
d'un sourcil très-marqué ; chez elles le nez mince et bien formé
annonce la finesse ; la bouche est légèrement bombée ; le front
j)eu élevé est racheté par d'assez belles saillies ; la main est
l)eli(e mais peu allongée; quant au pied, il est admirable, c'est
m\ pied arabe de première race, et attaché avec une perfection
capable de faire le désespoir des plus merveilleuses jambes de
rOi)éra. Leur démarche est vive, e( leurs manières sont un peu
brusques. Elles parlent vite et avec un accent gascon très-franc,
mais qui ne manque pas d'une certaine grâce quand l'oreille
s'est accoutumée à ce diapason. Du reste, cet accent est ici en
harmonie avec une animation mimique qui soutient et colore la
parole. A tout prendre, une Nîmoise est une jolie femme dont
REVUE DE PARIS. 559
on aime môme les défauts. Il en est un cependant qui la fîâte un
peu, et dont un étranger qui a habité le nord de la France et de
l'Europe peut seul s'apercevoir : c'est un goût de toilette qui se
relève comme par accès, dans certaines circonstances, et qui
tient alors de la folie. A mon avis la femme la mieux mise est
celle qui, chez elle ou dans la rue, n'a rien de tranché dans son
élégance, et qui n'est remarquée que i)ar la simplicité, le tiiii et
la grâce de ses vêtements. On peut être une fLMnme parfaitement
mise avec un chapeau de paille de chez Herbault, une robe de
chez Victorine, et des gants de Boivin, le tout ne dépassant pas
une valeur de dix louis , surtout si vous jetez sur les épaules de
cette femme un châle de mille écus, sombre et large, mais qui
n'ait ni les palmes hyperboiiiiues ni les couleurs miroitantes d'un
cachemire de cent écus. Hélas! nous n'en sommes point encore
là dans le Midi, et la frénésie pour la toilette a ici bien d'autres
ambitions. Par exemple, les fureurs de chapeaux sont poussées
fort loin à Nîmes et en général dans le département du Gard.
Paris, ce roué qui sait son monde, connaît parfaitement le tra-
vers particulier à ce pays-ci; aussi lui envoie-t-il avec un.;
atroce perfidie tantôt de véritables jardins, tantôt des niches
extravagantes de plumes et de dentelles, qu'il a l'impertinence
d'appeler chapeaux et qu'il se garde bien de risquer ailleurs. En
vérité les Nîmoises et les dames des environs de Nîmes devraient
bien se rappeler un peu plus souvent qu'elles ont de beaux visa-
ges, et que pour être belle il ne faut jamais paraître riciie.
L'élégance est dans la sobriété des ornements et le fini de la
forme. Je sais que je touche là un sujet fort délicat, tiucje mets
la main sur du feu , et que je puis soulever contre moi (ie très-
menaçantes irritations. Mais je sais aussi qu'il est à Niines
comme partout de charmantes exceptions en fait de bon goût
et que ces esprits d'élite auront la bonté de se placer dans le
cercle privilégié tracé au milieu de la généralité. Cette idée me
rassure un peu et me donne presque envie de me fâcher contre
les toilettes effrénées dont on surcharge ici les petites filles, un
jour de dimanche ou de fête. Que les mères de ce pays-ci sont
folles d'imaginer que des cheveux noirs ou blonds retombanten
boucles abondantes et soyeuses sur les épaules de leurs enfants
ne valent pas des paquets de roses artificielles, des marabouts,
des collerettes de dentelles et toute celte riche friperie qui ne
340 REVUE DE PARIS.
sied qu'à des vieilles joyeuses assises à une table de Pharaon !
Eh quoi ! votre fille n'a pas encore atteint sa huitième année,
elle a des yeux noirs et des cheveux blonds cendrés ( rare et
merveilleuse beauté) ; elle a un teint doré , diaphane ; elle est
élégante et souple, légère connue une abeille; elle a un rire
éclatant, une joie toujours épanouie; elle est née sous le ciel
bleu et velouté du Midi, et vous lui mettez un corset, une robe
ù volants, une dentelle ébouriffante autour du cou? Vous acca-
blez d'un châle ses jolies épaules ? Vous écrasez d'un chapeau
orné sa tète vive comme celle d'un oiseau ? Vous donnez à cet
enfant une chaîne d'or, une montre, un éventail, un sac, un
Hacon, un manchon, que sais-je encore ? Eh ! de grâce ! n'attris-
tez pas la jeunesse de votre fille ; ne faussez pas ses idées, et
laissez-lui croire avec juste raison que la plus modeste margue-
rite des champs, le plus petit rayon desoleil se jouant dans sa
chevelure valent mille fois les boutiques de marchandes de modes
et de joailliers.
Cependant, il faut en convenir, ces mêmes femmes, si folles
d'atours par occasion, sont en général les meilleures ména-
gères de France. Une habitante du département du Gard dans sa
maison est l'économie et l'ordre incarnés. Cette passion vani-
teuse dont nous parlions n'est que passagère; elle meurt au
bout de six à sept ans de mariage et fait place à une sévérité de
costume qui va jusqu'au rigorisme. Tout est extrême dans le
iUidi. Une Languedocienne à trente ans abdique ordinairement
toute prétention aux succès avec une résignation qui va jusqu'à
l'héroïsme. Une fois engagée dans cette voie de privations et de
renoncements, elle ne connaît plus de bornes ; l'éducation des
enfants, les soins du ménage, les réformes, les améliorations
deviennent des tribulations de tous les instants ; ce n'est jdus
une femme, c'est un martyr avec toutes les ardeurs du sacrifice.
Aussi sa beauté s'en va-l-elle bien vite, fanée sous le vent dessé-
chant de l'inquiétude, et son caractère enjoué et vif se voile de
tristesse ou s'aigrit de douleur. C'est vers celte époque aussi
que la dévotion vient la saisir pour ne plus la quitter jusqu'au
tombeau qu'elle prévoit de loin, dont elle parle souvent comme
d'un lieu de repos, et où elle arrive avant l'âge.
Voilà, monsieur, une singulière et bien triste fin pour de
charmantes créatures nées sous le plus riant des climats et
REVUE DE PARIS. 341
avec tous les instincts de rintelligence et du bonheur. Vous aurez
la bonté, n'est-ce pas , en ceci comme en toutes choses , de faire
la pari de l'exception , et de supposer qu'il y a quelques exemples
dans le bas Languedoc de femmes longtemps belles, longtemps
admirées, longtemps heureuses; cars! vous vous refusiez à croire
cela , vous pourriez m'engager ici dans de terribles querelles.
Il y a à Nîmes une promenade publique dont Paris serait très-
fier ; on la nomme la Fontaine. On la doit au maréchal duc de
Richelieu, gouverneur du Languedoc vers le milieu du
xviiie siècle, et qui jetait partout autour de lui ses prodigalités
fastueuses, mais de bon goût. Évidemment, l'idée première du
Jardin de la Fontaine se rattache aux traditions qui nous resteut
des thermes antiques. Avant d'arriver dans des bassins larges
et profonds, l'eau de la source s'épand en nappes limpides sous
des galeries pavées de granit et soutenues par un quadruple
rang de colonnettes de marbre. Néron lui-même ne dédaignerait
pas, au mois d'août, de se promener dans ce délicieux Nym-
pheuin, un trident à la main et la tète couronnée d'iris et de
roseaux. Ces bains , que l'imagination voluptueuse du plus volup-
tueux des maréchaux de France s'était plu à créer, n'ont cepen-
dant aucune destination. C'est à peine si pendant la canicule
quelques enfants du peuple se plaisent à courir tout nus sous les
fraîches galeries, troublant l'eau de leurs ébats et la rêverie du
lieu de leurs acclamations criardes. Le jardin est fort beau,
dans le goût du wiii" siècle, avec des charmilles taillées en
éventail, des vases gigantesques, des allées de marronniers
aboutissant à des groupes de marbre blanc ou de bronze. Mais
le merveilleux de cela, c'est que chaque compartiment de ce
jardin est entouré par les eaux des bassins, et forme autant
d'îlots de verdure et de fleurs. C'est là, près de la source, que
se trouvent les ruines du temple de Diane , à qui probablement
cette eau était consacrée. Il ne reste de l'édifice que le sanctuaire
qui est dans un assez bon état de conservation. On y a réuni
une grande quantité de blocs mutilés et de fragments de statues
retrouvés lors des excavations faites pour les bassins de la fon-
taine. Ce temple devait être fort petit; c'était plutôt une sorte
de chapelle appelée sacrarmvi par les anciens. Si la colline à
laquelle il est adossé était couverte de bois , comme tout
fervent Nîjnois doit le croire, le lieu devait être d'un mystère
29.
342 REVUE DE PARIS.
charmant, il ne serait pas improbable qu'il eût servi souvent de
rendez-vous à la blanche Phœbé et au Grec Endymion. En
créant le jardin de la Fontaine dans celle mythologique soli-
tude, M. de Richelieu aurait-il eu la pensée de renouveler quel-
quefois, à son profit, les nocturnes galanteries de la déesse?
L'inscription que la ville de Nîmes reconnaissante lui a fait
graver en ce lieu n'en dit pas un mot. Mais pourquoi la ville, si
polie au xviii« siècle envers M. le gouverneur de la province,
î'a-t-elle été si peu depuis 1830 envers un des anciens préfets,
M. le baron d'Haussez, qui, hélas ! je le sais, a fatalement signé
les ordonnances de juillet , mais qui n'en avait pas moins doté
Nîmes du premier bois dont peut-être ses collines aient jamais
été couronnées. Ce bois , planté miraculeusement sur l'escarpe-
ment de rocher qui fait face au jardin , est aujourd'hui de la
plus belle venue ; c'est un jardin anglais toujours vert. Jamais
massif de verdure n'a mieux égayé un paysage, et jamais aussi
arbres et plantes n'ont exigé de l'art plus de soins et d'intelli-
gence. La reine Sémiramis elle-même admirerait les beaux
terrassements de ce jardin suspendu. Or cette colline enchantée
fut nommée le Motit d'Hausses, par un vote général de recon-
naissance. Pourquoi la ville ingrate veut-elle aujourd'hui chan-
ger ce nom? Serait-ce parce que son ancien préfet est un
homme déchu du pouvoir? Voilà bien la mobilité méridionale,
toujours la même et toujours nouvelle depuis l'ostracisme athé-
nien jusqu'à nous.
Je ne quitterai pas Nîmes, monsieur sans féliciter quelques
jeunes gens de la résolution tout artistique qu'ils ont prise der-
nièrement, et qu'ils ont eu la fermeté d'exécuter. Le théâtre de
Nîmes (comme le sont tous les théâtres de province) était la
proie d'un si)éculateur qui administrait cet établissement comme
il eût dirigé une usine. Des jeunes gens d'intelligence et de goût
se sont réunis pour demander la gestion du théâtre, et ils l'ont
obtenue. Leur but iHait noble, et giâce au ciel iis l'ont atteint.
Aujourd'hui la troupe de Wmes est fort bonne, elle a des voix
charmantes jiour l'opéra , et de vrais talents i)0ur le drame et
la comédie. Les jeunes gens directeurs ne gagneront pas un sou
à leur gestion, mais le public, les acteurs, l'art et le bon goût
leur devront des progrès , du bien-être et des remercîments.
Jules de Saist-Félix.
Critique SitUvaivt.
VIE,
Correspondance et Écrits do Waslilnglon .
AVEC DUE INTBODDCTIOIf PAR U. GOIZOT.
Jamais peut-être M. Guizot ne s*était aussi complètement ré-
sumé que dans la notice sur Washington qu'il vient de publier.
Si nous appliquons à cet écrit de deux cents pages les procédés
de l'analyse mathématique , il nous sera facile de le réduire à un
petit nombre d'axiomes , de principes généraux, dont la réunion
constitue, sous la forme d'une application spéciale aux États-
Unis et ri Washington, louirenserablede la doctrine politique de
M. Guizot. Telle est la lâche que nous voulons entreprendre ici .
Quand il s'agit d'un travail comme l'essai sur Washington , où
un esprit éminent donne l'exposé complet de ses idées politi-
ques, une analyse impartiale et fidèle n'a peut-être pas moins
d'intérêt qu'une discussion.
« Deux choses grandes et difficiles , dit M. Guizot , sont de de-
voir pour l'homme et peuvent faire sa gloire : supporter le mal-
344 REVUE DE PARIS.
heur et s'y résigner avec fermeté ; croire au bien et s'y confier
avec persévérance. Il y a un spectacle aussi beau et non moins
salutaire que celui d'un homme vertueux aux prises avec l'ad-
versité, c'est le spectacle d'un homme vertueux à la tête d'une
bonne cause et assurant son triomphe. «
C'est par ces belles paroles que débute l'illustre publiciste , et
nous trouvons déjà dans ces quelques lignes d'une éloquence
si calme et si nerveuse une des pensées fondamentales de toute
sa vie. La notice sur Washington ne sera que le développement
de ce principe : le premier devoir d'un homme pubUc est la
vertu , le second est le succès.
Qui ne s'associerait de toute son âme à celte fière et virile
déclaration? Dans la société antique, si brutale et si violente,
lo sage n'avait à donner aux dieux que le speclacle de sa lutle
contre l'adversité. Dans la société moderne , plus humaine
et plus juste, le sage a mieux à fajre que souffrir, il doit
vaincre.
Si le succès obtenu hors de la vertu est un attentat à la mo-
ralité même de la constitution sociale , la vertu paresseuse et
indifférente, qui ne cherche pas le succès, a bien aussi quelque
chose de coupable. La foi ne suffit pas, il faut encore les œu-
vres : ce que la religion a dit, la raison le dit aussi.
« Qui que nous soyons , a dit un jour M. Guizot , défions-
nous de l'ambition, mais n'y renonçons jamais. » — « S'il ne
s'agit que d'avoir des honneurs et de l'argent, a-t-il dit encore,
je ne suis pas ambitieux; s'il s'agit de la réalisation de mes
idées , j'ai de l'ambition , et sans limites. »
Voyons maintenant quels principes secondaires se groupent
autour de cette première maxime comme ses corollaires.
Avant tout, la bonne cause , et l'on ne saurait prendre trop
de soin i)0ur s'assurer (ju'on ne se trompe pas dans son choix.
Le procédé suivi par 31. Guizot pour constater la légitimité de
l'insurrection américaine , est le modèle de l'enquête que doit
faire , selon lui , tout homme public avant de prendre un
parti.
Il invoque successivement l'histoire , la foi et la raison ; et il
ne paraît convaincu que lorsque toutes trois ont également ré-
pondu en faveur de la révolte des Ëlats-Uiiis : l'histoire , par
ces chartes que la métropole avait accordées à ses colonies et
REVUE DE PARIS. 315
qu'elle essaya de violer; la foi, par ces croyances à la frater-
nité humaine que les disciples de Penn avaient tant à cœur; la
raison enfin , i)ar cet esprit philosophique qui , parti de France ,
entreprit à la fin du xyiii» siècle la conciuète du monde.
« C'est une belle alliance, s'écrie alors M. Guizot , que celle
du droit historique et du droit rationnel , des traditions et des
idées. Les peuples y gagnent en éner{jie aussi bien qu'en pru-
dence. Quand des faits anciens et respectés dirigent l'homme
sans l'asservir , et le contiennent en le soutenant , il peut avancer
et s'élever sans courir le risque de se laisser emporter au vol té-
méraire de son esprit , i)our aller bientôt se perdre sur des
écueils inconnus ou s'endormir de lassitude. »
Nous trouvons ici un nouveau principe qui vient à l'appui du
premier , et qui peut se résumer ainsi : la bonne cause en po-
litique est celle qui cherche la fusion des traditions et des idées.
C'est là , en effet , toute la formule de la théorie politique pro-
fessée par 31. Guizot dans les diverses phases de sa vie.
Cette formule, on le sait , est loin de satisfaire les esprits ab-
solus. La méthode qu'affectionne M. Guizot , et qui consiste à
faire , en quelque sorte , le tour des questions et à les examiner
sous toutes leurs faces , rencontre beaucoup d'opposition. Les
uns le trouvent trop attaché à la tradition ; les autres, trop en-
clin à la témérité. Pour les premiers , c'est un novateur impru-
dent; pour les seconds , c'est un rétrograde obstiné. C'est qu'en
effet nul n'est ù la fois plus ami du progrès et plus conservateur
que lui. Seulement, au lieu de croire que le mouvement en
avant est destructif de tout respect pour ce qui est , il pense
que l'esprit de conservation est le complément nécessaire de
l'esprit de progrès , et que, loin de se nuire et de s'affaiblir mu-
tuellement, ces deux esprits se fortifient l'un par l'autre.
Soutenir et contenir, tel doit être , pour lui , }e rôle des faits
anciens et respectés. Tout fait social est complexe à ses yeux,
et, parmi les éléments qui le composent , aucun ne peut être
vaincu et détruit : tous doivent grandir en commun par une fé-
conde et puissante harmonie.
La religion elle-même, cette antique foi, que tant d'esprits su-
perficiels croient incompatible avec les exigences de notre temps,
a trouvé en M. Guizot un apôtre fervent et infatigable ; nul ne
souffre plus profondément que lui du vide que laisse en nous la
346 REVUE DE PARIS.
retraite des croyances , et nul n'a fait plus d'efforts pour mon-
trer que la religion , comme l'histoire , est l'alliée et non l'enne-
mie de la liberté moderne.
et Les chartes, dit-il , n'étaient , pour les colons américains,
qu'une émanation et une image bien imparfaite de la grande loi
de Dieu, rÉvangile. Leurs droits n'auraient pas péri quand les
chartes leur auraient manqué. Par le seul élan de leur àme,
soutenue de la grâce divine, ils les auraient puisés à une source
supérieure et inaccessible à tout pouvoir humain.»
Mais , quelles qus soient la beauté et la grandeur de cette al-
liance , tant cherchée par M. Guizot entre le droit historique et
le droit rationnel , il s'en faut bien qu'elle triomphe aisément
des obstacles sans nombre que rencontre la solution de tout
grand problème social. Tout progrès politique est pénible et
dangereux, quehiue légitime que soit le but.
Ici se dégage le troisième principe cjui nous paraît ressortir
de ce travail de M. Guizot, et que lui-même a formulé en ces
termes : Les peuples libres ne doivent pas prétendre à la paix ,
mais à la victoire.
11 n'y a que les cœurs faibles et les esprits sans portée qui peu-
vent être surpris et arrêtés par les dangers et les labeurs d'une
entreprise patriotique ; les âmes fortes et les hautes intelligences
ne sont pas étonnées des souffrances qu'amène tout enfantement ,
même le plus naturel et le plus attendu ; elles les ont prévues et
se sont préparées ù les braver.
« Jamais, dans l'histoire des sociétés humaines, dit M. Guizot,
le droit nouveau n'avait engagé le combat avec aulant de
chances de succès , que lors de l'insurrection des Étais Luis.
Et pourtant que d'obstacles a rencontrés l'entreprise! que d'ef-
forts , que de maux elle a coûtés à la génération chargée de
l'accomplir! combien de fois elle a paru , elle a été réellement
sur le point d'échouer ! »
Ces dangers et ces efforts, qui sont inséparables de toute
oeuvre politique de quelque valeur , se manifestent surtout (juand
le travail à mener à fin est une insurrection , une révolte :
«C'est un acte bien grave pour tout homme de sens et de vertu,
dit M. Guizot, (pie l'insurrection , la rupture avec l'ordre établi,
l'entreprise d'établir un ordre nouveau. Les plus |)révoyants
n'en mesurent jamais toute la portée; les plus braves frémi-
REVUE DE PARIS. 347
raient au fond Je. leur cœur s'ils en savaienl tout le péril. >^
Donc, point d'illusion , point d'espérance aveugle; la révo-
lution la plus nécessaire est pleine de mystères terribles; mais
est-ce à dire que l'insurrection ne soit jamais permise? Non,
sans doute : l'homme de cœur doit hésiter beaucoup avant
d'oser: mais, quand le sentiment de son droit est bien profond
en lui , il doit marcher droit aux obstacles. On a déjà cité plu-
sieur fois le passage oîi M. Guizot établit en thèse générale le
droit d'insurrection dans certains cas exceptionnels. Nous allons
le citer encore :
« Évidemment , dit-il , le jour était venu où le pouvoir perd
son droit à la fidélité , où naît pour les peuples celui de se pro-
léger eux-mêmes par la force, ne trouvant plus, dans l'ordre
établi, ni sûreté ni recours ; jour redoutable et inconnu que
nulle science humaine ne saurait prévoir , que nulle constitution
humaine ne peut régler, qui pourtant se lève quelquefois,
marqué par la main divine. Si l'épreuve qui commence alors
était absolument interdite , si , du point mystérieux oii il réside,
ce grand droit social ne pesait pas sur la tête des pouvoirs
mêmes qui le nient, depuis longtemps le genre humain, tombé
sous le joug , aurait perdu toute dignité comme tout bonheur, «
M. Guizot ne se contente pas de cette ferme et grave profes-
sion de foi ; après avoir montré les périls, il indique le moyen
de les vaincre; ce moyen , c'est une confiance inaltérable dans
le triomphe de la bonne cause, quelles que soient ses traverses.
« Un doute triste et mêlé d'effroi s'élève dans l'âme, s'écrie-
t-il éloquerament, à la vue de tant et de si douloureuses épreuves
infligées à la révolution la plus légitime , de tant et de si péril-
leuses chances imposées à la révolution la mieux préparée poul-
ie succès : doute injurieux et précipité. L'homme , par orgueil ,
est aveugle dans son espérance, aveugle, par faiblesse, dans son
découragement. La révolution la plus juste , la plus heureuse ,
met à découvert le mal moral et matériel, 'toujours si grand,
que recèle toute société humaine. Mais le bien ne périt point
dans cette épreuve, et dans l'alliage impur auquel elle le con-
damne, quoique imparfait et mêlé, il conserve son pouvoir
comme son droit; s-'il domine dans les hommes, il prévaut aussi
tôt ou tard dans les événements, et les instruments ne manquent
jamais à la victoire. »
3i8 REVUE DE PARIS.
Nous aimons ii ciler, parce que nous ne saurions rendre ces
austères maximes avec autant d'énergie et de concision que
M. Guizot lui-même. Tout notre soin consiste à extraire ce qui
est général de ce qui est particulier , et à présenter à nu ce qui
est enveloppé de considéralions spéciales sur les États-Unis.
Selon M. Guizot , il est quelquefois permis de détruire un ordre
politique, mais ce n'est qu'à la condition d'être eii état d'en for-
mer un nouveau. Avant tout, il veut la liberté, mais il veut aussi
Tordre, et cet ordre, il veut qu'il soit fondé par la liberté même.
C'est ici le moment de faire connaître sa théorie du gouverne-
ment qui n'est que le complément de sa théorie de l'insurrec-
tion. Le problème du gouvernement consiste pour lui à rappro-
cher sans violence des éléments discordants , à rallier librement
des forces contraires ; en un mot, à former, suivant une expres-
sion célèbre que Washington a consacrée avant lui , une com-
binaison de )uste milieu.
Le juste-milieu ! le sens de ce mot est difficile à bien définir ;
la règle qu'il consacre est difficile à bien pratiquer. De même
qu'avant de se faire une opinion, M. Guizot conseille d'examiner
attentivement le pour et le contre de toute chose, de même, avant
d'agir , il veut qu'on cherche à concilier les impulsions les plus
diverses. Or sait-on ce que c'est que ce principe en politique?
Ce n'est rien moins que la consécration de la liberté.
Oui, la liberté. De même que les esprits absolus font les ca-
ractères despoli(iues, de même les esprits éclectiques font les
caractères libéraux. Pour bien connaître la moyenne des idées
et des besoins d'un pays, il faut que toutes les idées puissent
s'exprimer , tous les besoins se manifester librement. Dès l'in-
stant qu'il n'y a plus tendance au juste milieu, il y a oppression.
Toute idée qui prévaut uniquement est exclusive et ennemie des
autres ; le juste milieu seul admet la libre discussion.
H s'en faut bien , par exemple, que la démocratie, quand elle
est exclusive, soit libérale. La démocratie exclusive, c'est l'op-
pression du petit nombre par le grand , comme l'aristocratie
exclusive, c'est l'oppression du grand nombre par le petit, comme
la monarchie exclusive, c'est l'oppression de tous i)ar un seul.
Quel que soit le principe qui domine, on ne peut éviter son op-
pression qu'en le pondérant par les autres , et la pondération ,
c'est le juste milieu.
REVUE DE PARIS. 349
II suit de là que la direction de tous les gouvernements ne
doit pas être uniforme , et qu'elle doit varier les éléments dont
la société se compose- Le juste milieu d'Amérique n'est pas le
même que le juste milieu de France, C'est par cette considération
bien naturelle qu'il est facile de répondre à ceux qui se sont éton-
nés de voiries républicains des États-Unis confier l'éloge de leur
l)Ius grand homme à un monarchiste comme M. Guizot.
La république fédérative était le juste milieu en Amérique du
temps de Washington, comme la monarchie constitutionnelle
est le juste milieu en France du temps de M. Guizot. La républi-
que n'est pas une forme de gouvernement mauvaise en soi, elle
a régi des peuples qui sont grands dans l'histoire ; mais il y a
diverses sortes de républiques , comme il y a diverses sortes de
monarchies, et chacune de ces formes de gouvernement est dé-
terminée par la société qu'elle régit.
Deux tendances partageaient la société naissante des États-
Unis : la tendance unitaire et aristocratique, qui aurait fini par
s'absorBer dans la monarchie; la tendance anti-unitaire et démo-
cratique, qui menait au fractionnement des États et au nivelle-
ment absolu. M, Guizot loue Washington d'avoir pris position
entre ces deux tendances, et de les avoir maintenues l'une par
l'autre , pour le progrès commun, en appelant à la fois dans le
conseil les chefs des deux partis, Hamilton et Jefferson.
Personnellement, Washington inclinait au fédéralisme, et
M. Guizot laisse entrevoir la même préférence. C'est qu'en effet,
quand on se trouve chargé de conduire la démocratie , celle
force si active, si ardente, si impérieuse, il est nécessaire, même
pour se maintenir dans le juste milieu , d'appuyer avec une
force toute personnelle sur les principes contraires qui ont par
eux-mêmes moins d'énergie et d'entraînement , et qui n'en sont
pas moins nécessaires à la conservation de l'ordre social.
Ce qui justifie surtout Washington de son goût pour le fédé-
ralisme, c'est ce qui est arrivé depuis sa mort. Quand ce caractère
si ferme et cet esprit si sage se sont retirés, la démocratie a
forcé les barrières, et le parti démocratique gouverne depuis ce
jour les États-Unis. Qu'en est-il résulté? Que, sans l'impulsion
puissante sortie de la main dé Washington , et qui entretient en-
core la vie de ce vaste corps, l'Union américaine serait déjà dis-
soute et livrée à des convulsions qu'elle n'évitera peut-être pas.
1
350 . REVUE DE PARIS.
Soutenir et contenir, telle est encore la formule de M. Guizot
pour la pratique du gouvernement , comme pour la conception
même de sa théorie politique; c'est le progrès dans la conser-
vation et par la conservation , l'ordre dans la liberté et par la
liberlé.
Mais la politique de liberté et d'ordre tout ensemble , la politi-
cpie de juste milieu , n'est possible, selon M. Guizot, qu'à une
condition essentielle : c'est que le pouvoir soit fort et respecté.
Or comme le pouvoir n'a pas à son service, dans les pays libres
comme dans les gouvernements absolus , l'interdiction de toute
discussion et l'usage sans contrôle de la force matérielle, il ne
peut se faire respecter et obéir que s'il réunit ces deux forces
dans ceux qui l'exercent, l'ascendant du talent et l'énergie de la
volonté.
« Naturellement, dit-il, et par la loi essentielle des choses,
kl pouvoir est en haut, à la tête de la société ; il doit être con-
stitué selon cette loi, et tout système, tout effort contraire por-
tent tôt ou tard, dans la société même , le trouble et l'affaiblis-
sement. » Et ailleurs: «Le gouvernement sera toujours dit-il,
et partout le plus grand emploi des facultés humaines , par
conséquent celui qui veut les âmes les plus hautes. Il y va de
l'honneur comme de l'intérêt de la société qu'elles soient attirées
et retenues dans l'administration de ses affaires ; car il n'y a
l)oint d'institutions, point de garanties , qui puissent les y rem-
placer, fl
Ce n'est pas tout d'être éminent par l'esprit et le caractère, il
fciut encore être fort par la volonté. M. Guizot loue particuliè-
rement Washington d'avoir voulu résolument ce qu'il voulait ,
et d'avoir fait toujours respecter dans sa personne le caractère
du président des États-Unis. S'il est, en effet, une qualité qui
soit nécessaire au chef d'un peuple libre, c'est celle-là. Injurié,
(raité indignement par ses ennemis , poursuivi d'insultes gros-
sières qui n'auraient pu s'appliquer , comme il l'a dit lui-même
si douloureusement , qu'à un malfaiteur notoire et même à
un filou vulgaire, Washington persista toujours dans son des-
sein, et c'est là sa plus grande gloire.
M. Guizot cite plusieurs exemple^ de clitte opiniâtreté avec
laquelle Washington a fait le bien de son pays. Les principaux
sont la fondation du crédit national américain, le rappel de l'a-
REVUE DE PARIS. 351
gent révoliilionnaire français et la paix avec l'Angleterre.
M. Guizot cite en même temps des fragments de lettres de Wa-
shington sur les relations de l'autorité supérieure avec ses agents
secondaires, et sur la nécessité absolue d'une forte unité admi-
nistrative.
« Tant que j'aurai l'honneur , écrivait-il . de gouverner les
affaires publiques, je ne placerai jamais sciemment, dans aucune
charge importante, aucun homme dont les maximes politiques
soient contraires aux mesures générales du gouvernement. Ce
serait, à mon avis, une sorte de suicide politique Dans un
gouvernement libre comme le noire , quand les citoyens sont
maîtres de manifester et manifestent en effet leurs sentiments ,
souvent imprudemment, quelquefois injustement, faute d'être
bien informés , il faut bien passer quelques effervescences acci-
dentelles ; mais après la déclaration que j'ai faite de mon sym-
bole politique, le pouvoir exécutif de ce psys n'a jamais souffert
et ne souffrira jamais , tant que j'y présiderai, qu'aucun acte
inconvenant de ses agents demeure impuni. »
Tels sont les principes de Wasiiington : tolérance extrême
dans les idées générales , adoption de toutes les tendances lé-
gitimes , recherche assidue pour trouver la ligne moyenne oui
résulte de la combinaison des besoins, mais , une fois cette ligne
trouvée, élévation dans le pouvoir , unité vigoureuse dans l'im-
pulsion , susceptibilité jalouse dans l'exercice de l'autorité.
Tout cela ne prépare pas sans doute une existence bien douce
et bien tranquille pour ceux qui acceptent le fardeau du gou-
vernement. Aussi M. Guizot se laisse-t-il entraîner un moment
pour eux à une compassion aiïectueuse qui laisse deviner bien
des blessures personnelles. Après avoir parlé de ce mélange de
crainte et de foi que l'homme public doit porter dans les affai-
res, comme le chrétien devant Dieu, et de cette espérance in-
quiète et pleine de travail qui doit suffire à contenir son cou-
rage , M. Guizot laisse échapper ces mots :
« Le pouvoir est lourd à porter et 1 humanité rude à servir,
quand on lutte vertueusement contre ses passions et ses erreurs.
Le succès même n'efface point les impressions tristes que le com-
bat a fait naître, et la fatigue contractée dans cette arène se
prolonge au delà du repos. »
Mais le Uécouragement n'est pas un sentiment qui puisse du-
352 REVUE DE PARIS.
rer longtemps dans cette âme forte et sereine, et M. Guizot re
prend bientôt après , avec son expression habituelle de résigna-
tion mâle et de résolution austère : « Pour les hommes dignes
de celte destinée, toute lassitude, toute tristesse, même légitime,
est une faiblesse. Leur mission, c'est le travail; leur récompense,
c'est le succès de l'œuvre, toujours dans le travail. Bien souvent
ils meurent courbés sous le faix avant que la récompense arrive.
Washington l'a reçue. Il a mérité et goûté le succès et le repos.
De tous les grands hommes, il a été le plus vertueux et le plus
heureux. Dieu n'a point , en ce monde, de plus hautes faveurs à
accorder. »
Ainsi se termine l'introduction aux lettres de Washington, et
cette conclusion éloquente est le digne complément du début.
Désormais l'idéal du citoyen dans un pays libre est tracé.
Si la lecture de cet écrit nous a laissé quelque regret , c'est
qu'au lieu de paraître en tête d'une collection volumineuse, il
n'ait pas été imprimé à part et vendu à boa marché. 11 aurait
servi de puissant contre-poids à toutes ces publications révolu-
tionnaires qui se répandent en si grand nombre dans les masses,
et qui en pervertissent les idées. La multitude y aurait appris à
connaître et à sentir la vraie grandeur, le vrai patriotisme et le
véritable amour de la liberté.
Tel qu'il est , il sera souvent relu et médité par quiconque
saura le comprendre. On a dit que M. Guizot, en l'écrivant,
avait eu de fréquents retours sur lui-même. Cela se peut. Quand
on est capable d'écrire ainsi le portrait à'un homme vertueux
à la tête d'une bonne cause, on est digne d'aspirer à lui res-
sembler.
Léoihce de Lavergne.
UN
BALLET NOUVEAU
A SAINT-PÉTERSBOURG.
A M. LB DIRECTEUR DE X.A REVUE DE PARIS.
Saint-Pétersbourg, — 16 décembre 1839.
J'ignore complètement, monsieur, où les journaux français
puisent leurs renseignements sur les nouvelles étrangères dont
ils remplissent leurs colonnes; mais il faut avouer qu'ils nous
en content de belles, la plupart du temps. Depuis taïi tôt dix-
huit mois que j'habite la Russie , il ne s'est pas passé un seul
mois , que dis-je ! pas une seule semaine , où je n'aie pu vérifier
par moi-même non-seulement l'inexactitude, mais la fausseté
flagrante de quelque fait publié chez vous comme un article
de foi.
Sans aller bien loin chercher des preuves de ce que J'avance,
l'autre jour , tandis que nous étions ici en train d'applaudir
Mi'e Taglioni dans le dernier ballet que le Théâtre-Impérial
50.
354 REVUE DE PARIS.
vient de monter pour elle , au moment même où nos bravos et
nos bouquets constataient le nouveau triomphe de la danseuse
sans rivale , tout d'un coup il nous arrive de France je ne sais
plus trop quiille anecdote , dont le dénoùment était que M'ie Ta-
glioni, devenue folle, allait entrer sous peu dans un couvent.
Et voyez les conséquences d'une fausse alerte ! Dès le lendemain,
il nous était impossible d'ouvrir un journal étranger, anglais
ou italien, allemand ou espagnol, sans y retrouver la même
nouvelle , répétée avec une gravité désespérante, d'après le té-
moignage des journaux français. Si ce singulier bruit fût venu
à nous quinze jours plus tôt , peut-être eussions-nous pu ne pas
tout d'abord en rire; car, à cette époque, M"e Taglioni, à
cause d'une indisposition dont j'ignore et dont je ne m'inquiète
pas de savoir l'origine, avait momentanément déserté la scène,
en effet. Mais au beau milieu d'une magnifique représentation
à son bénéfice , le moyen de craindre pour elle, je vous prie î
Toutefois , permettez-moi de regretter en passant, et en thèse
générale, que la presse française trouve son plaisir à de sem-
blables plaisanteries. En aucun cas, il n'est de l'intérêt de la
presse qu'on ait le droit de mettre sa véracité en doute ; et il est
même telle circonstance où, la vie privée d'une artiste étant en
cause , la presse devient responsable des troubles et des angois-
ses dont pourraient souffrir les familles, surprises par une alarme
donnée de loin. Le mensonge, en pareil cas, dans le cas dont je
viens de parler, par exemple, est donc à la fois maladroit,
cruel et de mauvais goût.
Après ce petit exorde , qui, je le crains bien , n'insinuera rien
du tout à ceux que je désirerais le plus de convaincre , j'arrive
à la première représentation de YOmbre, ballet eu trois actes ,
donné le 4 de ce mois au Théâtre-Impérial de Saint-Pétersbourg.
Les dépenses faites pour la mise en scène de cet ouvrage se
sont élevées à un chiffre énorme; mais, en revanche, on doit
dire qu'elles n'ont pas été faites inutilement. Tous les costumes
sont d'une élégance et d'une magnificence dont rien n'approche ;
la gaze et le velours, la soie et l'or, y sont prodigués. Quant
aux décorations , pour la (juantité comme pour la qualité, cela
lient de la féerie. Quatre changements à vue, exécutés presque
coup sur coup, offrent tout d'abord une variété réellement
éblouissante , et capable d'étonner l'ceii le plus habitué au luxe
REVUE DE PARIS. 555
déployé dans ces sortes de diverlissements. Et cependant nous
ne sommes encore iju au premier acte! Au deuxième acte, il
n'y a qu'une seule décoration ; mais ce serait grand dommage ,
vraiment , qu'il y en eût d'autres ; car celle-là est d'une origina-
lité si charmante, qu'on serait tenté de vouloir qu'elle restât en
place jusqu'ù la fin du ballet. Imaginez un jardin , un parc , le
site le plus délicieux de la terre ; non point une de ces campa-
gnes banales comme on en voit d'ordinaire sur tous les tliéâlres,
représentée uniquement par ((uelque moitié d'arbres rabougris
qui tordent leurs malheureux bras au bord d'une coulisse, mais
une campagne véritable , toute fraîche et toute humide encore
de la rosé du matin : vaste parterre de Heurs et de verdure s'é-
tendant jusques sur le devant de la scène, entouré de toute sorte
d'arbustes que semblent effleurer la brise , avec une eau limpide
et transparente dans le fond.
Du milieu de cette belle prairie boisée et riante, nous voilà
transportés, maintenant , au troisième lever de la toile, dans
un salon immense, décoré avec tout le goût et toute la splen-
deur imaginables. Tout à l'heure, c'était la nature ; à présent ,
c'est l'art qui nous convie à ses merveilles. Ces tentures et ces
draperies sont tout simplement des chefs-d'œuvre , et ces ara-
besques sont copiées avec une précision religieuse d'après
Raphaël. Pour arriver à ce somptueux appartement , où trois
cent cinquante personnes délilent à l'aise en exécutant des dan-
ses , il y a soixantes marches à descendre. Regardez ! Ne dirait-
on pas , à des proportions si colossales , quelque reste d'un pa-
lais babylonien. Pourtant, ne pensez pas que ce soit là le dernier
mot de cette magique mise en scène. Une septième décoration
va vous apparaître, la dernière; la plus belle de toutes, par
conséquent. Voilà que le palais s'écroule, en effet ; tant de ri-
chesse ne sont déjà plus qu'un vaste monceau de ruines. Rassu-
rez-vous. Comme à un coup de baguette enchantée, ces ruines
subissent soudain une transformation glorieuse. A cette place
même où votre oreille croyait entendre d'avance le chant lugu-
bre de la chouette , s'élèvent les divins fondements d'une de-
meure éternelle. Vous pénétrez vivants dans l'Elisée.
Quel est donc le sujet qui a exigé un cadre si somptueux ?
m'allez-vous dire. Palience ! nous y voici.
Après toutes les créations si diverses de M"e Taglioni, vous
356 REVUE DE PARIS.
concevez sans peine rembarras dans lequel devaient se trouver
les chorégraphes. Quel type nouveau rêver pour celle qui avait
été une orientale dans la Révolte au Sérail, une divinité grec-
que dans le Pas de Diane, une nymphe des eaux dans la Fille
du Danube , une créature aérienne , presqu'un ange , dans la
Sylphide ; une ardente espagnole, presqu'une courtisane, dans
la Gitana? L'air , les eaux , et enfin la terre, ^1"*= Taglioni n'a-
vail-t-elle pas tout envahi? L'univers entiers, depuis le fond de
la mer jusqu'aux étoiles , était son empire ; en quel lieu la con-
duire , désormais , où elle ne fût entrée victorieusement déjà par
droit de conquête? A quelle hauteur monter, dans quel abîme
descendre, oh l'on ne retrouvât la trace parfumée et lumineuse
que cette aile blanche laisse partout en passsant? Sérieuse était
la difficulté , je vous jure ! Car M"" Taglioni appartient à cette
famille d'infatigables artistes , poussés sans relâche vers l'idéal
par une secrète et noble ardeur; génies inquiets et tourmentés,
pour qui toute difficulté vaincue n'est qu'une impulsion vers de
nouvelles difficultés à vaincre, que ne satisfait jamais qu'à
demi le plus solennel triomphe , et qui mourraient s'il leur fal-
lait repasser deux fois par le même sentier. Sachant cela , et
vous souvenant du titre du ballet nouveau , que j'ai désigné
par son nom , tout à l'heure , vous me dispenseriez certainement
de vous apprendre que la scène se passe dans le royaume de
l'invisible, et que l'héroïne du ballet n'est ni plus ni moins
qu'un doux fantôme, l'ombre gracieuse et sereine d'une pauvre
jeune fille morte d'amour.
Sans vouloir contester à M. Taglioni l'invention du charmant
sujet qu'il a mis en œuvre, je crois cependantque l'idée première
en était venue à quelqu'un avant lui. L'écrivain de France qui pos-
sède au plus haut degré , peut-être, l'instinct et le sentiment ar-
tistes, dans le sens poétique et presque fantastique du mot; celui
de tous les critiques dramatiques dont la plume a été, sans con-
teste, le plus délicatement inspirée par M"" Taglioni, M. Jules
Janin n'a-t-il pas , dans le Journal des Débats^ si j'ai bonne
mémoire, adressé à M"« Taglioni celte ravisante et mélodieuse
apostrophe : Jdieu donc, ombre dansante! quand la sylphide,
en 1837, prenait son vol vers Saint-Pétersbourg? Une ombre
dansante , tel est effectivement tout le ballet nouveau.
Une chaste jeune fille paraît d'abord, blanche et pâle, le
REVUE DE PARIS. 357
cœur plein d'amour et de chantantes espérances; un bouquet de
fleurs est dans sa main. Elle se met à danser, la blonde enfant j
ignorant que la mort est si près d'elle. Pourquoi donc porte-t-
elle si souvent ce bouquet à ses lèvres? C'est qu'elle croit y res-
pirer l'amour de celuiqu'elle aime, et non pas le poison mortel
qu'une main jalouse y a caché. Hélas î le poison circule déjà
dans ses veines ; son pied léger ne sent plus le sol qu'il foule ,
sur son œil s'étend un voile ; elle tombe , elle est morte ; pleu-
rons-là ! Non, cependant; car la voici qui revient dans notre
monde , pauvre ombre amoureuse d'un vivant ! Elle glisse dans
l'air comme une nuée flottante, à travers le feuillage frémissant
du saule, sur l'herbe verte ou sur l'élincelante surface des lacs
et des fleuves, cherchant partout celui dont elle a emporté l'i-
mage dans un coin de son blanc linceul. Elle le retrouve enfin,
après bien des balancements mélancoliques entre le ciel et la
terre ; mais à quoi bon ! Des bras de chair peuvent-ils embrasser
une ombre? Heureusement la Providence intervient, bonne mère !
et l'union des deux amants se réalise bientôt dans un monde
meilleur.
Le pas que danse en commençant M^'o Taglioni , au premier
acte , s'appelle le pas du bouquet. Vous devinez quel en peut être
• le caractère, d'après la situation que je viens de vous signaler.
Ce n'est pas encore l'ombre dansante , ce n'est pas encore la vi-
sion mystérieuse qui laissera son lumineux sillon dans l'espace ,
tout à l'heure, comme un rayon du soleil; non, c'est la fiancée
modeste et rougissante, dont le front s'épanouit, dont l'œil pé-
tille d'une pudique ivresse, dont l'innocente poitrine se soulève
sur un cœur palpitant. Dans les nobles attitudes de cette jeune
fille, ne lisez-vous pas qu'elle aime ; dans ses bonds étourdissants,
qu'elle est heureuse comme l'oiseau qui chante sur le buisson
fleuri? Oui; mais quelque chose en elle ne vous apprend-il pas
aussi que sa dernière heure est proche ? Voyez ! par intervalles
sa taille s'incline douloureusement, effet d'une soudaine défail-
lance ; on dirait une rose de mai à peine éclose dont une bise
froide courbe la belle tige sans pitié. Quoi ! cela est-il bien vrai ?
La mort ne se laissera-t-elle pas fléchir par tant de charmes?
La destinée sera-l-elle inexorable , et pourra-t-elle bien trancher
une vie si pure et si limpide? Un ange de Dieu ne descendra-t-il
pas pour sauver cette vierge pleine de grâces? Prières inutiles !
558 REVUE DE PARIS.
vain espoir ! — M"e Taglioni s'est fait particulièrement applau-
dir, dans ce pas du bouquet, par les excellentes qualités dont
elle a déjà si souvent fait preuve ailleurs , et qui semblent néan-
moins toujours nouvelles, chaque fois qu'elle les montre; je
veux dire la noblesse du port, l'élégance des mouvements, l'ai-
sance du geste aux moments les plus difficiles, la décence eni-
vrante de la pantomime, la netteté générale et perpétuellement
irréprochable de l'exécution.
Mais, où elle a été plus que jamais incomparable, oîi elle s'est
surpassée elle-même, oîi elle est arrivée à toutes les hauteurs
d'une création qu'on peut appeler à bon droit surnaturelle, c'est
dans le pas du second acte ; un pas qu'elle danse sur des fleurs.
Je vous prie de prendre mon mot au pied de la lettre. Vous sa-
vez ce beau jardin dont je vous énuraérais plus haut les délices ;
eh bien ! c'est dans ce jardin que M"» Taglioni , dégagée de la
forme terrestre, vient se livrer à ses doux ébats. J'ignore de
quelle matière sont les fleurs que la scène représente ; ce que je
sais bien , c'est que l'illusion est complète , et qu'on voit positi-
vement la divine danseuse courir sur des camélias, sur des lis,
sur des jonquilles que son passage ne fait pas même frissonner.
Vous vous rappelez Mi'e Taglioni dans la Fille du Danube et
dans la Silphyde; comme tout le monde, vous pensiez alors ,
en la voyant, que le corps humain ne |)0uvait arriver à une lé-
gèreté plus grande ; le miracle que vous déclariez impossible ,
M"e Taglioni l'a pourtant accompli. Ce n'est plus une nymphe,
ce n'est plus unesilphyde qui danse; c'est une ombre véritable,
c'est une âme! et la blanche plume tombée du col de cygne,
emportée au loin par le vent qui la berce, ne serait ici qu'une
faible comparaison. Rien de ce qui touche le moins du monde
à la réalité ne saurait donner idée delà merveille, vous dis-je!
Figurez-vous donc , si vous le pouvez , une vaporeuse créature,
qui, s'éloignant lentement de la scène où elle s'est balancée long-
temps sans toucher terre , finit par s'évanouir à l'horizon, comme
une apparition céleste , en dansant sur l'eau ! Assister ù jjareil
spectacle, c'est faire un rêve. Avez-vous remarqué, queltjuefois,
par une nuit claire et calme, ces long fils d'or qui vont et vien-
nent sur la cime des arbres , qui se jouent capricieusement ,
rapides et impalpables , sur le front obscur de quehjue église
muette ; telle est la juste image de la danse immatérielle inveu-
REVUE DE PARIS. 359
tée en cette occasion par M"e Taglioni. Je ne vous dis rien du
pas de trois , que M"" Taglioni danse au dernier acte , et pen-
tlant lequel elle demeure insaisissable pour son amant, aux yeux
de qui seul elle est visible ; ce pas est conçu , tout naturelle-
ment, dans les mêmes données que le pas qui précède. Il vous
suffit de savoir que M"e Taglioni le danse avec la même per-
fection.
Le lendemain, l'empereur, comme témoignage de sa satis-
faction personnelle, a envoyé à M. Taglioni une très-belle ba-
gue , et une magnifique parure en diamants et en turquoises à
M"e Taglioni. C'est là une manière d'applaudir qui en vaut bien
une autre! Au moment où je vous écris , du reste, le succès de
/'Omère va croissant , s'il est possible. Les dilettanti de Saint-
Pétersbourg savent maintenant où passer le plus grand nombre
de leurs soirées , cet hiver.
Vicomte DES***.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
L'archiprêtre des Cévennes, par M. Eugène Sue. ... G
Le cliâleau de La Brosse-Saint-Ouen , par M. X. Marmier. 37
Critique littéraire. — Œuvres de George Sand, — Lélia ,
par M. Auguste Bussière 71
Rennes en 1788 , par M. Emile Souvestre 90
André Vésale (1514-1544) , par M. E.-J. Delécluze. . . 110
Faustine Bloro , par M. Frédéric Mercey 155
Madame De Fresnes , par M. Francis Wey 167
William et Marie, par M. Henri Heine 205
Le Bonhomme de pain d'épices , par M. Paul de Musset. . 231
L'archiprétre des Cévennes, par M. Eugène Sue. . . . 267
Nîmes. — A M. Le directeur de la Revue de Paris , par
M. Jules de Saint-Félix 331
Critique littéraire.— Vie, correspondance et écrits de Was-
hington , avec une introduction par M. Guizot ; par
M. Léonce de Lavergne 343
Un Ballet nouveau à Saint-Pétersbourg , par M. le vi-
comte de S''"* j . . 559
FIN DE LA TABLE.